La « solidarité internationale » à la québécoise sous la loupe

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La « solidarité internationale » à la québécoise sous la loupe
Analyses
| par Christopher John Chanco |

Ce texte est la deuxième partie de cet article :  https://revuelespritlibre.org/quebec-sans-frontieres-un-modele-de-solidarite-internationale

 

 

La réciprocité et la co-construction peuvent résumer le modèle québécois en matière de solidarité internationale. Les deux termes évoquent les rapports particuliers entre le gouvernement provincial, la société civile québécoise et leurs partenaires dans les pays en voie de développement.  L’idée, c’est de favoriser une vraie réciprocité entre le Québec et le Sud, voire de « décoloniser » les connaissances et pratiques du développement international, déclare Nancy Burrows, chargée des programmes pour l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI).

« Poursuivre la décolonisation des pratiques de coopération internationale » [i] a lancé le regroupement québécois à l’issue du meurtre de George Floyd et les mouvements antiracistes qu’il a déclenchés. En effet, la polémique autour du racisme systémique a donné un nouveau souffle aux actions que mène la société civile québécoise dans les pays défavorisés. La crise de Covid-19, dit Burrows, vient s’ajouter à l’urgence de revoir le rôle que la société québécoise pourrait jouer dans un monde. Un monde, poursuit-elle, qui ne peut plus supporter les « relations du pouvoir inégalitaires » qui nous ont conduits à l’impasse actuelle. Elle souhaite que les inégalités mises en relief par la crise sanitaire entraînent une prise de conscience de notre citoyenneté mondiale. « Nous sommes ensemble responsables de toute la planète », avance-t-elle, « même s’il y en a qui ont plus de responsabilités que d'autres. Nous, dans le Nord, par rapport aux dommages que nous avons faits dans le Sud. »

Solidarité, réciprocité, coopération, cogestion : ces mots reviennent fréquemment dans les discours et les documents de l’AQOCI ainsi que du ministère des Relations internationales et de la Francophonie (MRIF). Ce dernier a depuis longtemps soutenu des projets de développement et de l’action humanitaire dans les pays en voie de développement : un partenariat renforcé par la relance récente des programmes québécois de solidarité internationale.

Cette collaboration étroite entre l’État québécois et la société civile soulève pourtant des problèmes importants qu’on entend interroger. La solidarité internationale, une notion pour le moins ambiguë, n’est pas à l’abri des tensions entre les aspirations nobles exprimées par les OCI et les ambitions d’autres acteurs qui jouent sur le terrain.

La solidarité à la québécoise

« En tant qu’organisme du Nord, notre objectif, ce n’est pas de dire à nos partenaires africains quoi faire » ni d’encourager le « volontourisme » de la part des bénévoles québécois, relève Burrows. Elle donne l’exemple des programmes qui invitent des jeunes d’Afrique ou d’Amérique latine à venir en séjour au Québec et favorisent ainsi l’échange entre les bénévoles québécois et leurs homologues du Sud. Les organismes québécois, poursuit-elle, portent une attention particulière aux besoins de leurs partenaires locaux et visent à consolider leur autonomie d’action. Dans tous leurs projets, c’est un travail de co-construction.

Ce modèle qui se veut un exemple de coopération nord-sud vise, souligne Burrows, la transformation sociale à l’échelle globale. L’idéalisme qu’il incarne revient aux origines de l’Association et à la notion même de la « solidarité internationale » dans le contexte québécois.

Fondée en 1976, l’AQOCI est née de l’élan progressiste et tiers-mondiste qui a suivi la Révolution tranquille[ii] . Les aspirations nationales québécoises étaient alors en pleine évolution. Parmi les plus radicaux, certains voulaient inciter les Québécois à s’engager dans les mouvements anticoloniaux du tiers-monde.[iii] Au départ, l’Association regroupait des humanitaires, des organismes du développement international, des personnages de gauche ainsi que des missionnaires catholiques. Ils militaient auprès des gouvernements provincial et fédéral pour revendiquer des rapports plus égalitaires entre le Nord et le Sud. Dans une province voulant se doter de sa propre politique extérieure, ils lancèrent de nombreuses campagnes pour que la société québécoise agisse en faveur de la justice globale[iv].

L’AQOCI est un vétéran du Forum social mondial[v], lieu de rencontre des altermondialistes qui contestent les prémisses de la « globalisation néolibérale[vi] ». Depuis les années 1980, ses membres se sont engagés dans les débats autour de la question de la dette et les modes de production et de consommation qui accroissent les disparités dans la qualité de vie entre pays. Pour eux, les pays du Sud se sont empêtrés dans un modèle économique qu’on leur a imposé en faveur des entreprises et créanciers des pays riches. L’aide au développement a également fait l’objet de critiques. Les états riches, dont le Canada, l’ont parfois instrumentalisée au nom de motifs qui n’ont guère à voir avec l’altruisme humanitaire[vii]. Par exemple, l’aide se voit souvent conditionnée aux ajustements structurels qui facilitent les investissements du secteur privé du pays donateur. Ce dispositif a favorisé les profits des entreprises canadiennes, notamment les industries extractives, au détriment des populations locales d’Afrique et d’Amérique latine[viii].

Les revendications des OCI atteignent leur paroxysme dans la Déclaration du Québec lancée en 2006[ix]. S’inspirant d’une « vision commune du développement et de la solidarité internationale », ils s’opposaient à « la domination des logiques commerciales et financières de l’économie » et à l’affaiblissement des États souverains. Ce fut la riposte de la société civile québécoise à la Déclaration de Paris qu’avaient adoptée les gouvernements des pays riches dont la conception dominante de l’aide et du développement demeure intacte.

La « solidarité » comme outil d’influence  

Si le gouvernement canadien a fait preuve de la realpolitik dans ses rapports avec le Sud, est-ce que le Québec échappe à la même logique ? Il convient de rappeler que le Québec n’étant pas un pays souverain, les affaires étrangères restent de la compétence d’Ottawa. Difficile d’imaginer l’État québécois négocier directement avec des pays du Sud sur la question de l’aide internationale. Déjà dans les années 1970, l’aide au développement faisait l’objet d’une rivalité intense, bien qu’indirecte, entre Ottawa et Québec. Auprès des pays africains qu’ils convoitaient, c’était une bataille d’influence, ne serait-ce que dans le cadre de la Francophonie.[x]

Depuis lors, le Québec se contente d’entretenir des liens bilatéraux avec les pays du Sud au travers d’une diplomatie qui se fait au niveau de la société civile. En 2005, les OCI se sont réjouis d’être situés au cœur de la diplomatie québécoise et ce, contrairement au gouvernement fédéral qui, à l’époque, ne leur avait pas encore accordé une telle reconnaissance. La Déclaration du Québec souligne l’importance de « favoriser le développement de la société civile, tant ici que dans les pays du Sud, comme interlocutrice et partenaire à part entière des gouvernements. » [xi]

Certes, le Québec mène une politique internationale unique de son genre. Aucune autre province canadienne d’ailleurs ne s’est dotée de son propre ministère d’affaires étrangères. Bien que le MRIF entretienne des liaisons avec d’autres pays dans plusieurs sphères, sur le plan de la solidarité internationale, son action se déploie principalement par l’entremise des organismes de la société civile.

Alors que la province met en avant le rôle des OCI, on dirait qu’elle se sert indirectement d’eux pour accroître son influence à l’étranger. Si l’élan humanitaire qui anime la solidarité internationale n’est pas remis en question, d’aucuns ne cachent qu’il s’agit également d’un « outil de diplomatie et de rayonnement » pour tisser « des liens et des relations durables avec les pays de l’espace francophone » comme l’a affirmé la ministre Nadine Girault, lors du 25e anniversaire du programme Québec sans frontières l’année dernière[xii]. À ce titre, la diplomatie québécoise dispose d’autres instruments, tels que la Francophonie. L’implication de la province canadienne se traduit par un investissement de plus de cent mille dollars au Fonds de solidarité de l’Organisation internationale de la Francophonie, plus récemment pour renforcer la résilience des femmes haïtiennes pendant la pandémie : un projet mis en œuvre par un autre OCI, Terre sans frontières.[xiii]   

De son côté, la Belle Province profite à sa propre manière des liens historiques et linguistiques avec certaines régions prioritaires dont Haïti, l’Afrique francophone, l’Amérique latine et les Antilles. Elle mise sur la solidarité internationale et les connaissances obtenues par les Québécois qui y sont engagés pour appuyer ses autres intérêts. En Afrique de l’Ouest et au Maghreb, par exemple, le Québec a ouvert de nouvelles délégations diplomatiques, renforçant ses partenariats économiques dans les domaines de l’énergie verte, de l’infrastructure et de la gestion environnementale. D’après le ministère, la province se fonde sur « son action en solidarité internationale et son appartenance à la Francophonie pour accroître ses échanges avec ses partenaires africains. » Dans le but d’établir une véritable passerelle Québec-Afrique, les organismes québécois de coopération internationale, bien ancrés dans le continent africain, ont déjà entamé les premières étapes[xiv]. La société civile constitue manifestement l’un des rouages de la diplomatie québécoise.  

Quelles que soient les motivations du gouvernement québécois, il vaudrait mieux que les OCI agissent sans préjudice à leur indépendance primordiale. Les organismes de la société civile sont susceptibles d’être instrumentalisés par l’État ou par le secteur privé, se livrant aux logiques technocratiques et commerciales qu’ils ont autrefois critiquées. Pour certains détracteurs de l’aide internationale, l’idée même du « développement », et le rôle que joue la société civile, devrait être interrogée[xv]. Sans tomber dans l’exagération, les OCI courent au moins le risque de l’apolitisme envers les acteurs — gouvernements ou autres — auxquels ils sont redevables des subventions.

On se heurte ainsi aux limites à la solidarité internationale. Car, le noble idéal cache des tensions concrètes entre les intérêts commerciaux, géopolitiques et humanitaires qui interviennent sur le terrain. L’Afrique en offre une mise au point. Cet automne, le MRIF lancera une « stratégie territoriale africaine » où la solidarité internationale occupera une place centrale aux côtés de l’Économie. Jusqu’ici, ce sont les sociétés minières canadiennes et québécoises qui semblent avoir le plus profité des liens tissés avec le continent, même si le Québec réfléchit à y varier ses engagements. Dans un article pour Jeune Afrique, Patrice Malacort, émissaire du Québec auprès du Conseil canadien pour l’Afrique dit que « le gouvernement québécois veut sortir du “tout minier” et diversifier son action sur le continent[xvi]. » Alors que la plupart des entreprises minières canadiennes ont leurs sièges sociaux à Toronto, les actionnaires québécois, comme l’ancien Semafo au Burkina Faso [xvii], se lancent eux aussi dans une véritable ruée vers l’or[xviii].

Continuités néocoloniales ou développement à visage humain ? Reste à voir si la solidarité québécoise sera à la hauteur des attentes et des besoins du Sud.

 



[i] Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI). « L’AQOCI tient à exprimer toute sa solidarité avec les groupes et les personnes qui subissent et dénoncent le racisme systémique », 14 juillet 2020. https://aqoci.qc.ca/l-aqoci-tient-a-exprimer-toute-sa-solidarite-avec-les-groupes-et-les-personnes/.

[ii] Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI). « Historique », 21 décembre 2011. https://aqoci.qc.ca/historique/.

[iii] Sean Mills. Contester l'Empire: Pensée Postcoloniale et Militantisme Politique à Montréal, Éditions Hurtubise, 2011.

[iv] « Ligne du temps - Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI) ». Consulté le 17 juin 2021. https://aqoci.qc.ca/ligne-du-temps/.

[v] Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI). « L’AQOCI active au sein du Forum social mondial! », 3 août 2016. https://aqoci.qc.ca/l-aqoci-active-au-sein-du-forum/.

[vi] Martine, Letarte. « Forum social mondial - L’Afrique demande le respect de sa souveraineté ». Le Devoir, 31 juin 2007. https://www.ledevoir.com/monde/afrique/129247/forum-social-mondial-l-afrique-demande-le-respect-de-sa-souverainete.

[vii]  Gordon, Todd. Imperialist Canada, ARP Books, 2010.

 

[viii] Dubé-Belzile, Alexandre. « L’impérialisme canadien : par-delà le développement et le multiculturalisme (2/2) ». Revue L’Esprit libre, 6 octobre 2018. https://revuelespritlibre.org/limperialisme-canadien-par-dela-le-developpement-et-le-multiculturalisme-22.

 

[ix] Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI). « Déclaration du Québec - Responsables aussi du monde », 18 juillet 2011. https://aqoci.qc.ca/declaration-du-quebec/.

[x] Duguay, Gilles. Le Triangle : Québec-Ottawa-Paris, Septentrion, 2010 : 345-350.

 

[xi] Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI). « Déclaration du Québec - Responsables aussi du monde », 18 juillet 2011. https://aqoci.qc.ca/declaration-du-quebec/

 

[xii] Ministère des Relations internationales et de la Francophonie. 25 ans de solidarité internationale: les 8 000 visages de Québec sans frontières, 2020. https://www.youtube.com/watch?v=wNu5HLVuNZA.

[xiii] Terre Sans Frontieres. « La Francophonie Avec Elles ». Consulté le 25 juin 2021. https://terresansfrontieres.ca/la-francophonie-avec-elles/.

 

[xiv] Ministère des Relations internationales et de la Francophonie. « La passerelle Québec-Afrique : la ministre Girault dévoile son plan pour une nouvelle ère des relations avec l’Afrique ». Consulté le 17 juin 2021. https://www.mrif.gouv.qc.ca/fr/salle-de-presse/communiques/18680.

 

[xv] Enjalbert, Vincent. « Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale ». Lectures, 19 juin 2013. http://journals.openedition.org/lectures/11782.

 

[xvi] Roger, Benjamin. « Le Québec à la conquête de l’Afrique francophone – Jeune Afrique ». JeuneAfrique.com (blog), 25 août 2019. https://www.jeuneafrique.com/mag/819368/politique/le-quebec-a-la-conquete-de-lafrique-francophone/. Voici aussi Caslin, Olivier. « Québec-Afrique : « Nos entreprises profitent peu des opportunités qu’offre le continent » – Jeune Afrique ». JeuneAfrique.com, 30 août 2019. https://www.jeuneafrique.com/mag/819359/economie/quebec-afrique-nos-entreprises-profitent-peu-des-opportunites-quoffre-le-continent/.

 

[xvii] Dubuc, André. « Un nouveau chapitre s’ouvre pour Semafo ». La Presse, 28 mai 2020. https://www.lapresse.ca/affaires/entreprises/2020-05-28/un-nouveau-chapitre-s-ouvre-pour-semafo.

 

[xviii] Caslin, Olivier. « Or : les compagnies minières canadiennes à l’assaut de l’Afrique de l’Ouest – Jeune Afrique ». JeuneAfrique.com, 7 janvier 2019. https://www.jeuneafrique.com/mag/692474/economie/or-les-compagnies-minieres-a-lassaut-de-lafrique-de-louest/.

 

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