Ce que nous nommons doit nous répondre : magie mise à l’œuvre avec arkadi lavoie lachapelle et ses collaborateur·ice·s dans Jour de fête! : expérience de naissance imminente (2019) (partie 1 de 3)

Culture
Société
Ce que nous nommons doit nous répondre : magie mise à l’œuvre avec arkadi lavoie lachapelle et ses collaborateur·ice·s dans Jour de fête! : expérience de naissance imminente (2019) (partie 1 de 3)
Analyses
| par Marie-Michèle Beaudoin |

 

Pour lire les autres textes de cette série: 

 

Voici quelques récits de mise à distance. […] Ce sont les structures qui donnent forme à nos pensées, à nos images, à nos actions. Nous les avons nommés maintenant, et c’est un principe magique que le fait de nommer une chose donne du pouvoir, pour agir non sur la chose, mais avec elle. Ce que nous nommons doit nous répondre; nous pouvons lui donner forme, sinon le contrôler. En nommant ces récits, nous pouvons voir comment ils nous contraignent, et cette expérience est la première étape vers le changement1.

 

Parler et manger ensemble à Dazibao

La disposition habituelle de la salle de projection de Dazibao est transformée. Le point de mire habituel, l’écran de projection blanc, se trouve dévié. Le grand écran trône toujours au fond de la salle, mais les bancs en velours rouge sont posés le long des quatre murs. Au centre de la pièce se trouve une grande table carrée sur laquelle fument plusieurs marmites à fondue « chinoise »2, des assiettes de légumes, des tranches de pain et des patates en robe de chambre. Dans l’ambiance tamisée de la salle de projection, la disposition ressemble à celle d’un souper de famille aux marmites multipliées. arkadi lavoie lachapelle nous a invité·e·s avec deux complices – Anabel Gravel Chabot, étudiante en pratique sage-femme, et Ariane K., accompagnante à la naissance (doula) –  à discuter des enjeux qui lient les milieux de pratiques d’accompagnement à la naissance et de pratiques artistiques : « la vulnérabilité en milieu institutionnel, l’exigence de performance, la prise de risque et le rôle de la documentation », selon le débroussaillage proposé par l’artiste. Dans la salle, sur la trentaine d’individus présent·e·s, il y a plusieurs visages du milieu des arts que je connais. Si je devais décrire la composition de l’assistance, pour mieux la situer et m’y situer moi-même, je dirais que ce sont principalement des personnes blanches et des personnes que l’on racise, socialement femmes. Toujours dans la perspective de mieux me situer socialement dans cette assistance hétéroclite, j’observe avec curiosité, calepin en main, ces artistes et ces intervenant·e·s interagir. Je suis certes présent·e en tant qu’ami·e d’arkadi, mais aussi en tant qu’artiste, chercheur∙se, et personne blanche ayant le potentiel de mettre au monde des enfants, mais n’ayant jamais accouché. Je vois un potentiel infini de liens (féconds!) à faire entre les mondes de toutes ces personnes, mais je ne saisis pas encore comment.

Dans cet espace sombre et familier, la discussion initiée par l’artiste et les professionnelles issues du milieu de l’accompagnement à la naissance me semble être une invitation à rêver l’obscur. Nous sommes ici tou∙te∙s collaborateur∙ice∙s dans le cadre d’une proposition qui vise à nous rendre plus conscient·e·s des structures et des récits qui donnent forme à nos pratiques. arkadi lavoie lachapelle décrit sa pratique comme étant inter-magidisciplinaire. En ce sens, dans cet article, je tenterai de faire des liens tout aussi interdisciplinaires entre cet événement auquel iel a participé dans le cadre des sessions à Dazibao et la pratique de groupes de conscientisation féministes tels ceux mis en place par le mouvement des femmes aux États-Unis dans les années 1960. Plus précisément, je m’intéresserai à la proposition d’arkadi à partir d’un cadre d’analyse qui émane de mes recherches alliant spiritualité et féminisme. La pensée de la sorcière3 Starhawk, qui a par ailleurs participé elle-même au mouvement des groupes de conscientisation féministes, me permettra de dresser le portrait de la pratique de la magie. Celle-ci est comprise comme une manière d’interpréter et de se mouvoir avec les schèmes soutenant et formant nos actions : une façon de se transformer et de transformer le monde en contact avec les courants invisibles qui nous façonnent.

À partir des éléments soulevés pas les individus présent·e·s à Dazibao, et après avoir explicité le cadre d’analyse sur lequel se fondent mes réflexions, je proposerai des considérations autour de trois motifs. Chacun de ces motifs représentera une partie distincte de cet article : (1) les pratiques stériles, (2) la transformation des épreuves et (3) les transmissions (in)visibilisées. Chacun de ces motifs servira à faire des ponts entre le milieu de l’accompagnement à la naissance et celui de la pratique artistique. Je porterai une attention particulière aux pratiques dites performatives, relationnelles et contextuelles, et ce, dans la perspective de faire ressortir l’héritage historique des groupes de conscientisation féministes que j’ai abordé plus tôt. Pour faire le portrait du milieu de l’accompagnement à la naissance, je me suis appuyé·e sur la discussion à Dazibao ainsi que sur une recherche exploratoire dans des ouvrages féministes sur la médicalisation de la naissance et les pratiques sages-femmes4. J’ai porté une attention plus particulière aux documents faisant état du contexte québécois. Pour ce qui est du portrait du milieu artistique, j’ai fait le choix de me baser sur mon expérience dans ce milieu, plus précisément celui du contexte montréalais, gravitant principalement autour des structures de centres d’artistes et de regroupements communautaires-affinitaires5. Les nombreux et riches échanges avec des collègues sont partie intégrante de cette expérience.

 

Mijoter, raconter, rêver l’obscur ensemble

Tout cela, dit Lauren, […] les histoires de torture et la rage, vient de l’obscur. Mais si tu racontes l’horreur sans recréer l’obscur, tu l’alimentes. Tu ne supprimes pas son terreau. Nous devons rêver l’obscur comme processus, rêver l’obscur comme changement, afin de créer une nouvelle image de l’obscur. Car l’obscur nous crée6.

Dans son ouvrage Dreaming The Dark: Magic, Sex and Politics7, Starhawk développe une vision de la magie en tant que pratique à la fois politique et spirituelle appuyée sur la définition de l’occultiste Dion Fortune, « l’art de changer la conscience à volonté8 ». Pratiquée en coven9, de petits groupes de sorcières et de sorciers, ou de manière très prosaïque lors de manifestations politiques, la magie est, pour Starhawk, une manière de se connecter à ce que l’autrice appelle le pouvoir-du-dedans. Ce type de pouvoir, régi par une logique du faire et de la coopération, selon l’étymologie latine podere (être capable), peut être défini et compris comme une forme d’empowerment. La connexion à ce pouvoir, à notre pouvoir, permet de résister au pouvoir-sur et de le transformer. Le pouvoir-sur est le pouvoir coercitif régi par une logique élitiste de possession sous-tendant la majorité des institutions de la culture dite occidentale. Ainsi, la magie, telle que décrite par cette autrice, est un processus qui amène à rêver l’obscur : il s’agit d’aller puiser dans les profondeurs, de se connecter à ce qui a été associé à l’obscur, à l’ombre – voire au mal – dans notre culture. Starhawk nous invite à s’y enraciner délibérément pour faire émerger une puissance transformatrice vers un monde plus juste.

Pour Starhawk, « […] la culture est un ensemble de récits que nous nous racontons sans relâche10 ». Des narrations, aussi bien personnelles que culturelles, sous-tendent et constituent nos actions. Ainsi, la forme d’interprétation proposée dans sa pensée-sorcière engage la compréhension de ces narrations comme des formes de pensée qui agissent sur nous et avec lesquelles nous interagissons. Par exemple, l’autrice examine la dimension symbolique des cultures patriarcales et s’interroge sur les effets politiques des narrations politico-religieuses. En effet, les récits de la culture occidentale sont, à ses yeux, façonnés par le pouvoir-sur du patriarcat. Ils s’ancrent dans une conscience de la mise à distance, c’est-à-dire une conscience qui tente de se poser hors du monde et de le dominer. L’herméneutique en action proposée par Starhawk consiste donc à tenter de nommer les récits de mise à distance qui, comme matériaux culturels et vecteurs de sens, sont intériorisés et façonnent nos actions et nos attentes. Selon l’autrice, nommer les narrations du pouvoir-sur est le premier pas vers la transformation de celles-ci; nommer une chose donne le pouvoir d’agir avec elle. « Ce que nous nommons doit nous répondre11 ». Cet acte magique, celui de nommer, donne une forme et permet de courber le langage, de (re)façonner les formes de pensée en faisant appel au pouvoir-du-dedans. De l’étymologie wicce, signifiant justement « courber », le terme anglophone witch, en tant qu’autodésignation, permet d’incarner cette volonté révolutionnaire. Se dire sorcière, ou witch, est une manière pour l’autrice de s’engager dans un travail de transformation de la conscience, tant individuel que collectif.

Ce changement s’ancre pleinement dans le slogan féministe souvent utilisé pour caractériser les luttes de la deuxième vague : le personnel est politique. Le processus de rêver l’obscur, vécu à travers le partage communautaire comme dans un coven, constitue une (re)construction de l’expérience dans une visée transformatrice s’inscrivant en étroite parenté avec les pratiques des groupes de conscience féministes qui ont débuté dans les années 1960. Aux États-Unis, par exemple, le mouvement des femmes a pris conscience de lui-même par la mise en place de petits groupes qui permettaient aux femmes présentes de mettre en commun leurs expériences à travers des échanges et des discussions. En parlant ensemble de leurs expériences, ces femmes ont pu mettre des mots sur leur ressenti. Ce faisant, elles ont pu nommer, enfin, leur oppression.

En mettant en action un modèle de sujet·te·s politiques en constant processus de transformation par une problématisation collective du vécu, ces communautés féministes réaffirment l’autorité de l’expérience dans la construction des savoirs12. Ce mouvement de réhabilitation (reclaim) de l’expertise provenant de leurs expériences remet ainsi en cause certaines frontières fondatrices du savoir dominant de la tradition scientifique moderne dite occidentale, dont, entre autres, la distinction imperméable entre sujet et objet de connaissance. Historiquement, ces groupes ont permis, par leurs « expertises sauvages13 », la construction de savoirs holistiques touchant des enjeux de guérison psychosociologique, comme des savoir-faire corporels. Selon Dorlin, les expertises sauvages sont une façon de produire du savoir de manière certes subversive, mais non moins objective. Pour elle, cet exercice en est un qui permet aux femmes de se concevoir à la fois comme objet et comme sujet d’expertise et de savoir. Ce faisant, elles rejettent le savoir dominant qui, traditionnellement, objectifie les femmes (leur corps, leurs discours, leurs vécus) et leur laisse peu de place dans la production des savoirs sur elles-mêmes. Par la création d’un savoir féministe, les femmes peuvent enfin se réapproprier notamment leur corps, leur santé et leur sexualité.

Ce que nous proposent arkadi lavoie lachapelle et ses complices, c’est de s’adonner ensemble à une expertise sauvage, de laisser tout simplement émerger ce qui vient de notre milieu « naturel » et de s’exprimer dans nos mots et nos images. Leur objectif? Voir se tisser des liens personnels et féconds entre deux milieux grâce à ce moment de partage. En créant ces ponts, une perspective nouvelle peut émerger, nous permettant ainsi de développer un rapport critique face aux institutions qui nous façonnent et de toucher nos vulnérabilités en vue de les nommer pourque nous puissions enfin, ensemble, rêver l’obscur.

(1) Les pratiques stériles

 

Rituel d’accueil à Dazibao

Avant d’entrer dans la salle de projection, nous sommes accueilli·e·s par arkadi et ses complices dans l’entrée de la galerie. arkadi, au sol, déplie un emballage de papier contenant une paire de gants en latex blanc. S’efforçant de n’en toucher que l’ouverture, avec hésitation, mais également avec concentration, iel gante ses deux mains. Toujours au sol, iel se rapproche d’une longue tresse de textiles rappelant un cordon ombilical. Ses mains gantées, l’une tenant l’extrémité de la tresse, s’activent à former une spirale serrée : un tapis tressé. Anabel et Ariane s’agenouillent toutes deux au sol pour enfiler des gants, mais avec plus d’assurance. Elles se lèvent et se dirigent vers une grande photographie au mur sur laquelle on voit une naissance : une image d’archive, renversée et agrandie, de la sage-femme Isabelle Brabant14. Sur cette photographie, l’accouchement prend place dans un hôpital. On peut reconnaître les habits et les équipements au vert connoté, ce que l’on nommerait dans le langage courant « un vert hôpital ». Les mains gantées, comme prêtes au travail, Anabel et Ariane se présentent et commentent la photographie à partir de leur savoir professionnel. Anabel nous raconte comment nous pourrions reconstituer un historique des manipulations obstétricales à partir de la photographie. Elle se questionne sur la présence de pinces près du visage de l’enfant; elle suggère que la position inhabituelle à quatre pattes de la personne qui accouche est sûrement possible grâce à une certaine ouverture de la part du médecin; elle imagine que l’accouchement à l’hôpital n’était pas ce qui était prévu. Ariane, quant à elle, pose son regard sur ce qui crée l’ambiance et tente de sentir le hors champ de la photographie. Elle se demande comment la personne qui accouche se sent, qui est là pour l’accompagner, quelle est l’odeur de la pièce. Elle blague sur le fait qu’il y a trop de vert. La présence de cette couleur, évoquant le milieu hospitalier, lui donne l’impression d’un manque de chaleur humaine. Rendant ainsi visible et accessible le savoir qui leur est propre, les complices d’arkadi veulent faire entrer le public provenant du milieu des arts dans leur monde : la pratique de l’accompagnement à la naissance.

L’artiste-hôte, quant à iel, s’affaire à un rituel d’ouverture. Une fois la spirale de textile formée, elle se couche au sol, la tête sur le centre du tapis tressé. Anabel et Ariane décrochent la photographie du mur pour venir la poser sur le corps de l’artiste. Les mains gantées de latex, leurs manipulations ont quelque chose de solennel; un caractère muséal à la matérialité légèrement décalée. Les gestes sont les même que ceux que l’on pourrait observer de la part de technicien·ne·s de musée déplaçant une œuvre, sauf que les gants blancs de coton, communément utilisés pour éviter les traces de doigts, sont remplacés par des gants stériles. Le grand encadrement couvre l’artiste du cou aux chevilles. arkadi prend de grandes inspirations. La photographie bouge au rythme de son souffle. Ses deux complices la regardent, mains gantées en l’air, pendant 60 secondes : le temps minimal avant la coupe du cordon ombilical, dans le milieu hospitalier, comme une pratique médico-rituelle. Après cette pause, elles la délivrent du poids de l’image en la déplaçant vers la salle de projection.

Ce rituel d’ouverture servira de point d’entrée à la conversation de groupe. La présence des gants stériles évoque les pratiques d’accompagnement à la naissance dans un contexte médical, mais plus encore, elle permet de mettre en relief la manière dont cette présence marque les gestes du sceau de l’institution, médicale comme artistique. Après l’événement, sur le chemin du retour, je discute avec Rose, artiste et amie participante, du rituel performatif d’accueil. Rose me partage le fond d’angoisse qu’elle a ressentie lorsque les deux complices d’arkadi, de leurs mains gantées « non-expertes », manipulaient le grand encadrement. Chez les accompagnant·e·s présent·e·s à la discussion, les gants provoquent d’autres échos. Les témoignages pointent autant la dimension pratique de cette protection pour les soignant·e·s, exposé·e·s à divers risques par le contact avec les fluides de plusieurs personnes, que la perte d’une qualité de toucher dans les gestes de réconfort lors des accouchements. Ces témoignages soulignent aussi la pression que l’exigence de stérilité peut causer; une pression, frôlant parfois l’obsession, présente dès l’apprentissage des manœuvres où les étudiant·e·s, sous des regards intéressés, tentent maladroitement d’enfiler correctement les gants. En tant qu’exigence propre au modèle biomédical, de quoi la personne accompagnante est-elle mise à distance par cette exigence de stérilité? Quelle teinte donne-t-elle aux gestes? Comment cette exigence de stérilité peut-elle nous amener à réfléchir à nos pratiques dans le milieu des arts?

 

La conscience et les récits de mise à distance avec Starhawk

L’herméneutique proposée par Starhawk peut ici nous servir de guide. Pour l’autrice, la conscience de la mise à distance, celle que l’on peut attribuer aux institutions hiérarchiques et qui nous façonne comme individu dans la culture actuelle, vise une perspective hors du monde. Cette forme de conscience tente de fixer des principes transcendants et régulateurs qui sont aliénés du vivant et de tout contexte pouvant situer ces principes dans le monde tangible dans lequel nous vivons. L’autrice identifie quatre principaux récits de mise à distance qui sont des manifestations culturelles de cette conscience : l’Apocalypse/la Révolution décrit le temps comme une chose linéaire et place les absolus hors du monde; les bons garçons/les filles contre les mauvais garçons pose les personnages non comme des totalités complexes, mais comme des éléments séparés incarnant des valeurs dualistes; le Grand Homme reçoit la vérité et la transmet à quelques élus raconte comment le savoir dogmatique et la vérité monolithique doivent être protégés de toute impureté en niant l’autorité de l’expérience; et finalement, l’Élection/la Chute ou, en termes plus religieux, le·la Sauvé·e/le·la Damné·e, met en scène des histoires de réussite ou d’échec dans une trame individualiste obscurcissant les implications systémiques. Les récits de mise à distance transmettent des schémas de pensée linéaire, atomiste et dualiste. Ils entretiennent des distinctions hiérarchiques dans lesquelles certaines choses et certaines personnes ont plus de valeur que d’autres.

Ces récits de mise à distance peuvent être compris comme des vecteurs de transmission de pratiques. Ils nourrissent des abstractions inadaptées qui nous privent de certaines de nos capacités de décision et d’action. Ils alimentent des pratiques stériles qui compartimentent artificiellement les différentes sphères de nos vies et prétendent nous protéger, mais qui sont dénuées d’une forme de communication, contamination essentielle à la créativité et aux renouvellements de pratiques nourrissantes.

 

Investigations féministes des pratiques sages-femmes

Ce sont ces pratiques stériles que tentent de débusquer les ouvrages féministes du mouvement de médicalisation de l’accouchement. En explorant le long trajet de la modernité dans lequel s’inscrit l’actuel modèle biomédical, ils tentent d’en retracer le fil afin de mieux cerner son effet sur les conditions actuelles de travail et de vie. L’essai Witches, Midwives and Nurses: A History of Women Healers15 des féministes Barbara Ehrenreich et Deidre English s’intéresse à deux périodes de ce parcours historique : celle des chasses aux sorcières au Moyen Âge et à la Renaissance et celle de l’invention de la profession d’infirmière au 19e siècle. Ce texte place la pratique sage-femme actuelle en filiation avec les pratiques de soin des femmes inculpées de sorcellerie et brûlées par les autorités religieuses. Leur lecture met en parallèle ce mouvement répressif de tortures et de meurtres avec celui de la professionnalisation des sciences médicales. Les autrices y décrivent le processus de construction de l’autorité médicale comme un mouvement d’appropriation et de délégitimation des pratiques des femmes, auparavant ancrées et transmises à l’intérieur de leur communauté. De plus, les autrices critiquent la division du travail du modèle biomédical, où les rôles d’infirmière et de médecin se sont construits à travers des stéréotypes genrés.

Au Québec, Andrée Rivard, historienne, s’est intéressée au mouvement de médicalisation de l’accouchement16, en particulier les mutations survenues au cours des années 1950, 1960 et 1970. Durant cette période charnière, le modèle majoritaire de l’accouchement à la maison disparaît au profit de l’hospitalisation; un nouveau modèle soutenu par l’implantation du régime d’assurance maladie en 1970. En parallèle du modèle médico-étatique, particulier au Québec, se déploient divers courants d’humanisation de la naissance. La plus grande avancée de ces mouvements, selon l’autrice, est la légalisation de la pratique des sages-femmes en 1999, qui aura demandé vingt ans de revendications militantes. Pourtant, cette avancée semble minime par rapport aux demandes des militant·e·s. En effet, selon l’historienne, les sages-femmes sont très dépendantes du pouvoir des médecins et d’une bureaucratie qui ne prend en compte ni les demandes ni les critiques des usagères. De plus, de nos jours, les militantes récusent le manque de volonté politique de leur donner davantage de place dans le système de santé actuel. Non seulement cette mise à l’écart nuit au développement de la pratique de sage-femme, mais travestit leur objectif de lutte actuel : de l’humanisation des naissances, on est passé à l’humanisation de la médicalisation.

Ces deux analyses mettent en relief le poids du modèle biomédical dans ce qu’il a de violent et de restrictif, tant pour les personnes accouchant que les acompagnant·e·s. Ehrenreich et English, par leur rapprochement entre sorcières et sages-femmes, pointent le désir des féministes de réclamer (reclaim) un savoir historiquement développé par les femmes et attribué à celles-ci. Cette attribution permettrait de réintégrer la dimension de soin (care), traditionnellement liée au féminin, dans un modèle où les gestes de délivrance sont performés sous le couvert d’une masculinité héroïque. Rivard se réfère quant à elle au terme « humanisation », utilisé dans divers courants, afin de viser les pratiques dépourvues d’un mode de relation aimant et chaleureux, associé au féminin, et privant les personnes accouchant de l’agentivité qui leur est propre. Ces pratiques stériles sont alimentées par des schèmes de mise à distance qui nient la capacité des personnes accouchant d’expérimenter l’accouchement sans faire appel à des expert∙e∙s du savoir médical, et qui nient la capacité de transmission de connaissances en dehors de l’expertise institutionnelle. La dimension patriarcale et capitaliste de ce modèle s’incarne aussi dans ces impératifs de rentabilité des gestes, comme le soulignaient les accompagnant·e·s à la naissance présent·e·s à la discussion. En effet, au Québec, depuis l’implantation du régime d’assurance maladie en 1970, les manœuvres prises en charge par les médecins sont rémunérées à l’acte et, selon les accompagnant∙e∙s présent∙e∙s, les temps moyens d’accouchement ont drastiquement baissé17.

 

Réflexions dans le milieu des arts

Transposées au milieu des arts, ces réflexions peuvent provoquer diverses résonances. Durant l’événement, la discussion a principalement tourné autour des enjeux liés aux pratiques des sages-femmes et des doulas. Considérant les angles de discussion proposés par l’artiste, je me demande : la tenue de l’événement dans un contexte institutionnel et la présence de représentant·e·s de l’institution peuvent-elles avoir dépourvu certaines personnes d’un sentiment de sécurité dans l’expression d’une parole libre et critique? Somme toute, il serait pertinent de se questionner sur les impacts de l’institutionnalisation sur les pratiques artistiques à partir des réflexions sur le milieu de l’accompagnement à la naissance. Par exemple, quel est le modèle majoritaire des institutions artistiques actuelles et en quoi ses découpages nous mettent-ils à distance? Considérant que le transfert de la formation des artistes dans les universités et le processus de médicalisation de l’accouchement ont été discutés et se sont implantés au cours des mêmes décennies au Québec18, quels parallèles pouvons-nous faire sur le plan historique? Sur quoi repose la distinction entre « expert·e·s » et « non-expert·e·s », et comment se forme et s’incarne cette distinction dans nos pratiques artistiques? Quelles sont les pratiques institutionnelles qui nous coupent de notre pouvoir créatif et qui ont un effet stérilisant?

Dans ma propre expérience d’artiste, j’ai senti que l’institutionnalisation de ma pratique, principalement au sein de l’université, avait créé une forme de pression de production de sens où ma démarche artistique devenait une sorte d’absolutisme. Je sentais effectivement que ma pratique avait le devoir de faire correspondre toute expérience à un univers de sens fixe et de respecter des balises symboliques propre à ma discipline. Dans le cadre de pratiques basées sur la participation de personnes extérieures au milieu des arts professionnels et de pratiques s’inscrivant dans des contextes non artistiques, l’institutionnalisation de ma pratique créait une pression de performance paradoxale dans une logique d’art relationnelle. En effet, cette pression laissait peu de place à la flexibilité et à l’ouverture nécessaires à la rencontre et à la relation avec d’autres, surtout si celleux-ci provenaient d’un milieu aux codes radicalement différents. L’institutionnalisation d’un « art et vie confondue » dans une logique capitaliste et productiviste, même latente, même critiquée, le tout imbriqué dans une économie du « visible », créait chez moi une anxiété voulant avaler chaque parcelle du réel pour la « fixer » dans un sens artistique. Mon désir de créer un monde meilleur, gonflé par l’appui d’une institution, me poussait à chercher sens et à vouloir faire sens absolument. Avec l’œil de Starhawk, je dirais que le processus de retrait de ma pratique artistique du milieu académique me permet de sentir l’empreinte des récits de mise à distance, en particulier celui de l’Apocalypse/la Révolution, sur ma pratique, voire sur mon rapport existentiel à la création. Si ce témoignage tisse un lien, il n’est évidemment que partiel à une critique plus systématique de l’impact de l’institutionnalisation sur les pratiques et leur inscription dans des systèmes oppressifs aux normes bien souvent racistes, sexistes, classistes, etc. Il exprime toutefois une souffrance psychologique réelle qui me semble liée à l’internalisation de pressions venant du milieu dans lequel j’ai baigné. Il questionne une collectivité : ces souffrances psychologiques sont-elles nécessaires ou souhaitables?

 
Mes sincères remerciements à Maude Bertrand, Hind Fazazi, Marie-Andrée Poulin, Anne-Marie Trépannier et l’artiste elle-même, arkadi lavoie lachapelle, pour leur lecture attentive de ce texte et leurs commentaires éclairants.

CRÉDIT PHOTO JENNIFER PHAM

1 Starhawk, Rêver l’obscur : Femmes, magie et politique, Paris : Cambourakis, 2015, p. 65; Dans le texte original en anglais, la formulation me semble plutôt supposer non pas que nous nommons quelque chose, mais que nous connaissons le nom d’une chose. Dans ce texte, ma réflexion est d’abord nourrie par la lecture de la traduction française. Je laisse aux lecteur·ice·s la liberté de se glisser dans le jeu interprétatif et le paradoxe qu’il soulève : « These are the stories of estrangement. […] They are the structures that shaped our thoughts, our images, our actions. We have named them now, and it is a magical principle that knowing something’s name gives us power – not over it, but with it. What we name must answer to us; we can shape it if not control it. Naming the stories, we can see how they shape us, and awareness is the first step toward change. » Starhawk, Dreaming the Dark: Magic, Sex & Politics, Boston : Beacon Press, 1982, p. 23.

2 L’utilisation de guillemets vise ici à souligner la dimension coloniale de l’usage du terme « chinois » dans l’appropriation québécoise du plat d’origine asiatique.

3 Starhawk se nomme elle-même sorcière dans la foulée des mouvements féministes et néopaïens. Le terme sorcière est en effet revendiqué par plusieurs féministes comme l’inversion d’un stigmate : celui de la femme laide, méchante et malveillante aux pouvoirs maléfiques. Dans les mouvements néopaïens, la réappropriation du terme n’est pas nécessairement liée au genre. Il vise simplement à nommer une personne pratiquant une forme contemporaine de magie dans une optique spirituelle.

4 Dans ce texte, j’utiliserai la forme « les sages-femmes » pour désigner les personnes exerçant la pratique sage-femme sans regard à la diversité d’appartenance de genre auquel peuvent s’identifier les praticien·ne·s. Il permet de mettre l’accent sur la filiation féminine et féministe dont se revendiquent une majorité de ces praticien·ne·s ainsi que sur la plus grande proportion de personnes s’identifiant comme femmes dans ce milieu.

5 J’entends par là les regroupements d’artistes qui se forment autour d’une identité, d’une façon d’être ou d’une pratique considérées comme marginales ou encore de groupes d’artistes militant·e·s qui sont rassemblé·e·s autour de valeurs et d’objectifs de lutte communs.

6 Starhawk, Op.cit., 2015, p.31

7 Publié en 1982 en anglais, traduit en français en 2003 par Morbic aux éditions Les Empêcheurs de penser en rond et réédité sous le titre Rêver l’obscur : Femmes, magie et politique en 2015 aux éditions Cambourakis.

8 Starhawk, Op.cit., 2015, p.51

9 Coven est un terme anglophone utilisé dans les communautés néopaïennes pour désigner un groupe de personnes pratiquant la magie et performant des rituels ensemble de manière ponctuelle. Ces groupes sont généralement de petite taille, on fixe leur nombre maximum à treize dans les voies plus traditionnelles. De nos jours, avec la forte ritualité en ligne de ces mouvements, il est fréquent de voir des covens de plus grande taille rassemblés autour d’objectifs spirituels et politiques communs.

10 Starhawk, Op.cit., 2015, p. 60

11 Ibid., p. 65

12 Je me fie principalement sur le travail de Maria Puig de la Bellacasa, Politiques féministes et construction des savoirs : « Penser nous devons »! Paris : L’Harmattan, 2012

13 Elsa Dorlin, « Épistémologies féministes » dans Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe (p.9-31), Paris : PUF, 2008; Si le concept « expertises sauvages » permet d’illustrer comment ce mode de construction de connaissance diffère de celui du savoir dominant, c’est grâce à la connotation forte du terme « sauvage » dans notre langue-culture. Si le concept provient d’un contexte européen, dans le contexte québécois actuel, il m’apparait essentiel de mentionner que le pouvoir et l’agentivité que l’on peut expérimenter en caractérisant nos travaux de « sauvages » s’insèrent aussi dans un système de privilège puisque ce terme a été et reste encore une insulte pour les communautés racisées et autochtones.

14 Isabelle Brabant est une sage-femme québécoise qui a largement contribué aux mouvements d’humanisation. Son guide Une naissance heureuse : bien vivre sa grossesse et son accouchement publié initialement en 1991 est un livre phare de la littérature québécoise dans le domaine de l’accompagnement à la naissance; voir Andrée Rivard, Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne. Montréal : Éditions du remue-ménage, 2014; Hélène Laforce, « Isabelle Brabant, sage-femme » Nuit Blanche no 49, 1992 : 20-22

15 Publié en 1973 en anglais, traduit en français par Lorraine Brown et Catherine Germain : Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières : Une histoire des femmes et de la médecine, Montréal : Éditions du remue-ménage, 2016.

16 Andrée Rivard, Op.cit. ; voir aussi Francine Saillant et Michel O’Neil (dir.), Accoucher autrement : Repères historiques, sociaux et culturels de la grossesse et l’accouchement au Québec, Montréal : Les Éditions Saint-Martin, 1987; sur la médicalisation de la maternité, Denyse Baillargeon, Un Québec en mal d’enfants : La médicalisation de la maternité, 1910-1970, Montréal : Éditions du remue-ménage, 2004.

17 France Laurendeau, « La médicalisation de l’accouchement », Recherches sociographiques, vol 24, no 2, 1983 : 235–243; Catherine Gerbelli, « La médicalisation de la naissance » À bâbord : Revue sociale et politique, no 13, 2006, https://www.ababord.org/La-medicalisation-de-la-naissance; les guides de facturation détaillant la rémunération à l’acte sont disponibles en ligne sur le site de la RAMQ : http://www.ramq.gouv.qc.ca/fr/professionnels/medecins-specialistes/manuels/Pages/remuneration-acte.aspx.

18 Comme mentionné précédemment, les changements majeurs dans le milieu de l’accompagnement à la naissance sont survenus à partir de 1950 et se sont cristallisés au début des années 1970 avec l’implantation du régime d’assurance maladie du Québec. Dans le milieu des arts, la formation des artistes passe par l’université à partir de 1969, après la dissolution de l’École des Beaux-arts et à partir de la fondation de l’UQAM. Ce transfert est, entre autres, provoqué par les réflexions d’artistes québécois·e·s sur leur rôle social dès la fin des années 1940.

 

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