Les cowboys des Laurentides

Société
Les cowboys des Laurentides
Feuilletons
| par Julien Quevillon |

Après que le diocèse de Mont-Laurier a vendu l’église près du chalet familial où je me soustrais de temps à autre, les résident·e·s du village ont établi un nouveau point de rencontre dans une auberge mystérieuse. Au cours de mes observations, j’ai découvert que ce bâtiment devant lequel je passais comme un étranger depuis plusieurs années renfermait des activités citoyennes aussi variées qu’inusitées. Les soupers communautaires, les après-midi de danse en ligne et les tournois de bras de fer s’étaient naturellement substitués aux rites d’antan pour animer le village comme le faisait jadis la paroisse. Mais par-dessus tout, c’est là que j’ai fait un soir d’hiver la rencontre fortuite de ceux que j’ai nommés les cowboys des Laurentides.

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« Sois bien prudent là-bas », me lance ma mère en me voyant enfiler mon manteau. Les familles qui possèdent une résidence secondaire sur le bord du lac se soucient peu de ce qui se déroule au-delà des limites de leur terrain. Pourvu qu’il n’y ait pas d’algues bleues dans l’eau, que leur fosse septique se contienne et que les mouches noires ne soient pas trop voraces quand l’été arrive. Lorsque l’on quitte les bornes de son terrain pour rejoindre l’inconnu, il faut être prudent, et particulièrement quand l’inconnu se situe à dix minutes de voiture.

Dans le vestibule de l’auberge se trouvent additionnées à la porte principale deux batwing doors identiques à celles qui sont dépeintes dans le cinéma western. En les franchissant pour accéder à la salle commune, on se sent enveloppé par une aura de virilité comme si un blouson de cuir venait se poser sur nos épaules. Si les établissements du Far West utilisaient ces portes pour aérer les lieux et voiler les activités illicites auxquelles se livraient les brutes, on peine ici à leur trouver une raison d’être. Les vents hivernaux sont trop froids et les bars de région ne sont pas des mondes interlopes. Leur fonction première consiste à rendre l’endroit plus exotique. Et quoi qu’on en pense, c’est plutôt réussi. Cette esthétique se propage sans vergogne pour déteindre sur les quatre coins de l’auberge : les murs sont tapissés par des images de cowboys et d’« Indiens » finement sélectionnées, au-dessus du bar pendent des cornes de taureau et au loin retentissent des mélodies du rockabilly des années cinquante. Western, western, quand tu nous tiens...

Si le décor de l’auberge a quelque chose d’attrayant, l’accueil que l’on réserve à un étranger comme moi a de quoi provoquer un malaise. Les regards fuyants et les « bonsoirs » qu’on ne me disait pas étaient les signes avant-coureurs d’une étrange gravité. Étais-je entré dans un pseudo-saloon où je n’étais pas le bienvenu? J’allais sans doute le découvrir. Pour l’instant, je partageais l’auberge avec quatre hommes dans la cinquantaine quelque peu réchauffés par la boisson. Aux fins de l’observation, je me suis installé à quelques mètres d’eux et j’ai sorti mon calepin rouge afin de capter ce qui traversait mon champ de vision. J’ai alors remarqué qu’il était inscrit sur une affiche « We don’t dial 911, we use colt » et au même moment un des hommes a proféré à son voisin : « Et puis, l’as-tu enfin enregistrée, ton arme à feu? »

Je pensais à ma mère.

La serveuse est venue me voir pour m’offrir à boire. J’ai accepté volontiers en lui suggérant de m’apporter sa boisson préférée. Quelques minutes se sont écoulées et j’avais entre les mains une grosse bière fièrement américaine de 710 millilitres. La soirée pouvait commencer.

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« Qu’est-ce que tu écris? », m’a demandé une employée en uniforme de jeans accoudée au comptoir, « Des jokes pour un show d’humour? » Si la question m’a fait sourire, c’est que deux humoristes en rodage ont récemment donné le premier spectacle d’envergure au village. On s’en enorgueillit et l’on cherche à récolter un peu partout des bribes d’humour qu’ils auraient pu semer ici pendant leur bref passage. Je lui ai expliqué que mon entreprise était malheureusement moins amusante que la leur : « J’étudie en sociologie et je fais une petite séance d’observation sur l’auberge. » Sans m’en rendre compte, mon inexpérience venait de me plonger dans une situation embarrassante. Après m’avoir écouté pendant un moment, l’employée s’est dirigée vers les quatre hommes en s’exclamant : « Messieurs, on a un sociologue de Montréal parmi nous ce soir! »

On m’a regardé comme si j’étais aux prises avec un grave problème. Qu’est-ce que cette auberge pouvait bien avoir de particulier pour qu’un « sociologue de Montréal » délaisse le confort de son chalet pour venir s’y aventurer? L’aîné du groupe me fusilla même du regard : « Et tu prends des notes sur nous en plus! Moi, mes notes, je les prends ici », dit-il en pointant son crâne du bout de son index. Difficile de savoir s’il était réellement fâché ou quelque peu railleur. Je sentais toutefois avec plus de certitude que le commentaire naïf de l’employée m’avait mis sur la sellette et qu’il était temps pour moi d’officialiser une rencontre avec ces hommes. Me prêtant donc à quelques gymnastiques, j’ai laissé mon calepin derrière moi et suis allé m’asseoir avec eux. La troupe se formait d’un dynamiteur de profession, d’un entrepreneur général, d’un ébéniste et d’un fermier. Je le répète : la soirée pouvait enfin commencer.

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Il serait possible de feuilleter mon calepin rouge et d’y trouver quelques citations mesquines qui appuient l’idée selon laquelle ces hommes étaient quelque peu lourds et légèrement grossiers. Mais cela m’importe peu. On venait tout juste de me baptiser sociologue de Montréal et pour honorer ce titre, il me fallait dépasser ces préinterprétations. Pendant les jours qui ont suivi cette rencontre inopinée, une même question me taraudait : comment expliquer le comportement hostile de ces hommes à mon égard? En guise de réponses, j’aimerais vous faire part de deux courtes histoires : l’une traite des bottes, l’autre de l’ivresse.

La botte de ville et la botte de travail

La façon par laquelle nous couvrons nos pieds peut nous renseigner sur le type de rapport que nous entretenons avec la réalité. En ce qui me concerne, je chausse la plupart du temps des bottes de ville avec lesquelles je me rends confortablement à l’université tous les matins. Je tente de les garder en bon état et j’évite de marcher volontairement sur la terre solide du sens communi. À ce propos, certains écrivain·e·s se plaisent à dire, non pas sans ironie, que les pieds des universitaires ne « collent » pas toujours à la réalité; celle de la ruralité, de la province et du bon sens. Inversement, s’il est une botte qui y adhère fermement, c’est bien la botte de travail. Elle promeut la force physique, celle des muscles du corps, de la poitrine et des bras.

Lorsque j’ai franchi les deux batwing doors de l’auberge, une aura de virilité avait beau m’envelopper de son blouson imaginaire, mes bottes de villes, elles, me trahissaient. Elles projetaient l’image d’un garçon oisif pour qui le travail physique semblait être quelque chose de parfaitement étranger. Devant les huit bottes robustes que chaussaient ces hommes, les miennes paraissaient tout à fait chétives : deux réalités se côtoyaient sous le même toit sans se croiser.

La valorisation du travail physique a une longue histoire dans la province, et surtout dans celle qui a trait à la colonisation des Laurentides. On peut lire dans un livre publié au début du XXe siècle par le ministère de la Colonisation du Québec la chose suivante : « Si vous aimez la vie au grand air, le travail énergique et la tranquillité; si vous êtes un bon ouvrier, intelligent, plein de santé; si vous aspirez au bonheur de soustraire vos enfants aux dangers des grandes villes et de leur assurer un avenir modeste, mais solide, oh! Là par exemple, vous êtes mon hommeii ».

Trois des quatre hommes qui se trouvaient à l’auberge cette soirée-là étaient natifs du village et leurs ancêtres étaient de véritables pionniers des Laurentides. Sous les durs commandements d’Antoine Labelle, ils avançaient sans se lasser dans les immenses terres du Nord en entendant toujours, comme des coups de fouet : « Abattez les arbres! Faites reculer les forêts!iii » Si les tournois de bras de fer sont aujourd’hui populaires à l’auberge, c’est peut-être parce qu’ils renouent avec cet esprit qui tend à valoriser le travail physique. Le gagnant, c’est évidemment celui qui a les bottes les plus usées.

La bière de 710 millilitres et le shooter d’une once

La bière de 710 millilitres se boit tranquillement. Quand on la commande, on signale son intention de passer un bon moment à picoler. On s’ouvre ainsi à la possibilité de combiner sa consommation à une discussion. Le shooter d’une once, quant à lui, se boit d’un trait, dans la rapidité. On penche vite sa tête vers l’arrière, on avale vite le liquide et on en ressent vite les effets. Les manœuvres se font en l’espace de quelques instants.

Je me trouvais donc assis avec ma troupe de colosses à discuter quand trois individus dans la trentaine ont fait leur apparition dans l’auberge. Vu leurs accoutrements, ils venaient sans doute d’une grande ville tout aussi dangereuse que la mienne et ils s’étaient aventurés ici pour faire une courte escale avant de reprendre la route vers leur chalet. Ils ont commandé une demi-douzaine de shooters, les ont avalés tout de go, et sont repartis aussi vite qu’ils étaient entrés. « Ils ne sont même pas venus nous voir… », a râlé d’un air mi-fâché, mi-déçu l’aîné du groupe.

Les gens qui ont une résidence secondaire dans les Laurentides consomment la nature comme ils consomment leur alcool : ils quittent la ville en vitesse le vendredi, font une marche rapide le samedi, et reviennent au bercail à la hâte le dimanche pour éviter le trafic. Par chance, l’employée m’avait servi une grosse bière fièrement américaine. Peut-être était-ce le sésame pour que les quatre hommes m’accueillent avec une certaine clémence auprès d’eux malgré tout.

***

Les lueurs de la lune réfléchissaient sur les capots des chevaux-vapeur qui attendaient leur conducteur dans le stationnement. Les bêtes à propulsion devaient toutefois être patientes, car les quatre hommes étaient bien campés au comptoir du bar. À l’intérieur de l’auberge, on se remémorait, non sans nostalgie, un temps où l’on s’avançait dans les forêts encore vierges des Laurentides, comme les cowboys repoussaient jadis les terres hostiles de l’Ouest américain.

i « La terre solide du sens commun » est une expression employée par Roland Barthes dans ses Mythologies. Roland Barthes. 2001 [1957]. Poujade et les intellectuels dans Mythologies. Paris : Éditions du Seuil. p.170.

ii Henri-Gaston de Montigny. 1902. Le Livre du Colon. Montréal : Ministère de la Colonisation de la Province de Québec. p.5.

iii Pierrette Langlois Thibault. 2009. L’immigration des familles dans les Laurentides. Paru dans Histoire Québec 14 (3). p.32.

Commentaires

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Quel beau feuilleton ,tu me donnes le goût de te lire jusqu'à la fin. C 'est bien écrit ,tes phrases et tes descriptions nous plongent dans l'action de l'endroit que tu décris si bie. Continues j'en redemande ,félicitations mon cher Julien ,tu es très talentueux .