Voyager seule : entre stratégie subversive de réappropriation de l’espace et (re)définition du soi

Société
Voyager seule : entre stratégie subversive de réappropriation de l’espace et (re)définition du soi
Idées
| par Mieko Tarrius |

Animée d’une insatiable curiosité, je nourris depuis mes jeunes années une passion pour les voyages. Enfant, j’adorais prendre le train et ne craignais pas de monter dans un avion. Adolescente, j’ai développé une affection toute particulière pour les gares et aéroports, ces espaces de transit où le monde entier se croise, se rencontre, se retrouve, s’enlace, se quitte. Je rêvais déjà de visiter toutes les villes qui apparaissaient sur les panneaux d’affichage des départs. Je m’imaginais aux quatre coins du globe à arpenter tous les chemins, goûter toutes les cuisines, parler toutes les langues. Contrairement à d’autres jeunes de mon âge, je n’aspirais pas à voyager avec ma famille ou ma bande de copines. Ce qui me faisait rêver, c’était de partir seule à l’aventure comme l’avait fait mon père et dont les récits que j’écoutais avec délectation, forçaient mon admiration. Inspirée par des emblèmes de la culture pop des années 1990 – notamment l’hypersexualisée et souvent décriée héroïne de Tomb Raider, Lara Croft –, la figure de la voyageuse solitaire me fascinait ; une représentation de la féminité d’autant plus captivante qu’elle conteste la mainmise des hommes sur le voyage. L’histoire occidentale du voyage est en effet saturée d’hommes (cisgenres, valides et blancs) et de chroniques qui participent à la glorification de l’hypermasculinité, de la conquête, de la violence. Symbole par excellence de l’autonomie et de l’indépendance, la mobilité est une prérogative historiquement réservée aux hommes.

En prenant la route, les voyageuses contestent – matériellement et symboliquement – l’association des femmes à la domesticité et la stabilité sociale ; association qui trouve son expression dans les rôles de mère, de compagne ou de pourvoyeuse de soins que leur assigne le système hétéropatriarcal. Moment à la fois dans les structures sociales et en dehors de celles-ci, le voyage s’inscrit dans un double processus de formation et d’affirmation identitaires. Il constitue une stratégie de résistance au patriarcat ; l’occasion de négocier les termes de nos identités, de revendiquer notre agentivité, de « faire » genre différemment. Partir seule offre l’opportunité de (re)définir notre subjectivité, d’expérimenter de nouvelles manières d’être par et dans le monde.

Depuis l’enfance, nos proches, l’école ou encore les médias nous soutiennent que « la rue » est dangereuse : en sortant (seules) de chez elles, les femmes – auxquelles la société prête volontiers une forme innée de vulnérabilité – courraient le risque d’être (sexuellement/physiquement) agressées. Dans un mouvement pervers d’une rare efficacité, ce discours de la peur permet de tenir les femmes victimes d’agressions responsables des sévices qu’elles ont subi (« si elle avait fait attention… si elle était restée chez elle… si elle n’était pas sortie tard le soir… rien de tout cela ne lui serait arrivée ») tout en normalisant une vision romantisée, quasi chevaleresque, de la nécessaire « protection » masculine de toutes les femmes (qui ne seraient en sécurité qu’aux côtés d’un homme). La récurrente question « mais n’as-tu pas peur de voyager seule ? » s’inscrit précisément dans cette rhétorique du danger. Or on peut s’interroger : courrons-nous réellement plus de risques en voyageant qu’en restant à la maison ? Les actes de violences domestiques, qui ont explosé lors du premier confinement en 2020, nous poussent à en douter.

Comme mon expérience et mes échanges avec d’autres femmes l’ont souvent mis en lumière, les stratégies que nous déployons chacune pour négocier notre présence et assurer notre sécurité dans l’espace public partagent de fortes similitudes, et ce, indépendamment de notre localisation géographique : « Je ne pense pas prendre plus de risques en sortant tard le soir à Paris qu’en voyageant solo… Il faut être prudente partout sans pour autant devenir parano » m’expliquait une backpackeuse expérimentée rencontrée au Mexique. Mobilisées quotidiennement depuis nos jeunes années, ces tactiques défensives sont tellement ancrées dans notre corporalité et notre (sub)conscience (individuelle et collective) qu’elles deviennent naturelles, instinctives, automatiques. Sans minimiser la prudence que nécessite une telle entreprise, voyager seule permet alors de déconstruire les perceptions raciste et classiste du monde dont on nous abreuve et qui maintiennent les femmes « à leur place » – dans l’enceinte supposément sécurisée du foyer – tout en invisibilisant les violences conjugales (pourtant majoritaires) dont elles sont victimes. En effet, s’il m’est arrivée de faire l’objet de fétichisations et de curiosités parfois malsaines de la part d’inconnus malintentionnés, mes voyages ont surtout été l’occasion de rencontres bouleversantes avec des hommes et des femmes, de discussions passionnantes, d’élans d’entraide, de compassion et de générosité.

La mobilité féminine est une histoire de luttes, de rapports de force et de privilèges, y compris entre femmes. Avant de conclure il me paraît donc important de me situer dans les relations de pouvoir en tant que femme blanche, cisgenre, valide et issue de la classe moyenne. Une posture à la croisée de systèmes de domination – de mon affiliation (auto)perçue à la blanchité à ma cisidentité – qui m’a garantie une certaine (bien qu’imparfaite) liberté de mouvements, particulièrement face à la police aux frontières (coutumière des contrôles au fasciés et actes d’intimidation). Une mobilité et un rapport à la spatialité privilégiés dont les femmes racisées, en situation de handicap ou les personnes transgenres sont encore régulièrement et injustement privées.

Les femmes ont toujours voyagé et continuent de le faire de manière croissante, en témoigne la récente explosion de groupes Facebook et autres blogs dédiés aux vagabondes et autres backpackeuses solitaires (le groupe Facebook « We are backpackeuses ! » comptabilise aujourd’hui plus de 140 000 membres). Partir seule ne signifie pourtant pas être seule. Le voyage est une expérience dynamique, émancipatrice, en constante tension entre l’exploration de soi et la découverte de l’autre. S’il n’existe malheureusement pas en dehors des systèmes d’oppression (le patriarcat comme le racisme ou le validisme ne connaissent pas de frontière), le voyage offre la possibilité de faire sens de notre corporalité dans le monde. Au-delà de sa stricte matérialité, le voyage s’apparente à une pratique subversive de réappropriation de l’espace, une « géographie des possibles » qui nous offre l’opportunité d’innover, de nous réinventer, de (re)prendre le contrôle.

 

Mieko Tarrius

Doctorat en géographie, études urbaines et environnementales

Université Concordia

 

CRÉDIT PHOTO:Flickr/Raplh. 

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