Cultiver la démocratie locale : les jardins collectifs de Mexico

crédit photo : flickr/hardworkinghippy
Environnement
International
Cultiver la démocratie locale : les jardins collectifs de Mexico
Analyses
| par Martine El Ouardi |

Si, de prime abord, on considère rarement le jardinage comme une activité politique, en y regardant de plus près, on constate qu’il est parfois à l’origine de la création d’espaces de mobilisation collective, où coopération, sécurité alimentaire et soutenabilité vont de pair. Loin de n’être qu’une histoire de tomates et de laitues, les jardins collectifs transforment ainsi les rapports que les citoyen∙ne∙s entretiennent entre elles et eux, vis-à- vis des institutions, et vis-à-vis de l’espace urbain.

 

De dépotoirs à oasis urbaines

 

Ceux de la ville de Mexico ne font pas exception. De plus en plus nombreux à émerger au cours des dix dernières années, on les retrouve sous plusieurs formes : certains ont une vocation communautaire, d’autres fonctionnent comme des petites entreprises, et d’autres encore servent des buts pédagogiques, étant affiliés à des écoles de quartier1. Parmi les projets les plus développés, on en retrouve quelques-uns qui sont situés sur des terrains publics ayant été laissés à l’abandon par les autorités. Le Huerto [jardin] Roma Verde a ainsi vu le jour en 2012 sur un terrain vacant, qui appartenait au Centro Urbano Presidente Juárez. La structure s’étant effondrée lors du séisme majeur de 1985, le bâtiment a ensuite été démoli, puis l’espace est demeuré vacant pendant 27 ans. Il était devenu une sorte de dépotoir, jusqu’à ce que l’idée d’en faire un jardin communautaire soit évoquée par des habitant·e·s du quartier. Elles et ils ont alors mis la main à la pâte afin de nettoyer le terrain et d’y rendre l’agriculture possible2. Aujourd’hui, le dépotoir a donc laissé place à un grand espace vert très animé. On y retrouve en tout temps des citoyen·ne·s en train de prendre soin du jardin ou de bavarder, ainsi que des chats se prélassant à l’ombre des palmiers et de grands dômes faits de bois et de matériaux recyclés3.

Le Huerto Tlatelolco a été créé dans des circonstances similaires, étant lui aussi situé sur un ancien terrain public abandonné, où se trouvait la tour Oaxaca, qui s’est également effondrée en 19854. Gabriela Vargas, fondatrice du Huerto Tlatelolco, mentionne, dans un entretien accordé au chercheur Christian Soto Santiago, que ce jardin s’est créé petit à petit, avec l’aide de la communauté locale5. Les installations qui ont résulté de ce travail acharné sont impressionnantes; vues de haut, les plates-bandes où poussent les fruits et les légumes forment une sorte de mandala géant6.

Ces deux jardins sont un peu des ovnis dans le paysage urbain. Ni propriétés privées ni propriétés publiques, ils permettent aux gens de se retrouver entre eux pour échanger; on y cultive des fruits et des légumes, mais on y organise aussi une foule d’activités culturelles et communautaires. L’attitude du gouvernement municipal à leur égard en est principalement une de laissez-faire, bien qu’une loi adoptée en 2017 ait introduit la possibilité de formaliser le droit des regroupements citoyens à utiliser ces terrains7.

 

À contre-courant du mouvement d’urbanisation

 

Il faut savoir que l’agriculture urbaine à Mexico, loin d’être un phénomène nouveau, a existé dès la période aztèque. À cette époque, des groupes établis dans la vallée de Mexico avaient élaboré de nombreux modèles d’agriculture, incluant des formes de jardinage, afin de subvenir à leurs besoins et de faire usage des ressources de la région de manière durable. Or, au XXe siècle, la centralisation des activités économiques et politiques du pays vers la capitale a forcé les agriculteur·rice·s à battre en retraite. En effet, la population étant de plus en plus nombreuse, et la valeur des terrains ayant augmenté de manière exponentielle, de nombreux∙ses citoyen·ne·s ont été poussé∙e∙s à vendre leurs espaces cultivables. Ce processus d’urbanisation, qui a fait de Mexico la mégalopole la plus peuplée d’Amérique du Nord, a eu pour effet que l’agriculture qui subsiste dans la région se retrouve désormais surtout en zone périurbaine ou en banlieue8. Qui plus est, à partir des années 1980, des politiques mises en œuvre par les différents gouvernements ont limité le soutien aux agriculteur·rice·s et ont mené à la privatisation de la production de semences, augmentant les coûts de celles-ci de manière significative9. Les barrières à l’accès à l’agriculture dans la Ville de Mexico sont donc, à ce jour, multiples.

Le caractère informel de plusieurs des jardins qui ont vu le jour au courant des dernières années semble toutefois offrir une porte de sortie aux citoyen·ne·s qui souhaitent faire de l’agriculture urbaine, mais qui font face à ces barrières. En effet, en se réappropriant de manière plus ou moins légale des espaces publics laissés à l’abandon, celles-ci et ceux-ci parviennent à avoir accès à un terrain sans avoir à débourser des sommes énormes.

La réintroduction de l’agriculture dans les zones urbaines de Mexico, en renversant en quelque sorte le processus historique d’urbanisation, représente alors une manière d’honorer les traditions préhispaniques. Celles-ci sont souvent citées par les groupes de citoyen·ne·s impliqué·e·s dans les projets de jardins collectifs comme étant une source importante d’inspiration, notamment en ce qui concerne les méthodes durables de jardinage qui sont utilisées10. Dans le même ordre d’idées, on cultive, dans plusieurs de ces jardins, des plantes traditionnellement utilisées à des fins médicinales. Le Huerto Roma Verde organise ainsi régulièrement des ateliers communautaires portant sur les soins de santé alternatifs et holistiques, et souvent axés sur l’utilisation de plantes11. Du côté du Huerto Tlatelolco, un festival a lieu chaque année pour souligner l’importance historique du maïs dans la cuisine traditionnelle mexicaine12. Bref, bien que les jardins collectifs de Mexico soient assez jeunes, ils sont résolument ancrés dans un ensemble de pratiques traditionnelles de la culture mexicaine, et ils permettent aux citoyen·ne·s de célébrer celles-ci, en construisant un espace alternatif au sein du cadre urbain moderne13.

 

Entre violence urbaine et embourgeoisement

 

Si le Huerto Tlatelolco et le Huerto Roma Verde ont en commun cette trajectoire historique, ils se distinguent toutefois de plusieurs manières, à commencer par les quartiers dans lesquels ils sont respectivement situés. Le Huerto Tlatelolco fait partie de l’unité d’habitation de Tlatelolco, dans laquelle résident des centaines de familles, ce qui permet à celles-ci d’avoir un accès direct au jardin. Couvrant une surface de 1650 m2, il se retrouve sur le grand boulevard de La Reforma, et est entouré d’une multitude de tours de béton, ce qui en fait une sorte d’oasis au cœur de la ville. Le Huerto Tlatelolco a également la particularité d’être situé au croisement de plusieurs quartiers, dont la majorité sont réputés pour être difficiles, voire dangereux, notamment parce qu’ils sont des plaques tournantes du trafic de drogues14. Pour Gabriela Vargas, fondatrice du jardin, il y a là à la fois un défi et une opportunité, puisqu’elle croit que les jardins urbains, en offrant des espaces calmes et de l’air frais aux citadin·e·s, permettent d’améliorer le climat social et de diminuer la violence15. Toutefois, Marisol Romero, anciennement codirectrice du Huerto Tlatelolco et doctorante en études urbaines, souligne, dans un entretien accordé à Mario Barba Flores, que leur présence dans le quartier n’est pas toujours vue d’un bon œil par les habitant·e·s du quartier, et particulièrement par celles et ceux qui y sont installé·e∙s depuis longtemps. Selon Marisol, elles et ils ont tendance à regretter que le quartier soit en train de se transformer, et associent les problèmes de criminalité et d’insécurité à la venue des nouveaux et nouvelles arrivant·e·s, ce qui rend leur intégration plus difficile16.

Le Huerto Roma Verde, lui, se retrouve plutôt dans un quartier embourgeoisé, celui de La Roma. Lieu qui a inspiré le long-métrage Roma d’Alfonso Cuarón, on n’y retrouve plus aujourd’hui cette tranquillité qui émane du film, puisque, à la suite de sa reconstruction après les tremblements de terre de 1985 et de 2017, La Roma est devenu un quartier jeune, vibrant et branché17, où l’on retrouve aujourd’hui beaucoup d’artistes émergent·e·s18. Le Huerto Roma Verde, qui recouvre 500 m2, y est donc tout à fait à sa place, avec ses couleurs vives, ses sculptures fantaisistes, et ses événements culturels19.

Ainsi, le sens que prend la réappropriation citoyenne de l’espace urbain par le biais de ces deux jardins n’est pas le même d’un cas à l’autre : le Huerto Tlatelolco doit composer avec un contexte urbain plus ardu et travailler à y faire valoir le bien-fondé de son projet pour la communauté locale, tandis que le Huerto Roma Verde détonne beaucoup moins dans son secteur, et contribue à le rendre attrayant pour les habitant·e·s ainsi que pour les touristes.

 

Construction d’une mission commune

 

Bien qu’ils s’insèrent dans des quartiers avec des réalités très distinctes, la mission de ces deux jardins est relativement semblable, s’articulant autour d’objectifs tels que le renforcement de la cohésion sociale, le verdissement de l’espace urbain, et la sécurité alimentaire. Sur le site Web du Huerto Tlatelolco, l’agriculture urbaine est décrite comme étant « un outil de transformation sociale profonde ainsi qu’une stratégie pour combattre les changements climatiques, et pour faire valoir la souveraineté et sécurité alimentaire20 ». Selon Gabriela Vargas, le Huerto Tlatelolco vise aussi à transformer l’espace urbain afin de le rendre plus écologique et à générer un sentiment de responsabilité commune vis-à-vis de la protection de l’environnement21. L’aspect collectif est au cœur du projet, comme en témoignent le design participatif du jardin22 ainsi que son système de compost communautaire : les citoyen·ne·s sont invité·e·s à y amener leurs déchets alimentaires, qui servent ensuite de matière organique pour nourrir les plantes23.

Au cœur du Huerto Tlatelolco se trouve aussi une mission éducative, celui-ci accueillant fréquemment des écoles et des enfants avec leurs parents afin d’apprendre aux jeunes à cultiver un jardin. Gabriela estime que le fait de grandir entouré d’espaces verts permet de développer un lien de protection et de soin vis-à-vis de la nature24. Le jardin offre aussi un programme éducatif destiné aux adultes, sous la forme d’ateliers de différents niveaux qui ont lieu chaque jeudi25, ainsi qu’un diplôme en agriculture urbaine, développé en partenariat avec l’Instituto Internacional de Recursos Renovables, et qui s’étend sur un an26. Enfin, d’autres événements ponctuels sont organisés tout au long de l’année pour faire connaître le jardin au grand public. Par exemple, le Festival por la Tierra a lieu chaque printemps. On y organise un marché de producteur·rice·s locaux∙les, des cours de cuisine, des conférences sur différents thèmes liés à l’alimentation et à l’environnement, des jeux pour enfants et un échange de semences27. Ultimement, Gabriela espère que, grâce à ces activités de diffusion, le jardin pourra servir d’inspiration à d’autres et être reproduit partout dans la ville28.

La mission du Huerto Roma Verde est davantage orientée vers l’aspect communautaire, et s’attarde donc un peu moins à la sensibilisation aux enjeux écologiques. Sur son site web, on le définit comme un espace voué à la création de liens au sein de la communauté, et dont le jardin n’est qu’une partie29. En effet, sur les 500 m2 de l’espace, seulement 260 m2 sont cultivables30. Le reste de l’espace est occupé par différentes installations. On y retrouve un gatario, c’est-à-dire un refuge et un centre d’adoption pour chats, un atelier de céramique, des lieux pour se reposer, une aire de jeux pour enfants et un atelier de vélo, entre autres choses. La santé fait aussi partie des principaux thèmes ciblés par le Huerto Roma Verde. Ainsi, en plus des ateliers de soins alternatifs mentionnés plus tôt, l’espace contient une temazcal (hutte à sudation d’inspiration préhispanique) et une tente de premiers soins, et offre des services d’acupuncture, en collaboration avec une école locale. Afin de s’assurer de leur accessibilité au grand public, la majorité des activités offertes sont gratuites31.

Quant à savoir pourquoi ces citoyens et citoyennes ont choisi de se réunir collectivement afin de travailler pour atteindre ces objectifs par le bas plutôt que de recourir aux institutions formelles et à l’État, on peut sans doute trouver une part d’explication dans la nature des rapports qu’entretiennent les citoyen∙ne∙s et l’État au Mexique. D’abord, il faut savoir qu’en Amérique latine, les institutions politiques sont souvent qualifiées de faibles, c’est-à-dire qu’elles peinent à réaliser leurs objectifs32. Ainsi, des politiques publiques qui semblent transformatrices sur papier peuvent s’avérer inutiles ou inefficaces lorsque l’on tente de les mettre en œuvre, que ce soit en raison d’un manque de ressources ou de l’absence de volonté politique33. Par exemple, au Mexique, malgré l’existence d’un grand nombre de politiques publiques concernant la sécurité alimentaire34, la malnutrition et la qualité des aliments vendus continuent de poser problème pour une vaste proportion de la population35. Même son de cloche du côté des politiques de conservation et de création d’espaces verts en milieu urbain36.

Ensuite, la participation citoyenne aux affaires politiques au Mexique s’inscrit dans une longue tradition. En effet, la faiblesse des institutions gouvernementales et l’insuffisance des politiques publiques font en sorte que les citoyen·ne·s du Mexique ont l’habitude de devoir participer activement à l’amélioration de leurs conditions de vie et de leurs communautés, faute de recevoir le soutien nécessaire par le biais des institutions étatiques. Cette tradition de participation politique, souvent désignée par le terme de « self-help37 » (s’aider soi-même), est indubitablement à l’œuvre dans les initiatives citoyennes telles que les jardins collectifs. Ceux de Tlatelolco et de Roma Verde en sont deux exemples frappants, si l’on considère l’état désolant dans lequel se trouvaient les terrains qu’ils occupent avant que les citoyen·ne·s ne les prennent en charge. En fin de compte, si ces groupes choisissent de prendre eux-mêmes en main le verdissement de leurs quartiers, leur souveraineté et leur sécurité alimentaire, et l’amélioration de la vie de la communauté, il y a lieu de supposer que c’est en grande partie par nécessité.

Ceci étant dit, les raisons qui poussent les citoyen·ne·s à s’investir dans une initiative de jardinage urbain sont bien sûr multiples et spécifiques à la trajectoire personnelle de chacun·e. Gabriela, qui travaillait auparavant comme photographe, raconte à Christian Soto Santiago qu’elle a toujours eu un attachement profond envers la nature. Mais c’est en devenant mère que son intérêt pour l’agriculture urbaine s’est développé, alors qu’elle souhaitait s’assurer que ses enfants avaient accès à une alimentation biologique de qualité. Elle a ensuite voulu apprendre à d’autres enfants d’où venaient les aliments qu’elles et ils consommaient, ce qui l’a menée à lancer un projet dans l’école de sa fille38. Puis, au début des années 2000, Gabriela a tragiquement perdu son fils, qui était âgé de onze mois et atteint d’une tumeur au cerveau. Elle explique s’être alors jetée corps et âme dans ses projets de jardinage, dont le Huerto Romita, qui dura six ans et qui fut le premier espace dédié à l’agriculture urbaine au pays39.

Quant au cofondateur du Huerto Roma Verde, Paco Ayala, sa trajectoire professionnelle porte à croire que ses motivations d’engagement étaient d’entrée de jeu politiques. L’avocat de formation, qui se définit lui-même comme un « hippie mal habillé », a en effet occupé quelques postes dans la fonction publique40. Il s’est même présenté comme député local aux élections municipales de 2018 sous la bannière du parti Humanista, un parti marginal dans le paysage politique mexicain41. Sa plateforme était alors axée sur la protection de l’environnement, l’économie solidaire et le renforcement des liens au sein de la communauté – trois thèmes au cœur du Huerto Roma Verde42. Ainsi, s’il considère que c’est la société civile qui est à l’origine des principales transformations en cours à Mexico43, la possibilité d’une implication politique plus formelle semble selon lui offrir un moyen de plus d’atteindre ses objectifs.

Piero Barandiarán, également cofondateur du Huerto Roma Verde44, a expliqué, lors d’une rencontre réunissant plusieurs contributrices et contributeurs aux initiatives de jardins urbains à Mexico, que la diversité des motivations personnelles des citoyen·ne·s représente un défi. Selon lui, il faut en effet s’assurer, dans les choix que l’on fait quant à la forme et au fonctionnement du projet, que celui-ci convient à tout le monde, malgré le fait que les participant·e·s ont des visions distinctes de sa raison d’être. Dans le cas du Huerto Roma Verde, certaines personnes s’intéressaient davantage à la santé, d’autres à l’économie sociale, et d’autres encore à la bioconstruction et à la soutenabilité. Créer des liens et bâtir un projet qui plaît à tous et à toutes implique donc de trouver des compromis entre ces intérêts divergents45.

 

Des projets qui reposent sur la communauté

 

Le fait que ces projets de jardins collectifs soient réfléchis par le bas, à l’extérieur des canaux institutionnels, et de manière collective, se reflète inévitablement dans leur mode de fonctionnement. L’idée de s’aider soi-même implique en effet de mobiliser d’abord et avant tout la communauté locale afin d’obtenir des ressources. Ayant accès à très peu de financement public, puisqu’il n’existe toujours aucune politique de soutien ciblant spécifiquement les jardins collectifs d’initiative citoyenne46, les groupes qui mettent sur pied ce type de projet doivent donc faire preuve d’ingéniosité afin de financer leurs activités par eux-mêmes. Du côté du Huerto Tlatelolco, Gabriela explique à Christian Soto Santiago que beaucoup des ressources utilisées pour construire les installations nécessaires dans le jardin sont des objets qui ont été donnés par le voisinage et qui sont recyclés, ou même des déchets revalorisés47. Autrement, le maintien du jardin est principalement financé par le biais des activités que les contributeurs et contributrices organisent et qui sont ouvertes au public, comme les visites guidées d’écoles ou d’entreprises, ou encore le marché, qui est ouvert quatre jours par semaine et dans lequel les produits du jardin sont vendus au public à faible coût48.

Du côté du travail effectué dans le jardin, le Huerto Tlatelolco compte cinq employé·e·s permanent·e∙s, qui reçoivent un salaire : Gabriela, la directrice, Karina Schwartzman, directrice de projets, Ralph Luna, biologiste, Marcos Ramirez, agronome, et Tonio, qui s’occupe du maintien général du jardin. Le reste du travail est effectué par une équipe de bénévoles, parfois locaux et locales, et parfois venu∙e∙s d’autres pays. Les bénévoles peuvent choisir de s’impliquer de manière informelle sans suivre un horaire fixe, ou de prendre part à un programme de bénévolat davantage encadré, qui dure trois mois, et dans le cadre duquel ils et elles apprennent les rouages de l’agriculture urbaine et visitent d’autres projets du même type. Tous les bénévoles repartent avec une part des produits cultivés, et c’est ce qui en reste qui est ensuite vendu au marché ou lors d’événements spéciaux49.

Le Huerto Roma Verde, lui, se distingue en ce qu’il a pour objectif clair de n’accepter aucun financement qui provienne soit du gouvernement, soit du marché privé50. Ce refus catégorique de collaborer avec les autorités publiques apparaît étonnant à la lumière de l’implication politique du cofondateur du jardin, Paco Ayala, ce qui laisse penser qu’il s’agit peut-être d’un point de discorde entre les personnes impliquées. Quoiqu’il en soit, lors de la rencontre mentionnée plus tôt, Piero Barandiarán insiste sur l’importance du principe d’autosuffisance derrière le projet. Selon lui, c’est grâce à ce principe que le Huerto Roma Verde a pu venir en aide aux habitant·e·s affecté·e·s par le séisme de 2017. Comme le jardin disposait déjà d’une infrastructure importante, il a été possible d’y offrir de l’hébergement à celles et ceux qui avaient perdu leur maison, et il est devenu un espace par où transitaient les différents services d’aide d’urgence, notamment les services médicaux. Piero estime en effet que ce type de catastrophes dépasse les capacités des autorités publiques et qu’il requiert donc que la société civile soit en mesure de venir en aide elle-même aux citoyen·ne·s affecté·e·s51.

Pour financer ses activités, le Huerto Roma Verde s’appuie donc sur les dons matériels des citoyen·ne·s, ainsi que sur les sommes obtenues lorsque sont organisées des activités payantes – bien que la majorité soient gratuites – et sur les revenus de la vente des produits excédentaires52. Tous les revenus du jardin sont réinvestis soit directement dans le jardin et dans ses projets, soit, lorsqu’il y a des excédents, dans d’autres projets communautaires à vocation environnementale ou sociale53. On constate donc que des liens de réciprocité importants unissent le projet aux autres membres de la communauté locale. À ce sujet, le Huerto Roma Verde sert aussi d’espace pour accueillir différentes organisations militantes, comme Extinction Rebellion ou Fridays For Future, qui manquent de ressources pour avoir leurs propres infrastructures54. En outre, comme le Huerto Tlatelolco, le Huerto Roma Verde s’appuie sur le travail de bénévoles, et offre un programme de bénévolat à travers lequel les participant·e·s apprennent la base de l’agriculture urbaine55. En fin de compte, toutefois, l’aspiration à être un projet autosuffisant fait en sorte que le Huerto Roma Verde éprouve souvent des difficultés financières, et doit toujours redoubler d’ardeur afin de trouver de nouvelles sources de revenus56.

 

Le jardin collectif : outil de transformation démocratique?

 

Au-delà des fonctions nécessaires qu’ils remplissent pour les citoyen·ne·s, une réflexion philosophique plus large s’impose quant au rôle politique des jardins urbains. En effet, s’ils peuvent être vus comme des projets fondamentalement démocratiques et transformateurs, c’est entre autres parce qu’ils poussent celles et ceux qui y prennent part à définir un nouveau mode de gestion des ressources qui est axé sur le care, ou le fait de prendre soin. On prend évidemment soin du jardin lui-même; on apprend à respecter ses limites, on le nourrit, on le modèle de manière à ce qu’il puisse s’épanouir dans les conditions environnantes, et en retour, il nous apporte des aliments. Mais le fait de prendre soin ne se limite pas aux plantes; ces espaces de jardinage sont aussi des lieux dans lesquels les citoyen∙ne∙s développent des liens d’amitié et se soutiennent, comme en témoigne l’expérience du Huerto Roma Verde à la suite du séisme de 2017. Autrement dit, en prenant soin du jardin, les participant·e·s prennent aussi soin les un·e·s des autres, le travail de l’un·e permettant de subvenir aux besoins de l’autre, dans un mouvement de réciprocité similaire à celui qui unit le jardin à ses cultivateur·rice·s. Et, malgré leurs intérêts parfois divergents, elles et ils réussissent à bâtir ensemble un projet qui est utile pour tous et toutes, comme l’expliquait Piero Barandiarán. Ainsi, à travers cette expérience commune de dialogue et de compromis, les contributeurs et contributrices tissent des liens qui vont au-delà de leurs trajectoires individuelles distinctes. Le travail collectif de cultiver un jardin, qui requiert donc d’être patient·e et de parfois laisser ses intérêts individuels de côté, semble ainsi conduire de manière tout à fait logique au développement de valeurs démocratiques57.

Ces initiatives citoyennes ont donc un potentiel transformateur indéniable, puisqu’elles permettent aux citoyen·ne·s de se réapproprier collectivement l’espace public et de penser une manière démocratique de gérer les ressources communes. Toutefois, leur inscription dans un contexte politique néolibéral comme celui de Mexico suscite certains questionnements. Il faut en effet reconnaître qu’il s’agit majoritairement de travail non rémunéré. C’est d’ailleurs souvent le cas pour le travail que l’on associe au care, par exemple dans la sphère domestique, comme l’ont critiqué de nombreuses théoriciennes féministes58. Or, il faut admettre que, comme tout travail de care, celui des individus impliqués dans des projets de jardins collectifs a un impact indubitablement positif sur la ville, et par le fait même, sur les autorités publiques. En effet, puisque les citoyen·ne·s prennent ainsi en main leur sécurité alimentaire, ainsi que le verdissement et l’embellissement des quartiers, le gouvernement n’a pas à investir des sommes supplémentaires dans ces services à la population, ce qui cadre avec l’objectif néolibéral d’équilibre budgétaire59. On peut alors se demander si ces projets représentent vraiment une solution de rechange au système économique et politique en place, ou s’ils ne facilitent pas plutôt son maintien60. Pour l’heure, l’inscription de ces initiatives dans un discours critique et un projet politique plus large apparaît essentielle si l’on souhaite qu’elles agissent réellement comme vectrices de transformation politique et sociale. La multiplication des liens entre ces jardins collectifs et d’autres pratiques d’autogestion à l’échelle locale, par exemple les communes d’habitation, pourrait être la prochaine étape dans la constitution d’un véritable contrepoids au pouvoir néolibéral.

 

crédit photo : flickr/hardworkinghippy

 

1 Marisol Romero Magallán, « Agrarian Urbanism: The possibilities of urban agriculture in Mexico City ». Article présenté à la Green Urbanism Conference: The Periphery as a Catalyst for Energy and Skills. Rome : 2018.

https://www.researchgate.net/publication/330425830_Agrarian_Urbanism_The... iculture_in_Mexico_City.

2 Marisol Romero Magallán, Memorias del Encuentro de Huertos Urbanos: Cultivando Ciudades Saludables, Mexico : 2019.
3 Andrea Hunt, « Huerto Roma Verde », Post-Rural : 13 juin 2019.

https://postruralmexico.home.blog/2019/06/13/huerto-roma-verde/;
Amanda Gokee, « Places: Huerto Roma Verde », Inkling Afar : 2 octobre 2016. http://www.inklingafar.com/blog/2016/10/1/huerto-verde-roma#sthash.kKrLW...

4 Christan Pierre Soto Santiago, «Agricultura urbana, una alternativa comunitaria», Maîtrise en urbanisme, Universidad Nacional Autónoma de México : 2016.
5 Ibid.
6 Cultiva Ciudad, publié sur Instagram, le 11 novembre 2019, « El Huerto Tlatelolco visto desde el cielo ». https://www.instagram.com/p/B4vrx_RDN00/.

7 Gobierno de la Ciudad de México. Ley de Huertos Urbanos 2017. https://data.consejeria.cdmx.gob.mx/images/leyes/leyes/LEY_DE_HUERTOS_UR... X_1.pdf.

8 H. Losada, J. M. Vargas, J. Cortés, L. Luna, et V. Alemán, « Public policies affecting the development of urban agriculture in Mexico City», Livestock Research for Rural Development 27 : 2015. http://www.lrrd.org/lrrd27/8/losa27163.html.

9 Soto Santiago, op.cit.
10 Romero Magallán, Memorias del Encuentro de Huertos Urbanos.

11 Huerto Roma Verde, publié sur Instagram, le 18 mars 2018, « Caravana de medicina tradicional y alternativa ». https://www.instagram.com/p/BgfE4P9FQu3/.
12 Cultiva Ciudad. Publié sur Instagram, le 27 août 2019, « Huerto Tlatelolco : Festival por el Maiz y las Palomitas ». https://www.instagram.com/p/B1rMzDxDQ-L/.

13 Efrat Eizenberg, « Actually Existing Commons: Three Moments of Space of Community Gardens in New York City », Antipode 44, no. 3 : 2012, 764-782.
14 Notimex, « Huerto Tlatelolco, el oasis entre “brave barrios” ». Yahoo! : Finanzas, 9 mars 2020.

https://es-us.finanzas.yahoo.com/amphtml/noticias/huerto-tlatelolco-oasi... 234206698.html?guccounter=1&guce_referrer=aHR0cHM6Ly93d3cuZ29vZ2xlLmNvbS8&guce_referrer_ sig=AQAAALhNWUnHRmjv2D7f_SwCB2y0kdd0L9- jESTrNV20cCIrJbSwiukV0Re6UMZ12DPBrr_KeHqZ3QfjOV3hCftaLSSZuAHWoxKprS0P9uSpBcN3Q 7ZNi5LbHNrH0Xb1JcEiTFpBlzwxE6XdVf0f8kuE9OXD0bFI9saIgkHrpSAc0a2_.

15 Soto Santiago, op. cit. : 148.

16 Mario Enrique Barba Flores, «Los proyectos de huertos urbanos comunitarios (HUC) desde la perspectiva critica de la ecologia politica urbana. Estudio sobre la situacion actual de los HUC en Alemania y México a partir de ejemplos en Francfort y Ciudad de México », Maîtrise en études politiques et sociales, Universidad Nacional Autónoma de México : 2018, 76.

17 Joel Balsam, « ‘Roma’ Is More Than Just a Movie — It’s One of Mexico City’s Most Vibrant Neighborhoods ». Travel + Leisure, 26 février 2019. https://www.travelandleisure.com/culture-design/tv- movies/roma-neighborhood-guide-mexico-city.

18 Joanna Moorhead, « Roma sets the scene: the magical Mexico City district behind the film ». The Guardian, 17 février 2019. https://www.theguardian.com/travel/2019/feb/17/roma-mexico-city-district... cuaron-award.

19 Tania Izet Vazquez Gonzalez, « Un plan de negocio con enfoque sostenible para huertos urbanos localizados en la ciudad de México », Maîtrise en ingénierie, Universidad Nacional Autónoma de México : 2017.

20 Traduction libre. CultiCiudad. http://www.culticiudad.org.

21 Soto Santiago, op.cit. : 147. 22 Ibid.
23 Ibid. : 148.
24 Ibid. : 146.

25 CultiCiudad, Programa Educativo. http://www.culticiudad.org/actividades/a/programa-educativo/

26 CultiCiudad, Diplomado en agricultura urbana. http://www.culticiudad.org/actividades/a/diplomado-de- arquitectura-urbana/.
27 CultivaCiudad, publié sur Instagram, le 2 avril 2018, « Festival por la Madre Tierra ». https://www.instagram.com/p/BhGASG3n9IV/.

28 Soto Santiago, op.cit. : 148.
29 Huerto Roma Verde. « Roma Verde : Espacio Comunitario ». https://huertoromaverde.org/. 30 Vasquez Gonzalez, « Un plan de negocio ».
31 Huerto Roma Verde. Proyectos. https://huertoromaverde.org/quienes-somos/proyectos/

32 Daniel M. Brinks, Steven Levitsky, et Maria Victoria Murillo, Understanding institutional weakness: power and design in Latin American institutions, Cambridge: Cambridge University Press, 2019.
33 Ibid.
34 Soto Santiago, op.cit.

35 Maria Jose Ibarrola-Rivas et L. Galicia, « Rethinking Food Security in Mexico: Discussing the Need for Sustainable Transversal Policies Linking Food Production and Food Consumption », Investigaciones geográficas, Boletín del Instituto de Geografía, no 94 : 2017, 106-121.

36 Xanic Adriana Frías Farias, « Agricultura urbana. Una nueva forma de gestionar y promover las áreas verdes urbanas mediante la participación ciudadana en la delegación Cuauhtémoc », Licence en science politique et administration publique, Universidad Nacional Autónoma de México : 2014;
Pablo Torres-Lima et Luis Rodríguez-Sánchez, « Farming dynamics and social capital: A case study in the urban fringe of Mexico City », Environment, Development and Sustainability 10, no 2 (avril) : 2008, 193‐208.

37 Melanie Lombard, « Constructing ordinary places: Place-making in urban informal settlements in Mexico », Progress in Planning 94 (novembre) : 2014, 1‐53.
38 Soto Santiago, op.cit. : 146.
39 Ibid. : 147.

40 Paco Ayala, « Paco Ayala : Candidato a diputado local por el distrito 12 ». https://pacoayala.mx/.

41 Luis Méndez, « Busca el voto hipster y le dicen hojalatero social », Capital Mexico, 31 mai 2018. https://www.capitalmexico.com.mx/nacional/busca-el-voto-hipster-y-le-dic....
42 Paco Ayala, op.cit.
43 Méndez, op.cit.

44 Jair Soto, « Resistencia ambiental en el Huerto Roma Verde, un aliento de vida en la CDMX », El Sol de San Luis, 15 novembre 2019. https://www.elsoldesanluis.com.mx/doble-via/ecologia/resistencia-ambiental- en-el-huerto-roma-verde-un-aliento-de-vida-en-la-cdmx-4462435.html.

45 Romero Magallán, Memorias del Encuentro de Huertos Urbanos : 7.

46 Hans Dieleman, et Maria de Concepcion Martinez Rodriguez, « Las iniciativas ciudadanas sustentables en la Ciudad de México; fuerzas, debilidades y potencial para el largo plazo ». Article présenté au Congreso Instituciones, Gobierno y Sociedad. Hermosillo : 2017. https://www.academia.edu/34760793/Las_iniciativas_ciudadanas_sustentable... %A9xico_fuerzas_debilidades_y_potencial_para_el_largo_plazo.

47 Soto Santiago, op.cit. : 148.
48 CultiCiudad. Actividades. http://www.culticiudad.org/actividades/.

49 CultiCiudad. Huerto Urbano Tlatelolco : 2017 – Informe anual de actividades. http://www.culticiudad.org/wp-content/uploads/2018/11/Informe-anual-Huer.... 50 Romero Magallán, Memorias del Encuentro de Huertos Urbano : 7.
51 Ibid.

52 Huerto Roma Verde, op.cit. 53 Ibid.
54 Jair Soto, op. cit.
55 Huerto Roma Verde, op.cit. 56 Vasquez Gonzalez, op.cit.

57 Joëlle Zask, La démocratie aux champs. Du jardin d’Eden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques. Paris : La Découverte, 2016.
58 Ann Ferguson, Blood at the Root: Motherhood, Sexuality and Male Domination. New York:

Pandora/Unwin and Hyman, 1989;
Nancy Folbre, « Exploitation Comes Home: A Critique of the Marxian Theory of Family Labor ». Cambridge Journal of Economics, 6(4) : 1982, 317-329;
Evelyn Nakano Glenn, Forced to care: Coercion and caregiving in America. Cambridge: Harvard University Press, 2010.

59 S. Baudry., J. Scapino, et É. Rémy, « L'espace public à l'épreuve des jardins collectifs à New York et Paris », Géocarrefour, 89 (1-2) : 41-51, 2014.
60 Eizenberg, op.cit.

 

Commentaires

Ajouter un commentaire

Il existe des nombreux liens internet qui montrer Huerto Roma Verde comme bénéficiaire du programme de soutien Nuestro Corazón Suma là-bas en 2020.