Amour et argent : d’où vient le malaise? Entretien avec Hélène Belleau

Société
Amour et argent : d’où vient le malaise? Entretien avec Hélène Belleau
Entrevues
| par Jules Pector-Lallemand |

Illustrations de Laurence Thibault

Ce texte est extrait du deuxième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Siggi : Dans vos recherches, vous vous êtes intéressée à la gestion de l’argent au sein des couples. Dans un de vos livres[1], vous mentionnez qu’il s’agit d’un sujet qui rend mal à l’aise les personnes que vous interrogez. Pourquoi est-ce si difficile de parler d’argent lorsque l’on est amoureux∙se?

Hélène Belleau (HB) : C’est un sujet tabou.

Avec mes collègues, j’ai mené au cours des dernières années une grande investigation : plus de 100 entretiens approfondis et une enquête statistique auprès de 3600 répondant∙e∙s de partout au Québec. Nous avons demandé à des individus en couple s’ils parlent d’argent et 40 % ont indiqué ne jamais en avoir parlé! Dans les entretiens, les gens disent : « On n’en a pas discuté, ça s’est organisé naturellement. » Si on lit un magazine féminin, on peut retrouver de nombreux articles sur la sexualité, mais rien sur la manière dont deux conjoint∙e∙s gèrent leur argent.

S’il y a un tel malaise à l’intérieur des couples, c’est parce que l’argent et l’amour fonctionnent selon deux logiques apparemment incompatibles. D’un côté, il y a la logique de l’argent, qui correspond au marché, aux intérêts personnels et aux choix rationnels. D’un autre côté, il y a la grammaire amoureuse qui induit des codes de conduite. Une règle importante consiste à faire passer l’autre et le couple avant ses intérêts personnels. On se montre généreux∙se avec l’autre, surtout au début de la relation. Dire à son conjoint ou sa conjointe : « Écoute, je ne trouve pas que la division des dépenses est équitable », c’est très difficile. On peut donner l’impression d’être égoïste et calculateur∙rice alors qu’en amour, c’est l’altruisme qu’on doit mettre à l’avant-plan.

Un autre aspect du code amoureux est la fiction de la durée, idée selon laquelle la relation durera toujours; la rupture n’est pas envisageable. Et même si l’on y pense, on se dit que la séparation se déroulera dans l’harmonie. Les relations d’aujourd’hui ne sont plus basées sur l’institution du mariage, mais sur la confiance.

La logique amoureuse est extrêmement importante. C’est le liant des familles; c’est la colle qui fait tenir le foyer. Contrairement à ce que l’on dit, l’amour ne rend pas aveugle : il y a des codes de conduite que tout le monde connaît et met en pratique. Mais ces codes constituent des obstacles aux discussions autour de l’argent et contribuent à entretenir certaines inégalités financières.

Siggi : Cette logique amoureuse est-elle explicitement connue?

HB : Un jour, j’ai fait une conférence où je présentais les codes de l’amour et, à la pause, il y a quelques personnes qui sont venues me voir pour me dire : « Hélène, c’est dur! » (rires), en voulant dire : « Tu révèles des choses sur lesquelles on garde habituellement un flou. » La logique amoureuse, on la connaît intimement. On demande à un enfant de six ans et il est capable de savoir comment on se comporte quand on est amoureux∙se. Mais on n’en a pas tout à fait conscience, elle reste en effet largement implicite.

Siggi : Même si la grammaire amoureuse fait en sorte que l’on parle peu de finances, il faut tout de même gérer l’argent selon certains principes. Quels sont les modes de gestion que l’on retrouve le plus fréquemment dans les couples au Québec?

HB : Il y a deux grandes logiques de gestion : le partage des dépenses et la mise en commun des revenus.

La première implique de faire une liste des dépenses jugées communes. Cependant, ce qui est en commun varie d’un couple à l’autre, et parfois même au sein du couple. Généralement, il y a le loyer, la nourriture, Hydro, etc. Après, les loisirs, l’informatique, la bière ou les pots de cosmétiques peuvent être inclus ou exclus. Souvent, la liste des choses mise en commun n’existe pas formellement, mais se constitue au jour le jour sans que l’on y réfléchisse nécessairement. C’est comme ça : on glisse dans la vie quotidienne, les choses y sont rarement formalisées. Bref, une fois que l’on a une liste plus ou moins implicite de ce qui est commun, on décide si l’on divise moitié-moitié ou au prorata du revenu.

L’autre façon de fonctionner est la mise en commun des revenus, qui correspond à l’idée du revenu familial. Ce système est à la base de toutes nos politiques sociales. Dans ce mode de gestion, les conjoint∙e∙s mettent tous les revenus ensemble et dépensent à partir de ce pot commun.

Siggi : Y a-t-il un décalage entre les principes guidant la gestion de l’argent et sa mise en pratique?

HB : Les gens nous disent souvent : « Tout est en commun. » Toutefois, lorsque l’on creuse un peu lors des entretiens, on apprend par exemple que le side line (le second emploi), n’est pas partagé. Parfois, c’est aussi le bonus qui est gardé pour soi.

L’autre élément que nous avons récemment découvert est que même quand tous les revenus sont mis en commun, l’épargne, elle, est gérée séparément. Statistiquement, même parmi les jeunes générations, les femmes réduisent leur temps de travail à l’arrivée des enfants alors que les hommes l’augmentent pour compenser. Petit à petit, les écarts de revenus se creusent. Les hommes ont une capacité plus grande à économiser. Les femmes, ayant réduit leur temps de travail, épargnent moins. Plus il y a d’enfants, plus l’écart se creuse. Une femme a en moyenne près de 40 % moins d’économies que son conjoint. Lors d’une rupture, cette situation devient un véritable problème.

Ce n’est pas trop mal quand les couples sont mariés, parce que le droit impose un partage des biens, de la maison familiale et aussi des fonds de retraite. Or, lors d’une rupture dans un ménage en union libre, chacun repart avec ce qu’il ou elle a payé. Beaucoup de femmes se retrouvent alors avec très peu d’épargnes, voire rien du tout. Et ce n’est pas anecdotique : le Québec est le leader mondial des unions libres! Nous vivons d’ailleurs dans la seule province canadienne sans encadrement juridique de ces unions.

Ce déséquilibre touchant l’épargne est rarement connu. Parfois, les conjoint∙e∙s le savent, mais la fiction de la durée et la confiance en l’autre font en sorte que l’on ne s’en soucie pas.

Siggi : Quel serait le mode de gestion de l’argent le plus juste dans un couple?

HB : Je ne pense pas qu’il existe un système parfait. Quand il y a de grands écarts de revenus au sein du couple, le partage des dépenses au prorata peut sembler le plus égalitaire; ainsi, il n’y a pas un∙e conjoint∙e qui essaye de contrôler l’argent de l’autre. Or, le problème est que le niveau de vie du couple est à la hauteur du revenu le plus important. Alors, la personne qui gagne moins vit nettement au-dessus de ses moyens. Elle va avoir un logement plus grand, des vacances plus dispendieuses et de la nourriture plus chère que ce qu’elle pourrait se permettre avec quelqu’un qui a le même revenu. Cette personne — qui est généralement une femme — ne parviendra pas à épargner et devra même piger dans ses économies pour pouvoir suivre ce rythme de vie.

Siggi : La mise en commun des revenus serait-elle la solution pour éviter ce problème?

HB : Ça peut être une solution, à condition de mettre en commun l’épargne. Dans certains couples, ce modèle ne fonctionne cependant pas. L’un∙e est plus anxieux∙se que l’autre en matière de finances. Il se développe alors toutes sortes de stratégies pour empêcher l’autre de dépenser. Un principe important en sociologie de l’économie est que l’on n’oublie jamais d’où vient l’argent. Dans un couple, lorsqu’une personne a un plus grand revenu, celle-ci a plus de légitimité à prendre des décisions liées aux dépenses. On s’en rend compte non pas dans des chicanes ou des négociations, mais plutôt à travers de petites remarques au quotidien. Prenons un exemple : madame revient de magasiner, son chum est dans le salon et dit : « Ah, tu es encore allée magasiner? » Ça paraît anodin, mais cette remarque est en quelque sorte un rappel que l’argent est plus à lui qu’à elle. Se développent en retour des tactiques pour cacher des dépenses, comme enlever l’étiquette d’un vêtement récemment acheté et dire : « C’est ma mère qui me l’a donné. » Il s’agit d’un exemple, mais nos enquêté∙e∙s nous confient toutes sortes de moyens de cacher des dépenses; c’est généralement fait sans malveillance, simplement pour éviter des frictions avec son amoureux∙se.

Siggi : L’argent est-il une grande source de friction dans les couples?

HB : On dit souvent que l’argent est la principale cause de divorce; je ne suis pas d’accord. Je pense qu’au moment d’une séparation l’argent permet plutôt d’exprimer toutes les frustrations et les différences de valeurs. Quelle importance accorde-t-on à la nourriture? Pour certain∙e∙s, c’est important de « manger bio », mais cela coûte bien plus cher. Pour d’autres, c’est le poste de dépense le moins important; ils et elles pourraient toujours manger des pâtes. Même chose pour le rapport à l’éducation : les enfants doivent-ils aller à l’école privée ou publique? Ce sont toutes des questions de valeurs qui s’expriment à travers l’argent. L’argent est un phénomène social total, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss. Il sous-tend toutes nos décisions.

Siggi : Un phénomène que l’on remarque lorsqu’on étudie les couples hétérosexuels est la perpétuation des rapports inégalitaires entre les hommes et les femmes. Dans les grands médias, il est coutume de discuter des inégalités de revenus tandis que, dans les sciences sociales, on aborde souvent l’invisibilisation du travail domestique. Au-delà de ces deux aspects, quels sont les autres déséquilibres fréquemment observés?

HB : Souvent, c’est dans la mécanique du couple. La conjointe qui vient d’avoir un enfant sera généralement plus à la maison et fera donc plus de courses. Ce qu’elle paiera sera davantage liquide : la nourriture et les vêtements, ça ne survit pas au temps. L’homme travaillera souvent plus, aura un meilleur revenu et donc un meilleur crédit. Si le couple s’achète des meubles ou une automobile, le vendeur ou la vendeuse dira : « On va mettre ça à votre nom, monsieur, ça va être plus simple, vous avez un meilleur crédit. » Ce sont des achats solides, des avoirs qui se conservent. S’il advient une dispute et une séparation après 10 ans de vie commune, c’est le nom de monsieur qu’il y aura sur les grosses factures. C’est lui qui gardera les biens durables et madame reprendra ses sacs d’épicerie vides.

Une autre chose intéressante — et c’est une belle petite trouvaille de notre équipe de recherche — se situe sur le plan de la négociation. Nous nous sommes aperçu∙e∙s que les hommes négocient davantage en vases clos. Ils voient habituellement les revenus et les tâches domestiques comme deux sujets distincts. Les femmes ont plus tendance à réfléchir en vases communicants. Si elles travaillent moins, elles font plus de tâches domestiques, ayant en tête que, si leur conjoint se retrouvait un jour plus souvent à la maison, il ferait lui aussi plus de tâches domestiques. La statistique nous montre autre chose : lorsqu’une femme gagne plus que son conjoint, l’homme n’en fait pas plus à la maison.

Siggi : Notre discussion porte surtout sur les couples hétérosexuels. Qu’en est-il chez les couples de même genre?

HB : Il y a peu de différences. La personne qui a un moins grand revenu est souvent désavantagée. Aussi, quand les enfants arrivent, il faut s’en occuper. C’est presque toujours la personne la moins avancée dans sa carrière qui restera à la maison tandis que celui ou celle avec un emploi plus payant et plus stable travaillera plus. On observe alors les mêmes déséquilibres que ceux mentionnés pour les couples hétérosexuels.

Siggi : Tous ces travaux sur l’amour et l’argent vous ont-ils désillusionnée? Font-ils disparaître la « magie » amoureuse?

HB : Pas du tout! Il s’agit plutôt d’une prise de conscience et d’une meilleure compréhension des mécanismes derrière la représentation du couple. Ces réflexes amoureux, nous les avons tous et toutes.

Je dirais que c’est plutôt sur le cadre juridique que mon regard a changé. L’union libre peut vraiment désavantager des femmes en cas de rupture. Le mariage, lui, peut faciliter les choses en permettant de ne pas compter. Quand on demande aux gens pourquoi ils se marient, ils répondent : « Parce qu’on s’aime. » Ce sont des motivations affectives et non juridiques. Les avantages juridiques seront découverts par la suite : un contrat de mariage, c’est aussi un contrat de divorce. En effet, d’un point de vue économique, les femmes mariées sont plus protégées que celles en union libre lors de la séparation.

Siggi : Une sociologue qui fait l’éloge du mariage, on aura tout vu! (Rires.)

HB : Je me surprends moi-même. Lorsque j’étais plus jeune, j’avais parié que je ne me marierais jamais! (Rires.) Ce qui m’importe réellement, ce n’est pas le mariage en soi, mais plutôt son cadre légal. L’idéal serait une réforme du droit de la famille qui encadre les unions libres et protège la personne du couple la plus faible économiquement. Les contrats de vie commune existent, mais presque personne n’en signe. Parler ouvertement d’argent ou d’une éventuelle rupture brise les règles tacites des relations amoureuses.

[1] Delphine Lobet et Hélène Belleau, L’amour et l’argent : guide de survie en 60 questions, Montréal : Les éditions du remue-ménage, 2017.

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