Y a-t-il une justice pour les « mauvaises victimes » d’agressions sexuelles?

Canada
Y a-t-il une justice pour les « mauvaises victimes » d’agressions sexuelles?
Opinions
| par Alexandra Bahary |

Processus judiciaire, victime « idéale » et victim blaming.

"Why couldn’t you just keep your knees together? (1)

Rapportés dans L’actualité en novembre dernier, ce sont les propos que le juge Robin Camp de la cour provinciale de l’Alberta a adressés à une plaignante lors d’un procès pour agression sexuelle sous sa gouverne. Le juge Camp a été réprimandé de manière quasi-unanime par le public canadien, lectorat du Journal de Montréal compris. Ils équivalent à demander à la victime d’un tir par balle pourquoi elle n’a pas esquivé la balle, rappelaient certain-e-s, dont l’humoriste Louis T. à Bazzo.TV (2). « Et pourquoi pas une destitution???? », « comment un homme avec un raisonnement aussi stupide peut-il être juge » (sic), « [d]evrais se faire enculer pis lui demander pourquoi ta pas fermé tes jambes » (sic) proposaient même avec engouement certain-e-s commentateurs-trices dudit Journal de Montréal. Ces paroles ‒ en soi caricaturales ‒ lui ont même valu une caricature du National Post (3). À la suite d’un examen du Conseil canadien de la magistrature, il n’est plus permis au désormais juge de la Cour fédérale de siéger dans un procès en matière d’agression sexuelle. Il a, de surcroît, accepté de participer à un programme de sensibilisation à l’égalité des sexes après avoir présenté des excuses publiques à la plaignante ainsi qu’aux femmes qui auraient été dissuadées de déposer des plaintes pour infractions sexuelles par sa faute. Ce cas de figure illustre parfaitement certains problèmes inhérents à notre système de justice criminelle, en dépit des réformes en la matière. J’estime qu’il met en exergue la conception que notre société, au demeurant moderne, se fait de la « victime parfaite » en matière d’agression sexuelle et du comportement qu’elle devrait adopter face à cette agression.

Or, dès lors que l’on s’écarte d’un exemple précis et flagrant d’injustice comme celui de Robin Camp, comment expliquer la réaction judiciaire et sociale au mieux timide face aux violences sexuelles que subissent les femmes? Comment expliquer que le récit délivré par de nombreuses plaignantes sur leur(s) expérience(s) d’agression(s) sexuelle(s) soit discrédité par ces acteurs? (N’en déplaise à certain-e-s, je réitère d’office le caractère genré de cette violence, considérant qu’en 2013, 83 % des victimes d’agression sexuelle étaient des femmes ‒ la proportion demeurant constante depuis des années ‒ et que 97 % des auteurs d’infraction sexuelle étaient de genre masculin (4).) Comment expliquer le scepticisme du public à l’égard des dénonciations d’agressions sexuelles des femmes autochtones de Val-d’Or par opposition aux témoignages d’autres femmes (5)? Comment expliquer l’indifférence générale de la population face aux meurtres, agressions sexuelles et disparitions de milliers de femmes autochtones au Canada, un véritable féminicide (6)? Pourquoi banalise-t-on les témoignages d’agressions à caractère sexuel lorsque la consommation d’alcool est impliquée?

Pensons notamment à la couverture médiatique du présent procès Ghomeshi. Loin de moi l’idée de nier que la conciliation entre le droit à une défense pleine et entière de l’accusé-e et certaines valeurs féministes puisse présenter de nombreux défis; je n’aurai donc pas la prétention d’offrir des réponses à cette problématique épineuse. La réaction des médias et du public soulèvent néanmoins certaines interrogations. Pourquoi le fait que Lucy DeCoutere, l’une des plaignantes, ait tenté de recontacter l’accusé suite aux évènements qui font l’objet du procès minerait de facto sa crédibilité quant à son absence de consentement?

Certaines juristes féministes abordent ces questions en démontrant l’existence d’une dichotomie entre celle que l’on perçoit comme une « victime idéale » par rapport aux autres survivantes. Selon elles, lorsque qu’une femme n’aurait pas un comportement ou un mode de vie conforme à celui d’une « vraie victime », qui serait crédible et digne de la protection du système de justice, elle serait une « fausse victime » à blâmer pour sa propre agression.

Qui sont ces « mauvaises victimes »?

Les survivantes qui n’ont pas une situation personnelle ou une réaction postérieure à l’agression qui correspond à celles de notre imaginaire populaire, affirme la juriste Melanie Randall (7). Celles qui ne résistent pas physiquement. Celles qui ne subissent pas un « vrai viol », évènement qui se veut éphémère et isolé par rapport aux expériences des autres femmes, réitérant ainsi le caractère exceptionnel de ces violences. En premier lieu, celles qui ont un mode de vie qui ne correspond pas aux normes sociales ou qui sont socio-économiquement marginalisées.

En 1992, suite aux pressions persistantes de certains groupes féministes, le gouvernement avait pourtant mis en place une réforme pour mettre un frein à certains stéréotypes teintant le traitement judiciaire des agressions sexuelles, notamment celui de la femme de « mauvaise réputation ». À cette occasion, on amenda le Code criminel pour introduire des règles de preuve quant à la référence aux comportements sexuels antérieurs de la plaignante. Il s’agissait de limiter la possibilité d’invoquer le nombre de partenaires sexuels ou les comportements sexuels de la plaignante, qui ne sont plus recevables à titre d’argument dans l’unique but de discréditer celle-ci (8). Par exemple, l’accusé-e peut mettre en preuve une relation sexuelle de la plaignante avec un tiers qui aurait eu lieu en même temps que l’infraction alléguée afin de prouver son innocence. Toutefois, cet accusé-e ne peut invoquer les relations sexuelles antérieures qui n’ont aucune incidence sur les faits du procès. Dans la même veine, l’amendement limite l’accès aux documents médicaux et psychiatriques de la plaignante, qui se doit d’être justifié. Cette même réforme limite la défense de croyance au consentement de la victime : elle n’est plus recevable lorsque la croyance de l’accusé découle de l’affaiblissement volontaire de ses facultés, de son insouciance, d’un aveuglement volontaire ou du fait qu’il n’ait pas pris les mesures raisonnables pour s’assurer du consentement de la plaignante (9). De cette manière, la notion de consentement devient affirmative et l’absence de « non » ne justifie plus une agression sexuelle.

Malgré ces avancées statuaires, la conception dominante de la privatisation du risque, selon laquelle certaines femmes seraient responsables de leur agression puisqu’elles n’auraient pas pris les précautions pour assurer leur sécurité, persiste – lorsqu’on ne les accuse pas tout simplement de mentir. Les recherches de Barbara Sullivan démontrent que les attitudes sociétales négatives à l’égard des travailleuses du sexe font en sorte qu’elles soient considérées comme moins crédibles, mais aussi qu’elles soient plus souvent exposées à la violence. De fait, la pensée populaire selon laquelle leur consentement à un acte sexuel serait continu et implicite fait en sorte qu’elles ont davantage de difficulté à se présenter comme des « vraies victimes » d’agression sexuelle (10).

Au niveau institutionnel, le Canada possède un historique particulièrement désastreux quant à la prise en charge des agressions sexuelles vécues par des femmes autochtones et des femmes précaires ou aux prises avec un problème de drogue ou d’alcool. Dans la même veine, une étude australienne a examiné le déroulement de procès en matière d’agression sexuelle en portant une attention particulière au traitement subi par les plaignantes autochtones ou racisées dans ce cadre. L’étude a observé que la défense interrogeait plus souvent ces femmes relativement à leur consommation d’alcool ou de drogue que les femmes blanches. Il en allait de même des questions relatives au nombre de relations sexuelles usuel dans leur communauté (11). Or, ces femmes sont plus souvent sujettes à des violences sexuelles. Au Canada, l’on constate que le risque d’agression augmente avec l’interaction de différents systèmes d’oppression (racisme, capacitisme, etc.). À ce titre, 75 % des jeunes filles autochtones âgées de moins de 18 ans ont été victimes d’une agression sexuelle (12) et 40 % des femmes présentant un handicap vivraient au moins une agression à caractère sexuel au cours de leur vie (13).

Ironiquement, à l’opposé du stéréotype véhiculé à l’égard des femmes « au style de vie marginal », Randall expose que l’autre groupe de plaignantes dont la crédibilité est le plus souvent remise en cause serait… celui des conjointes agressées sexuellement par leurs conjoints. Pour pallier ce problème, le Code criminel avait été amendé en 1983 pour mettre fin à l’immunité entre conjoint-e-s en matière d’infractions sexuelles. Cette réforme avait aussi élargi la notion d’infraction sexuelle en remplaçant la notion de viol (soit une pénétration vaginale, anale ou buccale forcée) à celle d’agression sexuelle au sens large (une atteinte à caractère sexuel sans consentement, que ce soit par pénétration ou par attouchements, caresses…) (14). Néanmoins, certain-e-s juges se cramponnent à une notion de consentement implicite et continu résultant du mariage. La « victime parfaite », digne de la protection étatique, serait alors celle qui a un mode de vie socialement acceptable, mais qui est célibataire! Ce mythe populaire est particulièrement pernicieux, puisqu’on recense qu’une femme sur sept a déjà été agressée sexuellement par son conjoint. En outre, sept femmes victimes d’agression sur dix ont été agressées dans une résidence privée (15) et huit personnes sur dix connaissaient la personne qui les a agressées (16). Ces statistiques s’inscrivent en porte-à-faux avec le fameux mythe de la femme agressée par un inconnu dans une ruelle nocturne.

Ces mythes et stéréotypes ne sont pas uniquement présents au niveau du procès, mais également lors de la réception des plaintes par le service de police. Notons que la consommation d’alcool, le milieu de vie de la victime, mais aussi sa façon de réagir après l’évènement ont un caractère déterminant quant à la décision de retenir ou non la plainte. Ainsi, la pensée magique selon laquelle une victime qui ne se serait pas débattue physiquement pour résister à la personne qui l’a agressée serait complice de son agression persiste. Cela est dû à un héritage légal de la plupart des pays occidentaux où l’usage de la violence physique était l’un des critères pour que l’accusation de viol soit fondée. De plus, le procès pour viol avait comme objectif avoué de verser un dédommagement à la famille de la victime qui n’était « plus mariable », dû à sa réputation entachée. Même en cas de résistance, on s’attend à ce que des blessures physiques puissent corroborer le témoignage de la plaignante victime d’un « vrai viol ». Ceci expliquerait notamment l’infime taux de plaintes retenues pour devenir des accusations formelles. En 1999, la Cour suprême avait pourtant tranché que le consentement à une activité sexuelle doit être volontaire et communiqué, ce qui invalide la présomption de consentement implicite à une activité sexuelle. Le « oui » doit donc être clair, enthousiaste et informé.

Ces exemples démontrent que les améliorations statuaires n’ont pas suffi à éradiquer les stéréotypes qui se cantonnent au jugement des acteurs sociaux, mais également des acteurs judiciaires. Randall analyse ce constat en affirmant que la présomption selon laquelle le droit change les mentalités surestime le pouvoir du droit et sous-estime combien les inégalités de genre sont profondément ancrées dans notre société (17). C’est pourquoi les réformes juridiques demeurent une solution partielle à l’évolution des mentalités auxquelles devraient se conjuguer d’autres vecteurs de changement, notamment l’éducation populaire et l’activisme. J’estime qu’à cette occasion, un des champs de bataille principaux demeure la lutte contre l’invisibilisation des personnes à l’origine de l’agression au détriment des survivantes ainsi que la prise en charge collective des violences sexuelles. Ces violences sont fréquemment banalisées et ignorées lorsqu’elles s’insèrent dans un contexte quotidien. Quant à celles qui sont dignes d’attention, soient les « vrais viols de ruelle », on leur confère un caractère de danger inévitable et inhumain, à l’instar d’une catastrophe naturelle. C’est pourquoi, à défaut de se concentrer uniquement sur le contexte social dans lequel évoluent les survivantes, il faudrait davantage se pencher sur celui des personnes qui agressent. Il faut cesser de blâmer les survivantes et cesser de présenter la violence envers les femmes comme un fait isolé, une entité flottante et immuable qui serait dépourvue de toute responsabilité humaine. Puisqu’elle ne l’est pas.

(1) http://www.ctvnews.ca/canada/judge-apologizes-for-keep-your-knees-together-comment-1.2652482

(2) En ligne : https://www.facebook.com/BazzoTV/videos/942227589159316/.

(3) http://news.nationalpost.com/full-comment/gary-clement-why-didnt-the-judge-keep-his-knees-shut-anyway

(4) MINISTÈRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE. Infractions sexuelles au Québec. Faits saillants 2013, gouvernement du Québec, 2015. Sans, évidemment, vouloir exclure la possibilité d’agression sexuelle du fait d’une personne ne s’identifiant pas comme homme, d’où mon choix d’employer un terme neutre.

(5) J’aimerais rappeler à ce titre que la présomption d’innocence s’applique à un processus judiciaire dans le but de protéger l’accusé-e face au pouvoir coercitif de l’État. S’en réclamer autrement équivaut à étendre artificiellement son application. Il ne peut d’ailleurs pas avoir de procès sans plainte qui aurait préalablement été déposée à la police.

(6) À ce sujet lire Emmanuelle Walter, Les sœurs volées. Enquête sur un féminicide au Canada. Montréal, Lux, 2014 et Ryoa Chung « Y a-t-il une justice pour les femmes ? » (été 2015) Liberté n°308, en ligne : http://revueliberte.ca/content/y-t-il-une-justice-pour-les-femmes.

(7) Melanie Randall, Sexual Assault Law, Credibility, and "Ideal Victims" : Consent, Resistance, and Victim Blaming dans Canadian Journal of Women and the Law, Volume 22, Number 2, 2010, pp. 397-434.

(8) Pour plus de précisions, consulter le document du CALACS  sur l’évolution de la loi relative aux agressions sexuelles. En ligne : http://bv.cdeacf.ca/bvdoc.php?no=1999_05_0013&col=CF&format=htm&ver=old.

(9) Code criminel, LRC 1985, c C-46, art. 272.3.

(10) Barbara Sullivan, : "Rape, Prostitution and Consent" (2007) 40 Australian and New Zealand Journal of Criminology 127 and 137.

(11) Anne Cossins, "Saints, Sluts and Sexual Assault : Rethinking the Relationship between Sex, Race and Gender" (2003) 12 Social and Legal Studies 77.

(12) MINISTÈRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE.Les agressions sexuelles au Québec. Statistiques, Sainte-Foy, Direction de la prévention et de la lutte contre la criminalité, gouvernement du Québec, 2006.

(13) Ibid,

(14) Projet de loi C-127.

(15) Supra, note 3.

(16) Supra, note 11.

(17) Supra, note 6.

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