En Colombie, plus ça change, plus pareil : les plus récentes péripéties d’un État policier

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En Colombie, plus ça change, plus pareil : les plus récentes péripéties d’un État policier
Opinions
| par Alexandre Dubé-Belzile |

« Être Gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu... »[1].

Plus ça change, plus c’est pareil. En Colombie, les enjeux qui font actuellement couler beaucoup d’encre sont les mêmes qu’il y a une, deux, trois, quatre, voire six ou même sept décennies : trafic de drogue, groupes armés, violence, instabilité politique et corruption. Toutefois, la complexité de la situation s’aggrave de manière plutôt constante : il est de plus en plus difficile d’attribuer les crimes commis à un groupe en particulier ou à une institution précise, et il est encore plus difficile de démêler les relations nouées entre ces mêmes groupes et institutions. Contrairement aux représentations souvent faites dans les médias, il ne s’agit pas d’une guerre contre le mal, dans ce cas la drogue, ou pour certain·e·s, le communisme. En effet, derrière une chasse aux sorcières, on découvre une situation complexe et une démocratie extrêmement fragile, dont l’examen est d’autant plus important au lendemain des élections prévues le 29 mai.

Si l’on en croit la devise qui apparaît dans la légende de la photographie ci-haut, prise par l’auteur dans le musée historique de la police à Bogotá, un bon gouvernement dépend d’une bonne police! Or, un État dont la légitimité dépend de la répression ne peut avoir comme résultat que ce que nous constatons en Colombie. En effet, l’année 2021 aurait été l’année la plus violente depuis l’accord de paix historique de 2016[i] entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), la guérilla la plus connue du pays, avec, en plus, l’augmentation du recrutement d’enfants et d’adolescent·e·s. Pour l’année, on enregistre 93 massacres, 146 déplacements massifs forcés de population et 228 combats entre les forces de l’ordre et les groupes armés illégaux[ii]. À tout le moins, ce sont là les chiffres officiels. Malheureusement, comme l’État amalgame guérillas et groupes criminels et que les paramilitaires travaillent essentiellement pour le gouvernement, il devient difficile d’attribuer la responsabilité de ces actes de violence répétés à un groupe plutôt qu’à un autre.

Les belligérants infatigables

Du côté de l’arène politique officielle d’un système démocratique en façade seulement, la coalition menée par Gustavo Petro, ex-membre de la guérilla M-19, semblait en voie de remporter les élections qui avaient lieu à la fin du mois. Son parti avait déjà été élu majoritairement au Sénat[iii]. Malgré un programme politique légèrement plus progressiste que les idées qui ont constamment prédilection en Colombie, on dénonce déjà de la fraude[iv] et on met en garde contre un éventuel « coup d’État »[v], comme si s’écarter de la tendance ultradroitiste et corrompue relevait du péché mortel! Le « théâtre » offert par les partis politiques en Colombie paraît insipide. Même s’il y avait traditionnellement un Parti conservateur et un Parti libéral, il y a de nos jours toute une palette de partis aux noms qui portent tous plus à confusion les uns que les autres : Centro Democrático, Partido Cambio Radical, Partido de la Unión por la Gente, Partido conservador, Movimiento Independiente de Renovación Absoluta, Colombia Justas Libre (tous de droite) et quelques partis plus à gauche (Partido Liberal, Allianza verde, Polo, Dignidad, Unión Patriótica et Allianza Social Indepediente[vi]. Au fond, l’État reste au service d’une élite commerçante et les partis au pouvoir restent plutôt aliénés des masses. La situation est rendue plus complexe en raison du nombre d’alliances et de mouvements de partis réalisés à des fins stratégiques, mais également plus simple parce que, dans le fond, devant cet immense chaos, ce qui mènerait les gens à voter serait un gain personnel obtenu auprès d’un parti en échange d’un vote[vii]. En Colombie, les partis politiques sont perçus comme irrémédiablement corrompus et n’inspirent pas du tout confiance. En fait, si on cherche les secteurs progressistes les plus actifs, il faut les chercher du côté des mouvements locaux citoyens ou paysans.

Parmi les groupes armés actifs, on dénombre l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional – ELN), de nombreux groupes qui faisaient jadis partie des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia -FARC), qui ont décidé de retourner au maquis après l’accord, et les Autodefensas Gaitanista de Colombia (AGC), aussi connu sous le nom de Clan du Golfe, un groupe paramilitaire d’extrême droite, anciennement une faction des Autodefensas Unidas de Colombia (AUC)[viii]. Ce dernier groupe aurait le soutien plus ou moins tacite de l’État. En effet, après l’arrestation de quelques leaders de l’AUC et l’extradition de certains aux États-Unis, Vicente Castaño, frère des fondateurs des AUC Fidel et Carlos Castaño, a hérité du contrôle des effectifs existants du groupe. Ils ont depuis pris le contrôle d’une bonne partie du trafic de drogue, entre autres activités criminelles. En 2013, il aurait renoué des relations avec les autorités à Medellín. En 2016, le groupe revendiquait sa place à la table des négociations, ce que refusait l’ancien président Juan Manuel Santos. En 2018, le groupe existait encore, mais après l’élection de Iván Duque, son gouvernement a brossé l’éléphant dans la pièce sous le tapis et a commencé à prétendre que le groupe ne représentait pas vraiment une menace, et ce, même s’il luttait toujours avec les autres groupes armés pour le contrôle des territoires[ix]. Peu importe le groupe armé dont il s’agit ou les idées défendues, le conflit en Colombie revêt indéniablement un caractère raciste, les populations afro-colombiennes et autochtones étant très souvent les victimes de toute cette violence[x].

Malheureusement, cette situation n’est pas nouvelle. En effet, dans les années 1980, l’Union patriotique, un parti fondé par les FARC qui devaient quitter le maquis, a vu ses membres assassiné·e·s un·e à un·e dans le cadre de ce qu’on a appelé un génocide politique[xi], après l’accord de la Uribe. Ce génocide aurait fait au moins 5 700 victimes[xii]. Or, depuis l’accord de La Havane, les FARC qui ont laissé la lutte armée se font également assassiner, comme les meneur·euse·s de mouvements sociaux. En effet, depuis l’accord de 2016, on dénombre plus de 1 300 assassinats[xiii]. Il ne s’agit pas du seul problème auquel fait face la Colombie. Outre le fait que d’autres groupes, comme l’ELN, n’ont pas été invités à la table des négociations, sans parler de la société civile, le président Iván Duque, élu après que Santos ait mené à bien les négociations, s’est affairé à saboter cet accord[xiv]. Les militant·e·s sont traité·e·s comme des criminel·le·s[xv] et on les amalgame à la guérilla et au trafic de drogues. Par exemple, pour la compagnie pétrolière et gazière canadienne Gran Tierra, les manifestations ne sont qu’un obstacle parmi tant d’autres à l’extraction de ressources[xvi].

La situation actuelle sur le terrain

Dans le cadre de nos recherches pour cet article, notre contact du Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC), Blandine Fuchs, coordonnatrice des accompagnements, nous a mis en contact avec Isabel Gonzalez, militante colombienne, dont l’affiliation ne peut être précisée dans le cadre de cet article pour des raisons de sécurité. En effet, l’entrevue a été menée dans la plus grande discrétion, dans les locaux de l’organisation, qui se trouvent dans une maison sans identification aucune. Il va sans dire que le nom qui apparaît ici est entièrement fictif afin de protéger son anonymat et sa vie, ni plus ni moins. Madame Gonzalez dresse un portrait sombre de la situation actuelle de son pays; elle nomme une panoplie d’enjeux économiques, sociaux et environnementaux auxquels fait face la population colombienne. Elle a commencé par dire que les réseaux de défense des droits de la personne colombiens ont de plus en plus de peine à obtenir du soutien de l’étranger, sous forme d’accompagnant·e·s, c’est-à-dire de bénévoles détenteur·trice·s de passeports occidentaux qui suivent les militant·e·s de défense des droits de la personne dans leurs déplacements pour servir de boucliers face à l’intimidation, voire aux agressions de la part des forces de l’ordre ou d’autres groupes criminels ou paramilitaires qui leur sont subordonnés. Le comité Fonseca, d’Italie, un groupe de miltiant·e·s qui avait auparavant envoyé des bénévoles en Colombie, a, en raison de la pandémie, décidé de se concentrer sur les problèmes de son pays. Évidemment, la pandémie rend les voyages plus difficiles et le gouvernement colombien a commencé à restreindre l’accès au pays en imposant des visas pour toute activité autre que le tourisme. Ainsi, les accompagnateur·trice·s étranger·ère·s sont vite déporté·e·s. C’est le risque nous courrions également. Comme collaborateur indépendant de la revue L’Esprit libre, il n’était pas évident d’obtenir un visa de journalisme. À cette difficulté à obtenir du soutien s’ajoutent les conditions résultantes de crises économiques et de changements climatiques, qui font que la situation en Colombie ne s’améliore pas.

De nombreux accords de libre-échange, dont celui signé en 2008 entre le gouvernement Harper et l’État narcocriminel d’Alvaro Uribe[xvii], ont contribué à une privatisation. En théorie, cet accord stipulait que la Colombie devait produire de rapports sur les droits de la personne, mais dans la pratique, mais cette clause n’est pas vraiment respectée. En effet, les rapports sont des ramassis de généralité et sont somme toute assez superficiels[xviii]. Depuis lors, les entreprises en ont profité pour faire signer à la Colombie des contrats au détriment des paysan·e·s. En plus de l’extraction de minerais, il y a de nombreuses monocultures de fleurs, de bananes, de café et d’avocats. Cette dernière culture d’exportation a de nombreux effets néfastes : « [l’]accaparement des terres par des mains étrangères, la déforestation, l’accaparement et la contamination des eaux[xix] ».

Il y a également une industrie du papier. Les produits chimiques utilisés sont très nocifs pour la santé et les travailleur·euse·s deviennent rapidement très malades (avortements, problèmes de poumons). Enfin, la pandémie a imposé un confinement sans aucun filet de sécurité sociale. Les législations visant à assurer l’approvisionnement en nature favorisaient les importations au détriment des paysan·e·s. À ce jour, la situation est telle que l’ONU craint une pénurie alimentaire prochaine[xx]. Pour aggraver le problème, un peu comme partout ailleurs, y compris au Québec et au Canada, les grands médias sont contrôlés par les grands propriétaires (dans ce cas-ci terriens) et ne parlent évidemment pas de ces enjeux[xxi]. En effet, on préfère plutôt aborder les sujets plus distrayants, comme la descendance des hippopotames de Pablo Escobar qui pullulent maintenant dans les régions rurales de l’Antioquia[xxii], ce qui donne tout son sens à l’expression utilisée par Chomsky et Hermann dans leur ouvrage sur la « fabrication du consentement », et pour qui les médias hégémoniques étaient « l’équivalent moderne du cirque romain »[xxiii].

En plus de ces problèmes économiques à l’échelle nationale, le peuple colombien est confronté à de nombreux fléaux sociaux : violence quotidienne, manque d’emplois et accès difficile à l’éducation, inégalités sociales, corruption, règne de la terreur de l’armée. Les gens en ont ras le bol et c’est pour ça qu’ils sont sortis dans les rues en 2021. Par ailleurs, madame Gonzalez souligne qu’ils n’ont pas été rassemblés ou organisés par une organisation. Il s’agit d’un soulèvement spontané. Comme l’affirme Yves Carrier, membre d’une mission d’observation des droits de la personne en Colombie envoyée du Québec au début de 2022 :

« L’explosion sociale en Colombie se produit exactement le 28 avril 2021 […] Cette journée de mobilisation nationale est convoquée suite au dépôt d’un projet de loi qui baisse les impôts des plus riches, élève les taxes sur les produits de consommation, transforme à la baisse les pensions de vieillesse et privatise les études supérieures et les soins de santé. La population s’est soulevée en bloc parce que déjà leurs conditions de vie étaient intenables. »[xxiv]

Depuis des décennies en Colombie, mais surtout depuis les années 1990, lorsque les conflits armés et la violence liés au narcotrafic sont à leur zénith, les populations doivent fuir leurs communautés et leur maison, et s’amassent aux périphéries des grandes villes comme Bogota, Medellín, Barranquilla ou encore Bucaramanga[xxv]. C’est ce qui explique, entre autres, l’insécurité et le haut taux de criminalité dans ces villes. En effet, les assassinats et les féminicides ont lieu dès la tombée de la nuit[xxvi]. Même le jour, il n’est pas recommandé de sortir son téléphone en pleine rue. C’est l’une des raisons pour lesquelles on tue. Madame Gonzalez insiste sur le terme de « conflit social et armé », car les zones d’extraction des ressources et les zones de conflits se superposent presque parfaitement. Les belligérants sont l’armée, les paramilitaires, l’ELN, en plus de groupuscules anciennement associés aux FARC qui ont soit rejeté d’entrée de jeu l’accord de la Havane de 2016, soit repris le maquis après avoir constaté que l’État ne respectait pas leur part de l’accord. C’est le cas d’Iván Márquez, qui avait représenté la principale guérilla colombienne lors des négociations[xxvii].

Cette superposition presque parfaite de zones d’extraction et de zones de conflits s’expliquerait par le fait que les grands propriétaires et les gens qui gouvernent le pays sont les mêmes personnes! En fait, pour madame Gonzalez, là où il y a des problèmes de droit de la personne, il y a des pratiques extractivistes et des intérêts économiques ou stratégiques d’un point de vue géographique, qui sont défendus par l’État colombien, par l’armée et par les groupes armés. L’armée sert les intérêts des multinationales avant tout. En effet, selon une brochure du PASC, plus de 10 % de l’armée, soit 3 000 militaires, seraient affecté·e·s aux côtés de mercenaires, de paramilitaires et d’agences de sécurité privée, à la protection des ressources pétrolières et minières et, dans certains départements de la Colombie, ce serait le cas de près de 80 % des effectifs[xxviii]. Il y a beaucoup d’entreprises étrangères, dont plusieurs canadiennes. L’État colombien, subissant les pressions du Capital, doit céder. Madame Gonzalez raconte qu’un sénateur a voulu se rendre sur les terres par rapport auxquelles il avait reçu des plaintes relatives aux droits de la personne et ce dernier s’est vu refuser l’accès par l’armée colombienne elle-même.

Mais enfin, pourquoi l’armée est-elle si puissante? Pour madame Gonzalez, la réponse est simple. Les entreprises appartiennent à ceux-là mêmes qui contrôlent l’exécutif. Malheureusement, le judiciaire n’arrive pas à exercer ces fonctions de manière indépendante et de nombreux crimes restent impunis, incluant ceux des paras qui travaillent pour le gouvernement, et le gouvernement lui-même. Les petit·e·s criminel·le·s sont souvent payé·e·s pour plaider coupables et ceux qui donnent les ordres s’en lavent les mains. Dans les régions marginalisées, les institutions de l’État sont absentes. La seule présence du pouvoir se fait grâce à l’armée, voire les paramilitaires, comme sur la côte, et l’imputabilité est évidemment inexistante. Ainsi, dans ces régions, les entreprises font parfois directement affaire avec ces groupes armés. Par exemple, au Nord, dans la Guajira, l’entreprise américaine Chiquita, l’un des plus grands producteurs et distributeurs de bananes au monde, aurait embauché des paramilitaires pour assassiner des leaders syndicaux·ales, ce qui n’est qu’un cas parmi tant d’autres[xxix]. Les paramilitaires sont aussi souvent embauché·e·s pour vider les territoires où des activités d’extraction doivent avoir lieu[xxx].

Un terrorisme colombien soutenu par le Canada

Enfin, si l’armée colombienne reçoit un important soutien des États-Unis par l’entremise du Plan Colombia[xxxi], le Canada offre aussi son aide au terrorisme d’État colombien au nom de la guerre contre la drogue, et ce, dans le cadre, entre autres, du Programme d’instruction et de coopération militaire (PICM), du Joint Interagency Task Force South (JIATF-S), du Programme d’aide au renforcement des capacités antiterroristes (PARCAT) et du Programme d’aide à l’instruction militaire (DPAIM). Le Canada fournit également de l’équipement militaire, et la GRC et le SCRS collaborent avec les services de renseignements colombiens[xxxii].

Au Canada, Simon-Pierre Savard-Tremblay, représentant de la circonscription de Saint-Hyacinthe-Bagot au parlement fédéral depuis 2019 et aussi porte-parole du Bloc Québécois en matière de commerce international, affirme que l’idée d’un ombudsman ou d’une ombudswoman pour porter plainte contre les minières canadiennes à l’étranger a été mise de l’avant, mais, en dépit des promesses du premier ministre, cela ne s’est jamais concrétisé[xxxiii]. La création d’une représentation diplomatique du Québec en Colombie[xxxiv] a récemment été annoncée. Le projet aurait plutôt pour but de faciliter l’immigration de travailleur·euse·s de la Colombie, soi-disant parce que ces dernier·ère·s s’intègreraient mieux ou, en d’autres mots, parce qu’ils et elles sont plus facilement assimilables et résisteraient moins à ce qui se dessine très clairement comme un impérialisme québécois. Fort heureusement, au regard de ce nous avons vu en Colombie, le gouvernement de la CAQ se trompe royalement. Enfin, nous aurions espéré qu’une politique étrangère québécoise aurait valorisé la solidarité avec toutes les luttes anti-impérialistes du monde.  

Un projet hydroélectrique controversé

Si vous souhaitez avoir un exemple de la mauvaise gestion du gouvernement et de l’influence néfaste des gouvernements étrangers en Colombie, prenez le projet hydroélectrique Hidroituango, partiellement financé par le gouvernement québécois[xxxv], qui serait à mettre en parallèle avec les grands projets hydroélectriques au Québec, qui se sont le plus souvent faits au détriment des populations autochtones[xxxvi]. Le projet hydroélectrique, encore inachevé à ce jour, devait harnacher la rivière Cauca, dans l’Antioquia. En 2008 a été créé le mouvement Rios Vivos pour dénoncer l’expulsion brutale de paysan·e·s des territoires destinés au projet et la catastrophe écologique que le barrage devait entraîner. En effet, d’une part, les autorités colombiennes avaient octroyé un permis de construction, et ce, négligeant de tenir compte adéquatement de sept failles géologiques. D’autre part, l’entreprise chargée du projet, Empresas Públicas de Medellín, avait déjà une très mauvaise réputation.

Malgré les démarches judiciaires, de sérieux incidents se sont multipliés. Un tunnel s’est effondré, causant un grave éboulement. Des infrastructures essentielles, telles que des écoles et des hôpitaux, ont été détruites. Les habitant·e·s des zones affectées se sont retrouvé·e·s à la rue et sans travail. Tout cela s’ajoute aux souffrances déjà endurées par ces populations, dont la plupart ont survécu aux conflits armés qui sévissent dans la région depuis les années 1980, emportant même des cimetières et des fosses communes, reliques de ce sombre passé, qui avait fait en sorte que près de 300 personnes avaient été portée disparues. Depuis lors, comme si ce n’était pas assez, les leaders sociaux·ales continuent de se faire assassiner et les paramilitaires ont forcé plus de 4 000 personnes à abandonner leur demeure, leur bétail et leurs possessions pour la construction du barrage. Enfin, il faut bien noter qu’il s’agit d’un projet public, financé par la Banque interaméricaine de développement (BID), la banque BNP Paribas et la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ)[xxxvii], c’est-à-dire que c’est de l’argent des contribuables qui est ainsi gaspillé. Notre responsabilité est donc d’autant plus grande, au moins autant que devraient l’être notre indignation et notre motivation à changer les choses.

Les élections de mai : un nouveau faux-espoir à l’horizon?

Les relations entre les gouvernements latino-américains et les mouvements sociaux, qui mènent le plus souvent les luttes, sont pour le moins tumultueuses, en Colombie comme ailleurs en Amérique latine.[xxxviii]. Or, il y a lieu de s’interroger sur les dynamiques qui ont placé ces gens au pouvoir, d’une part, mais aussi sur les relations qui ont été maintenues ou non entre ces leaders et les mouvements sociaux. À cet égard, on pourrait parler des cas de Nicolás Maduro au Venezuela[xxxix] ou encore de Daniel Ortega au Nicaragua[xl], qui se sont totalement aliénés par rapport aux mouvements sociaux ou révolutionnaires qui les ont portés au pouvoir. Au Brésil et en Uruguay, cela a aussi été le cas, le Frente Amplio et le Parti des travailleurs ayant un effet hégémonisant sur les mouvements sociaux[xli]. C’est pourquoi, par ailleurs, le mouvement des terres s’est éventuellement distancé de l’État brésilien[xlii]. Un phénomène similaire s’est déroulé en Bolivie, où le Mouvement vers le socialisme (Movimiento al Socialismo – MAS), s’est peu à peu institutionnalisé pour intégrer la classe politique, et pour ultimement s’aliéner des mouvements sociaux et des autres dynamiques populaires[xliii].

Ce ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres. Enfin, cela jette un éclairage plus nuancé sur ce que pourrait représenter la victoire de Gustavo Petro, parce qu’aucun de ces gouvernements n’a vraiment réussi à transformer la structure de l’État qu’ils gouvernaient. Ils ont seulement appliqué des réformes qui ont ensuite été défaites par les mouvements de droite qui ont suivi. C’est là que les mouvements sociaux acquièrent un certain avantage[xliv]. Au lendemain de l’élection, pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, d’un gouvernement progressiste, quelles relations devront avoir avec lui les mouvements sociaux[xlv]? Il ne semble pas y avoir d’issue facile, mais une chose est certaine : les mouvements sociaux devront rester forts et autonomes par rapport à l’État, peu importe les discours tenus par des leaders prétendument progressistes[xlvi] (de Sousa Santos 2001; Duque et Rodriguez 2022).

 

CRÉDIT PHOTO: « Habrá buen o mal gobierno, si hay buena o mala policia » (Il y aura un bon ou un mauvais gouvernement s’il y une bonne ou une mauvaise police), Musée historique de la police, Bogotá, Colombie, photo de l’auteur.

 

[1] Louis-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, Paris : Garnier, 1851.

[2] Voir l’article de l’auteur : Alexandre Dubé-Belzile, « Quelle paix ? Le fossé infranchissable entre la politique colombienne et les inégalités sociales », janvier 2017. http://revuelespritlibre.org/quelle-paix-le-fosse-infranchissable-entre-....

[3] Adriaan Aselma, « Armed conflict resurged throughout Colombia: war crimes tribunal », Colombia Reports, 19 février 2022. https://colombiareports.com/armed-conflict-resurged-throughout-colombia-war-crimes-tribunal/ (consulté 27 avril 2022).

[4] Adriaan Aselma, « Colombia announces dramatically revised Senate election results: National Registry finds 390,000 extra votes for opposition party », Colombia Reports, 19 mars 2022. https://colombiareports.com/colombia-announces-dramatically-revised-sena....

[5] Adriaan Aselma, « Colombia’s opposition recovering ‘stolen’ congressional seats ». Colombia Reports, 17 mars 2022. https://colombiareports.com/colombias-opposition-recovering-stolen-congr...(consulté le 27 mars 2022).

[6] Adriaan Aselma, « Colombia’s political parties avert ‘coup’ ». Colombia Reports, 23 mars 2023. https://colombiareports.com/colombias-political-parties-avert-coup/(consulté le 27 mars 2022).

[8] RFI, « Législatives en Colombie : la gauche favorite, malgré “l’achat des votes” ». RFI, 22 mars 2022. https://www.rfi.fr/fr/am%C3%A9riques/20220313-l%C3%A9gislatives-en-colombie-la-gauche-favorite-malgr%C3%A9-l-achat-des-votes (consulté le 27 mars 2022).

Anne Proenza, « En Colombie, des élections à bâtons corrompus ». Libération, 12 mars 2022. https://www.liberation.fr/international/amerique/en-colombie-des-elections-a-batons-corrompus-20220312_SBBPJTY26BCIFK7H6XYU7LBHJM/ (consulté le 27 mars 2022).

[9] Ibid.

[10] Colombia Reports, « Gaitanista Self-Defense Forces of Colombia (AGC) / Gulf Clan », Colombia Reports, 25 octobre 2021. https://colombiareports.com/agc-gulf-clan/ (consulté le 27 avril 2022).

[11] Adriaan Aselma. 2022c. « White supremacy in Colombia | Part 5: the racist war », 11 mars 2022, Colombia Reports. https://colombiareports.com/white-supremacy-in-colombia-part-5-the-racist-war/ (consulté le 27 mars 2022).

[12] Andrei Gomez-Suarez, Genocide, Geopolitics and Transnational Networks: Con-textualising the destruction of the Union Patritia in Colombia, New York : Routledge, 2015.

[13] Adriaan Aselma, « Colombia’s war crimes tribunal: 5,700 killed in political extermination », Colobia Reports, 4 mars 2022. https://colombiareports.com/colombias-war-crimes-tribunal-5700-killed-in....

[14] El Colombiano, « Asesinan a Víctor Manuel Pacheco, líder social en Fortul, Arauca ». El Colombiano, 5 février 2022. https://www.elcolombiano.com/colombia/asesinan-a-lider-social-victor-mac...(consulté le 27 mars 2022).

[15] Yves Carrier, « Constats préliminaires de la mission d’observation des droits humains en Colombie », Carrefour d’animation et de participation à un monde ouvert (CAPMO), janvier 2022. https://capmo.org/comptes-rendus/329-constats-preliminaires-de-la-missio... (consulté le 27 mars 2022).

[16] Ibid.

[17] Bnamericas. 2021. « Gran Tierra Energy Inc. proporciona actualización sobre el impacto de las protestas y bloqueos nacionales en Colombia ». Bnamericas, 18 mars 2021. https://www.bnamericas.com/es/noticias/gran-tierra-energy-inc-proporcion...,)% 20%2D%20Gran%20Tierra%20Energy%20Inc (consulté le 27 mars 2022).

[18] Colombia Working group, « La Colombie dans l’ombre des abus de droits humains ». PASC, juillet 2015. http://pasc.ca/fr/CWG (consulté le 27 mars 2022).

[19] Yves Carrier, Op. Cit., note 16.

[20] La Cola de Rata y La Liga Contra el Silencio, « El Aguacate desata conflictos en el Eje Cafetero ». Censat Agua Viva, 2021. https://censat.org/es/analisis/el-aguacate-desata-conflictos-en-el-eje-cafetero-9809 (consulté le 27 mars 2022).

[21] Adriaan Alsema, « UN flags Colombia as ‘hunger hotspot’: Almost 14% of population would lack food security ». Colombia Reports, 31 janvier 2022. https://colombiareports.com/un-flags-colombia-as-hunger-hotspot/ (consulté le 27 mars 2022).

[22]Nolwenn Jaumouillé, « En Colombie, des médias se liguent pour raconter les histoires interdites ». Ina : la revue des médias, 13 janvier 2022. https://larevuedesmedias.ina.fr/colombie-journalistes-ligue-contre-silence-medias-independants-liberte-presse (consulté le 27 mars 2022).

[23] El Colombiano, « Hipopotamos se pasean por las calles de Doradal ». El Colombiano, 3 mars 2022.

[24] Edward S. Herman et Noam Chomsky, Manufacturing Consent: The Political Economy of the Mass Media, New York, Pantheon Books, 1988, p. XVIII

[25] Yves Carrier, Op. Cit., note 16.

[26] Montoya, Miguel Osorio, et Julio César Herrara, « El morro de Moravia se termina de poblar sin control alguno », El Colombiano, 3 mars 2022.

[27]Hayley McCord, « Impunity for femicide in Colombia is still above 90% », The Bogota Post, 27 septembre 2021. https://thebogotapost.com/impunity-for-femicide-in-colombia-is-still-above-90/49317/ (consulté le 27 mars 2022).

[28]Gilian Maghmud, « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire », LVSL, 22 septembre 2019. https://lvsl.fr/en-colombie-le-rearmement-des-farc-et-la-revanche-de-lextreme-droite-paramilitaire (consulté le 27 mars 2022).

[29] Projet Accompagnement Solidarité Colombie, « Ciblons les profiteurs canadiens de la guerre en Colombie », PASC, 2012, p.3. https://pasc.ca/sites/pasc.ca/files/u6/depliantprofiteurs7.pdf (consulté le 27 mars 2022).

[30]Horacio Duque Giraldo, « Guillermo Gaviria Echeverri, el decano de los para empresarios ». Rebelión, 19 décembre 2012. https://rebelion.org/guillermo-gaviria-echeverri-el-decano-de-los-para-empresarios/ (consulté le 27 mars 2022).

Amy Goodman, « El gran traspié de Chiquita ». Rebelion, 22 juillet 2007. https://rebelion.org/el-gran-traspie-de-chiquita/ (consulté le 27 mars 2022).

[31] Yves Carrier, Op. Cit., note 16.

[32] Natalio Cosoy, « Has Plan Colombia really worked? » BBC News, 4 février 2016. https://www.bbc.com/news/world-latin-america-35491504 (consulté le 27 mars 2022).

Jack Norman, « US aid to Colombia will grow to $448 million in 2020, largest amount in 9 years ». Colombia Reports, 19 décembre 2019. https://colombiareports.com/amp/us-aid-to-colombia-will-grow-to-448-million-in-2020-largest-amount-in-9-years/ (consulté le 27 mars 2022).

[33] Projet Accompagnement Solidarité Colombie, Op. Cit., note 29, p.7-8.

[34] Yves Carrier, Op. Cit., note 16.

[35] Marc-André Gagnon, « Un nouveau Bureau du Québec en Colombie : La ministre Nadine Girault annonce l’implantation d’une 34e représentation à l’étranger ». Journal de Montréal, 13 avril 2022. https://www.journaldequebec.com/2022/04/13/un-nouveau-bureau-du-quebec-en-colombie (consulté le 27 mars 2022).

[36] Yves Carrier, Op. Cit., note 16.

[37] Stéphane Savard, « Les communautés autochtones du Québec et le développement hydroélectrique ». Recherches amérindiennes au Québec, 2009, 39 (1‑2) : 47‑60.

[38]Isabel Cristina Zuleta. 2021. « Hidroituango : désastre socio-environnemental et responsabilité internationale ». IdeAs, 2021, 17. http://journals.openedition.org/ideas/10013 (consulté le 27 mars 2022).

[39] Soledad Stoessel, « Giro a la izquierda en la América Latina del siglo XXI », Polis Revista Latinoamericana, 2014, no 39 : 129‑56.

Yani Vallejo Duque et Alfonso Insuasty Rodriguez, « Organizaciones sociales de cara a gobiernos progresistas en Latinoamérica: ¿apoyo o subordinación? », Desinformémonos, 3 mars 2022. https://desinformemonos.org/organizaciones-sociales-de-cara-a-gobiernos-progresistas-en-latinoamerica-apoyo-o-subordinacion/ (consulté le 27 mars 2022).

[40] Alexandre Dubé-Belzile, « Le visage en décomposition de la révolution bolivarienne : le Venezuela en crise ». 21 juin 2017. http://revuelespritlibre.org/le-visage-en-decomposition-de-la-revolution-bolivarienne-le-venezuela-en-crise (consulté le 27 mars 2022).

[41] Alexandre Dubé-Belzile, « Nicaragua : la société du spectacle sandiniste en Amérique centrale ». Revue L’Esprit Libre, 12 septembre 2019. https://revuelespritlibre.org/nicaragua-la-societe-du-spectacle-sandiniste-en-amerique-centrale (consulté le 27 mars 2022).

[42] Pablo Ospina Peralta, « Gobiernos, progresismos y organizaciones populares ». Nueva Sociedad, juin 2016. https://www.nuso.org/articulo/progresismos-y-organizaciones-populares/ (consulté le 27 mars 2022).

[43] El país, « Los Sin Tierra “vetan” la presencia de Lula en su congreso de Brasilia : La cita arranca con elogios a las “revoluciones” de Cuba y Venezuela », El pais, 12 juin 2007. https://elpais.com/internacional/2007/06/13/actualidad/1181685606_850215.html (consulté le 27 mars 2022).

[44] Zuazo, Moira. 2010. « ¿Los movimientos sociales en el poder? El gobierno del MAS en Bolivia ». Nueva Sociedad, NUSO Nº 227, mai-juin 2010. https://nuso.org/articulo/los-movimientos-sociales-en-el-poder-el-gobierno-del-mas-en-bolivia/ (consulté le 27 mars 2022).

[45] Yani Vallejo Duque et Alfonso Insuasty Rodriguez Carrier, Op. Cit., note 48.

[46] Yani Vallejo Duque et Alfonso Insuasty Rodriguez Carrier, Op. Cit., note 48.

[47] Yani Vallejo Duque et Alfonso Insuasty Rodriguez Carrier, Op. Cit., note 48.

Sousa Santos, Boaventura de. 2001. « Los nuevos movimientos sociales ». OSAL, 2001.

 

 

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