Au Liban, les femmes en première ligne de la révolution

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Au Liban, les femmes en première ligne de la révolution
Analyses
| par Adèle Surprenant |

Le dimanche 3 novembre dernier, plusieurs centaines de personnes s’étaient donné rendez‑vous devant le Musée national du Liban, à Beyrouth. Une manifestation féministe, en marge du mouvement de contestation populaire toujours en cours, après plus de quarante jours de mobilisation.

Mégaphone au poing, une jeune femme à la voix abîmée par la fatigue s’adresse à la foule. Sur les marches du Musée national, des femmes de partout au pays se sont rassemblées à l’appel d’organisations féministes, cherchant à rappeler leur rôle dans la révolution. Reprenant la mélodie d’un des slogans populaires des manifestations, elles entonnent : « cette révolution est la nôtre / ces rues sont les nôtres / ce moment est le nôtre! »

Une dynamique favorable semble effectivement s’être déployée pour la cause féministe, portée depuis des décennies par la militante et membre fondatrice du « Collective for Research and training on Development Action » (CFTDA), Lina Abou Habib. « C’est énorme le rôle que les femmes sont en train de jouer », s’emballe-t-elle, donnant aussi l’exemple du rôle des femmes dans la récente révolte au Soudan ou encore en Algérie.

La révolution sera féministe où elle ne sera pas

Un rôle d’abord symbolique : au premier jour de la révolution, une vidéo devenue virale montrait une jeune femme repoussant un garde du corps, armé d’un fusil AK-47, d’un coup de pied dans les parties intimes. Ce qui se voulait un geste de légitime défense est vite devenu le symbole de la résistance du peuple au système, la scène ayant notamment été reprise par le graphiste Rami Kanso (voir illustration ci-dessus).

Responsable de ce coup de force, Malak Alaywe Herz est restée, jour après jour, auprès des milliers de femmes qui ont pris la rue. Celles‑ci se sont entre autres illustrées en s’interposant à plusieurs reprises entre les manifestant·e·s et les forces de l’ordre ou des fidèles, que ce soit du Hezbollah ou de Harakat Amal. Une scène que commente Baymara, manifestante de 33 ans originaire du Sud‑Liban, avec ironie : « Nous sommes toujours sur la ligne de front, en train de protéger les hommes et les jeunes, même si on nous a dit toute notre vie que c’était nous qui avions besoin d’être protégées. »

Travailleuse humanitaire engagée dans le mouvement de contestation depuis le premier jour, Baymara se dit féministe, une identité qu’il n’est pas toujours facile d’assumer au Liban.  « Jusqu’à maintenant la plupart des gens ne croyaient pas que les hommes et les femmes sont égaux », commente‑t‑elle, en passant de l’arabe à l’anglais à certains moments, faute d’avoir l’habitude de parler de féminisme dans sa langue, « mais cette révolution a montré à tout le monde que ce n’est pas c’est le cas. »

Baymara appelle cependant à prendre garde à « l’éphémère », trop souvent l’apanage du petit pays moyen-oriental maintes fois détruit et reconstruit[1], rappelant que la bataille pour l’égalité est loin d’être terminée. La parole prise par les femmes dans l’espace public au cours des dernières semaines est de l’ordre du jamais vu, même dans un pays qui se targue d’être le plus libéral du monde arabe.

Quand la démographie l’emporte

Prix du jury au Festival de Cannes, le film Capharnaüm de la réalisatrice libanaise Nadine Labaki attirait l’an dernier les yeux du monde sur la problématique de l’apatridie au Liban. Avec environ 50 000 apatrides sur son territoire, le petit pays de 6 millions d’habitant·e·s[2] ne permet toujours pas aux femmes de transmettre la nationalité à leurs enfants. Alors que la plupart des pays de la Méditerranée du Sud et de l’Est modifiaient leurs lois sur la transmission de la nationalité dès le début des années 2000, les autorités libanaises sont toujours réfractaires à toute modification législative allant dans ce sens. Selon Lina Abou Habib, cela s’explique par des raisons « hypocrites, politiques, et surtout démographiques » : le Liban est régulé par un système de politique confessionnelle, en fonction duquel les postes exécutifs et législatifs sont répartis proportionnellement entre les 18 communautés religieuses reconnues légalement, division basée sur le dernier recensement officiel datant de 1932. À l’époque, la population chrétienne, toutes confessions confondues, était majoritaire, avec 54 % de la population, une tendance qui s’est inversée : les plus récents chiffres du « World Factbook » élevaient à près de 60 % la part de musulman·e·s au Liban. Un jeu de pouvoir démographique qui est encore complexifié par quinze ans de guerre civile, où différentes factions chrétiennes et musulmanes se sont affrontées entre 1975 et 1990.

À l’héritage de la guerre civile - incluant un tissu social profondément fragmenté et un climat de tensions permanentes – s’ajoute la présence importante de réfugié·e·s de Palestine et de Syrie sur le territoire, faisant du Liban le pays accueillant le plus de réfugié·e·s per capita dans le monde, d’après l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Accorder le droit de transmettre la nationalité aux femmes aurait le potentiel d’accentuer la croissance démographique musulmane puisque la majorité des apatrides de Palestine et de Syrie résidant sur le territoire libanais sont de confession sunnite.

Sur un ton ironique, Mᵐᵉ Habib reprend un discours partagé par la classe politique et une partie de la population. « Tous les problèmes sont la faute des réfugié[·e·]s, donc si les femmes ont le droit de transmettre la nationalité, elles vont se marier à tous les Palestiniens et tous les Syriens et leur donner la nationalité », expose celle qui s’oppose fermement à une telle rhétorique. « Du coup, il y a aura beaucoup plus de musulman[·e·]s que de chrétien[·ne·]s, et voilà, l’identité exceptionnellement fantastique du Liban va disparaître! », conclut‑elle sur un ton doux‑amer.

Le privé est politique

La loi sur la nationalité n’est pas la seule à être jugée discriminante par la militante féministe Lina Abou Habib. À titre d’exemple, elle cite, entre autres, les lois codifiant la Caisse nationale de sécurité sociale, basées sur le principe considérant que l’homme est le chef de la famille. Seul acteur économique jugé valable, « son travail reconnu comme essentiel alors que celui de la femme est exceptionnel », ce qui se traduit par plus de droits financiers, d’après Mme Habib.

À la base de la normalisation de ce précepte patriarcal, les Codes du statut personnel régulent au Liban tout ce qui est de l’ordre du droit civil (le mariage, le divorce, etc.) : les Codes structurant le droit civique libanais sont basés sur l’affirmation de l’autorité de l’homme au sein de la famille, reléguant de ce fait la femme à une citoyenneté de seconde zone. « C’est ça, le système confessionnel, » rappelle Mme Habib, « les instances religieuses ont la mainmise sur l’espace privé et l’espace public. »

Une emprise vacillante dont la force semble désormais être contrebalancée par celle de la volonté populaire. Pour cette universitaire, rencontrée lors de la marche du dimanche, le mouvement en cours ne peut mener qu’à la fin du confessionnalisme politique, et donc à la fin d’une forme légale d’oppression patriarcale. Les épaules recouvertes d’un drapeau libanais, elle affirme que « la reconstruction du pays devra se faire avec les femmes, pour les femmes, car on ne peut construire une nation sans prendre en compte la moitié de sa population ».

L’enjeu de la reconstruction d’une identité nationale, s’invitant sur toutes les lèvres, ne semble pas pouvoir se faire au sein du système pourtant bien rodé de la politique confessionnelle. Un constat auquel Mme Habib ajoute que « ce qui est magnifique dans cette révolution, c’est qu’il y a eu une prise de conscience générale que les pouvoirs religieux ne nous protègent pas, mais qu’ils se protègent eux-mêmes ».

Femmes sans être libanaises

Un des enjeux portés par les organisations féministes et la société civile en générale, bien avant le mouvement de contestation, est celui des travailleuses domestiques : le quart des foyers libanais font appel aux services d’une travailleuse migrante pour accomplir les tâches ménagères, ou parfois même pour s’occuper de leurs parents âgés ou de leurs enfants en bas âge.

Ce sont environ 400 000 femmes venues d’Éthiopie, des Philippines, de Madagascar ou encore d’Afrique de l’Ouest pour accomplir le rêve d’une vie et un salaire plus décent. L’illusion est bien souvent décevante, la résidence et le travail de ces femmes étant soumis à un système dit de kefala, soit une sorte de parrainage contractuel entre une population ouvrière issue de l'immigration et des employeurs locaux.

Exclues du code du travail comme de toute forme d’existence civile et citoyenne, les travailleuses domestiques accumulent les expériences de violences physiques, sexuelles et verbales dans le silence, une dénonciation pouvant mener à un bris de contrat et donc, à terme, à leur expulsion du pays.

Même sur la place des Martyrs de Beyrouth, où sont rassemblés des milliers de personnes pour réclamer un système juste et égalitaire, on peut voir des manifestant·e·s en famille, accompagné·e·s de leur employée de maison. Celle‑ci est là uniquement pour faire son travail : une fonction qui, seule, la définit au sein d’une société libanaise raciste et sexiste, pour qui femme et étrangère sont synonymes de double‑invisibilisation.

Pour Rashda, une des rares travailleuses domestiques migrantes rencontrées en manifestation, tout changement en profondeur au Liban ne peut qu’améliorer de manière significative ses conditions de vie et celles de ses collègues. « Pour une fois, j’ai de l’espoir, car je vois bien que le discours des gens commence à changer », confie-t-elle.

La jeune Malgache de 23 ans, en poste depuis quatre ans chez une famille de la municipalité de Batroun, est optimiste : « J’ai entendu ma patronne parler de féminisme pour la première fois la semaine dernière. Peut-être que la semaine prochaine, elle parlera de racisme aussi, non ? »

Une perspective qui prend forme au fil des semaines et des manifestations, où les femmes sont toujours en première ligne, en dépit des récentes altercations avec les fidèles du Hezbollah et du mouvement Amal.

[1] Notamment lors de la Guerre civile libanaise, de 1975 à 1990, et de la Guerre des 33 jours avec Israël, en 2006.

[2] Estimation de la Banque Mondiale, puisque le dernier recensement officiel remonte à 1932.

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