Totalitarisme 2.0

Économie
Totalitarisme 2.0
Idées
| par Sarah. B. Thibault |

Le nouvel ordre mondial contemporain est loin de s’être débarrassé des formes totalitaires de pouvoir, malgré ce qu’on pourrait se plaire à croire. La puissance du capitalisme s’impose depuis la dernière décennie comme despote surpassant même le pouvoir des États. Par l’adoption de ses politiques austères, le gouvernement libéral du Québec est présentement en train de liquider les acquis sociaux québécois au profit d’un libre-marché sauvage.

Le philosophe Jean Vioulac s’est longuement penché sur la place qu’occupent l’argent et le capitalisme dans les sociétés occidentales modernes. Il en vient à déduire que le monde contemporain serait assujetti à une forme de puissance tout autre que celle de l’État. Le nouvel ordre mondial serait effectivement dominé par le règne grandissant du système capitaliste, imposant l’argent comme unité de base vers laquelle toutes les actions convergent. Aux dires du Docteur Vioulac, la puissance avec laquelle le Capital s’impose comme ordre universel dépasse largement celle que les États peuvent prétendre avoir et réduirait les peuples au règne de la valeur (1). Ainsi, contrairement aux expressions premières du totalitarisme comme en ont été victimes l’Italie ou l’URSS, ce que nous appellerons le « post-totalitarisme » se déploie bien au-delà des partis. Si le totalitarisme se définit comme étant un régime dans lequel un parti unique s’accapare l’entièreté des pouvoirs sans tolérer quelconque opposition et appelant le peuple à se joindre à lui à la manière d’un corps unique, alors il y a bel et bien moyen de l’appliquer à la place qu’occupe le Capital dans les sociétés occidentales intégrées à la vague de mondialisation. Vioulac qualifie le phénomène comme un « processus au long cours qui intègre tous les hommes [sic], tous les peuples et tous les territoires dans un même espace temps. L’intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c’est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tou[-te-]s dans une même totalité planétaire, et il faut bien parler de "totalitarisation" pour définir ce processus » (1).

La dissolution du politique

Bien que la comparaison aux régimes totalitaires puisse paraitre forte, le phénomène de globalisation propre au monde moderne a fait du capitalisme une puissance rarement égalée et le Québec n’en a pas été épargné. Par l’établissement du Capital comme unité de base justifiant l’ensemble des actions, le nouvel ordre mondial se caractérise par une dissolution du politique au profit de l’économique. Il faut bien le constater, depuis les dernières années, il y a un recul significatif de l’interventionnisme d’État dans certains pays européens et en Amérique du Nord (avec les conséquences qui l'accompagnent). Cependant, la disparition du politique représente bien plus qu’un non-interventionnisme de l’État. Le principe rime carrément avec la réduction de toutes les sphères publiques à une conformité aux normes du marché. Le Capital s’imposerait alors comme parti unique, comme la seule voie à suivre. Au Québec, le gouvernement de Philippe Couillard s’est fait un devoir de se désengager de sa mission sociale, tout en choisissant de réduire son discours à celui d’un comptable gérant les finances communes. Dans une vision « totale » de l’économie, les libéraux ont pris le pouvoir au Québec en imposant leurs objectifs de réduction de la dette comme étant une réalité objective et unique, alors qu’ils n’en sont pas. En plus de renier la complexité et la diversité des besoins d’une société comme celle du Québec, l’austérité libérale de Philippe Couillard brille par l'absence de projet de société, de vision et de la quête de quelconque idéal collectif. Loin de lancer un appel à la liberté, à la fraternité et encore moins à l’égalité, le premier ministre et son équipe sous-entendent que la réalité (celle du Capital) parle d’elle-même et que l’action gouvernementale ne fait qu’y répondre.

Une idéologie invisible

Pourtant, l’austérité est le résultat bien réel d’une idéologie, bien qu’elle ne soit pas présentée comme telle. En justifiant les coupes et le démantèlement des mécanismes de redistribution de la richesse comme étant de simples réponses à une réalité économiquement « exigeante », Philippe Couillard et Martin Coiteux font croire à un raisonnement technique. Claude Lefort qualifiait ce type d’illusion d’« idéologie invisible », en ce sens qu’elle prétend être technique alors qu’elle cache une idéologie tout en faisant appel à une société dépourvue de conflits et de divisions internes (2). Les mesures d’austérité font bel et bien partie d’un projet de démantèlement de l’État-providence et d’allègement le plus total des structures institutionnelles. Ainsi, le PLQ agirait plus comme un agent facilitateur pour le despotisme capitaliste que comme acteur garant du bien commun et de l’exercice de la dialectique politique.

D’un point de vue collectif, cette attitude du pouvoir en place représente un affront à la démocratie, qui se veut être un système permettant au peuple de choisir ses gouvernant-e-s et non pas l’accaparement du lieu de pouvoir par une élite imposant son idéologie comme étant une réalité universelle et objective. D’un point de vue individuel, l’austérité « totale » réduit les citoyen-ne-s à n’être que des « entrepreneur-e-s d’eux-mêmes et d'elles-mêmes ». Dans une logique propre au néolibéralisme, on impose aux Québécois-es une liberté et un épanouissement basé uniquement sur la capacité à posséder, à dépenser et à accumuler. Les aptitudes citoyennes ou l’épanouissement personnel et collectif sont complètement rayés de la carte. Comme l’explique Vioulac, quand le Capital devient l’unité unique au détriment de l’avancement du savoir, de la créativité, de la libre pensée ou encore du communautarisme, on force l’individu à sentir qu’il doit devenir une encoche dans cette roue de production économique pour la rendre encore plus efficace. Cette adaptation forcée et intéressée de l’individu au marché se fait dès le plus jeune âge, ce qui contribue à en faire une aptitude intrinsèque : « Il y a ainsi aujourd’hui une tendance au reformatage de l’être humain pour l’adapter sans cesse davantage à l’évolution du capitalisme, pour le rendre de plus en plus performant, efficace, rentable et productif, pour en faire le consommateur [ou la consommatrice] requis[-e] par le marché, et ce, à la fois par la pénétration du pouvoir managérial dans toutes les sphères de la vie sociale – y compris les systèmes éducatifs (1). »

La normalité maladive : nouveau trouble de l’ère moderne?

N’est-il pas flagrant de constater que le président du Conseil du patronat, Martin Coiteux, depuis le tout début de son mandat en 2014, fait référence aux Québécois-es comme étant de simples détenteurs et détentrices de portefeuille. Dans son article portant sur l’austérité, la psychanalyste Dominique Scarfone déplore l’appel des politiques d’austérité à un « conformisme maladif » de la vie mentale. Rappelant les bases de la psychanalyse, la professeure établit qu’un équilibre doit être maintenu entre les traits pulsionnels ainsi que les traits normatifs et rationnels de l’humain pour lui permettre un développement personnel sain. Par ailleurs, selon Scarfone, le discours austère du gouvernement  ferait appel à une zone de sensibilité au refoulement des penchants pulsionnels de la personnalité qui serait présente chez tou-te-s et chacun-e. En d’autres mots, l’argumentaire du PLQ encouragerait les citoyen-n-es à se camper dans leur propension à  se conformer, ce qu’elle qualifie comme étant de la normopathie : « On n’a en effet pas besoin d’aller jusqu’à l’extrême de la normopathie pour être tenté-e d’acquiescer à une figure classique du discours politique de droite : celle qui nous présente la société dans son ensemble comme un corps unique et harmonieux (3). » De ce corps harmonieux, on peut attendre une docilité aveugle et dépourvue de libre conscience. Cependant, le musèlement de l’opposition politique est la clé de voute du totalitarisme.

De cette manière, dans une optique de « totalitarisation » de l’économie, le capitalisme ne peut accepter quelconque opposition. Au Québec, ce sont les mécanismes de redistribution de la richesse ainsi que les ressources mises en commun qui souffrent le plus particulièrement de l’austérité. Au goulag québécois, on retrouve le filet social, qui pourrait être perçu comme étant une poche de résistance à la croissance et à l’efficience. Puisque nos CLSC, nos entreprises d’État, nos écoles publiques, nos CPE et nos CÉGEPS ne sont pas à proprement dit des machines de production de profits à court terme, leur mission n’est plus reconnue ni protégée.

Un choix de société plutôt qu’une fatalité

Le néo-totalitarisme capitaliste affecte l’ensemble des pays industrialisés depuis une trentaine d’années. Par ailleurs, ses effets ne se font pas sentir partout de la même manière. Comme le démontre une récente publication de l’Institut du Nouveau Monde (4), les choix idéologiques de gouvernance font toute la différence par rapport à la distribution de la richesse à l’échelle nationale. En fait, si la mondialisation a bel et bien accru la production de richesse, celle-ci est répartie de manière très inégalitaire. Malgré ce que nous serions tenté-e-s de croire, ces disparités ne sont pas étrangères au Québec. Dans « Les inégalités, un choix de société? Mythes, enjeux et solutions », l’INM insiste sur le fait que les choix politiques font toute la différence dans le maintien des institutions de redistribution de revenus qui deviennent de plus en plus polarisés. Ainsi, le PLQ choisirait-il la croissance au détriment de l’égalité sociale? Effectivement, l’INM en vient à conclure que certains phénomènes de la mondialisation, comme la compétition mondiale pour attirer l’investissement étranger, exercent une pression à la baisse des impôts et à la mise au rancart des politiques de l’État-providence, créant par le fait même des milieux fortement propices aux inégalités sociales (4).

Un jeu gagné d’avance

Par ailleurs, si nous restons dans une optique de recherche de richesse, le gouvernement se tromperait sur tous les fronts, puisque depuis les vingt dernières années, l’augmentation de la richesse créée au Québec s’est traduite dans le PIB, mais pas au niveau du revenu des familles. En se désengageant de sa mission en éducation, en santé et dans les programmes sociaux, non seulement le Québec se trouve hypothéqué par une population malade, moins éduquée et plus propice à développer des problèmes mentaux, mais par le fait même, dont le potentiel de développement économique est fortement réduit (4). Dans son obsession arbitraire d’arriver à l’équilibre budgétaire en 2015-2016, le PLQ s’entête à ruiner une croissance économique à long terme. En laissant la plus grande partie du capital québécois reposer dans les comptes d’épargne de la mince part de la population la plus avantagée, c’est l’ensemble de la communauté qui est privée d’investissements réinjectés dans la société. En abandonnant une communauté entière aux lois arbitraires d’un système économique basé sur une unité de valeur tout à fait abstraite, le PLQ devient un pion de plus dans le grand jeu de la mondialisation totalisante. Ce jeu, par contre, l’élite économique du 1 % l’a gagné d’avance et continuera à en tirer profit encore d’avantage si les règles ne cessent d’être levées en ruinant une quelconque égalité des chances.

Conséquence directe du démantèlement des instances gouvernementales qui se présenteraient comme des résistances au marché libre, une perte de tribune et de légitimité pour l’opposition citoyenne. Fort malheureusement pour le Québec, cet effet pervers semble conséquent avec le type de gouvernance du PLQ. Prétendant s’adresser à l’être rationnel qui sommeille en chacun-e, Couillard présente l’opposition politique comme étant un obstacle nuisible à l’atteinte d’un objectif nécessairement meilleur pour l’entièreté des Québécois-es. Dans une entrevue accordée à L’actualité en octobre 2014, le premier ministre assure être à l’écoute des manifestations de mécontentement des milieux affectés par l’austérité, mais également à l’écoute du silence : « J’écoute. Mais j’écoute aussi le silence, ce qu’il faut savoir faire en politique. Oui, il y a de la grogne, des manifestations, et c’est tout à fait légitime. Je suis franchement heureux de vivre dans un endroit où l’on peut s’exprimer. Mais il y a aussi la population qui travaille, qui s’occupe de sa famille et qui vaque à ses occupations, mais qui n’en pense pas moins. Il faut savoir, à travers le bruit, percevoir la signification du silence (5). » En plus de faire entendre une majorité pourtant silencieuse, le premier ministre sous-entend que c’est la voix des individus se conformant au système imposé qui sera la clé de voute la plus légitime. Ainsi, le silence des normopathes serait plutôt bruyant.  

Malgré tout, si l’abandon du politique par l’élite dirigeante semble s’instaurer comme mot d’ordre dans le monde contemporain, le Québec n’est pas pour autant dépourvu de quelconque projet commun. Au Québec, les clivages sont importants entre la réalité et les préoccupations des citoyen-ne-s des régions, des minorités visibles et des plus ou moins nanti-e-s, pour ne nommer que ces groupes. Par ailleurs, il est particulièrement choquant de constater que le gouvernement libéral dirige une troupe d’individus lourdement armés de leurs portes-feuilles plutôt qu’un peuple riche de sa diversité. Si plusieurs considèrent que nous vivons une époque vide de sens et de vision, la toute première étape pour en sortir est fort probablement une lutte au démantèlement des acquis sociaux rudement mis à l’épreuve par un totalitarisme du Capital. Somme toute, si le totalitarisme implique un élément de puissance contraignante, il suppose également une soumission des individus à un pouvoir total. Refusons de nous soumettre à cet asservissement.

 

(1) Liberté, 2014, « Le totalitarisme sans État. Entretien avec Jean Vioulac », Liberté, Nº 303 (printemps 2014). [En ligne] http://www.revueliberte.ca/content/le-totalitarisme-sans-etat-entretien-...

(2) Ouellet, Maxim, André Mondoux et Marc Ménard, 2014, « Médias sociaux, idéologie invisible et réel : pour une dialectique du concret », Tics et société, Vol. 8 (1-2 2014). [En ligne] https://ticetsociete.revues.org/1391

(3) Scarfone, Dominique, 2015, « Obéir à papa », Liberté, Nº 306 (hiver 2015), pp. 23-25.

(4) Institut du Nouveau monde, 2015 « Les inégalités, un choix de société? Mythes, enjeux et solutions », 58 p.

(5) Castongay, Alec, 2014, « Entrevue avec Philippe Couillard : "Il faut libérer la prochaine génération"», L’Actualité. [En ligne] http://www.lactualite.com/actualites/politique/entrevue-avec-philippe-co... (Consulté le 20 septembre 2014) 

Commentaires

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Intéressant, un point surtout qui, je crois, mériterais un peu de creuser est celui de la globalisation. C'est tout à fait vrai, les États doivent être compétitifs et cette compétition se fait par le bas. Le Transpacifique Partnership risque d'amplifier ce phénomène ....