Unification des voix féministes au Saguenay‒Lac-Saint-Jean

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Unification des voix féministes au Saguenay‒Lac-Saint-Jean
Analyses
| par Corinne Asselin |

Regard sur le féminisme en région

Isabel Brochu nous partage en exclusivité les premiers balbutiements d’un projet de collectif féministe dans la région du Saguenay‒Lac-Saint-Jean, sa vision du féminisme en région et les défis qui attendent les militantes locales.

Après avoir quitté la douceur inhabituelle du temps montréalais de cette fin du mois de février, j’ai emprunté la route qui relie la métropole québécoise à la magnifique région du Saguenay‒Lac-Saint-Jean. C’est dans la chaleur du café Cambio sur la rue Racine à Saguenay, au cœur des territoires nordiques toujours ensevelis sous des mètres de neige blanche, que j’ai fait la rencontre d’Isabel Brochu. D’entrée de jeu, cette dernière se présente énergiquement comme étant une femme de 51 ans au service du développement régional, très impliquée dans son milieu et pour qui la justice sociale est une valeur centrale. « Je considère que je prends la parole assez librement; libre d’esprit, c’est mon critère de vie, que j’essaie d’appliquer le plus possible depuis très longtemps. »  

Après avoir obtenu son diplôme de l’Université du Québec à Chicoutimi en études régionales, Isabel œuvre comme agente de développement dans les milieux touristiques et ruraux, puis elle décide de faire le saut et de se lancer à son compte à titre de consultante indépendante en développement de projet. Elle est également chroniqueuse pour le journal Le Quotidien, dans lequel elle publie un article mensuel. En addition, Isabel siège au conseil d’administration du Théâtre à bout portant et au conseil de coordination du collectif Citoyens pour la démocratie. Depuis quelques années, elle n’hésite pas à s’identifier fièrement comme militante féministe.

Tout commence à l’adolescence, lorsqu’elle fait part à son père, qui était travailleur à la papeterie Abitibi Consolidated à l’époque, de son désir de postuler à l’usine pour les emplois d’été étudiants très prisés en raison des salaires élevés. « Tu peux pas, t’es une fille, tu l’auras jamais l’emploi », lui avait alors répondu ce dernier en riant. « Le concept de l’inégalité, je l’ai compris très tôt, et je me suis toujours battue contre ça. » Dès lors, elle s’emploie à revendiquer l’égalité entre les sexes de façon individuelle, mais il y a toujours eu peu de possibilités de s’impliquer collectivement dans des groupes féministes au niveau local; ce n’est que plus récemment que les occasions se sont manifestées à elle plus concrètement.

De la nécessité et des spécificités d’un féminisme régional

Avant tout, il importe de prendre conscience que le contexte régional du Saguenay‒Lac-Saint-Jean confère des spécificités aux enjeux d’un féminisme qui doit composer avec certaines réalités territoriales, structurelles et économiques. En effet, la région se caractérise par des inégalités entre les hommes et les femmes plus marquées que dans les autres régions de la province, que ce soit au niveau de l’emploi et des revenus, de la représentation politique, du travail domestique, de la violence ou du sexisme quotidien banalisé.

Selon les données du Conseil du statut de la femme sur le Saguenay‒Lac-Sait-Jean[i], le taux scolarité des femmes de la région est moins important comparativement à celui des hommes de la région et des femmes de l’ensemble du Québec. De plus, la migration des jeunes femmes scolarisées est plus importante que celle des garçons. Du côté économique, l’écart entre les revenus est l’un des plus importants, les femmes de la région sont parmi les plus pauvres au Québec, et leurs emplois sont aussi plus précaires.

Toujours selon les données du Conseil du statut de la femme, il existe une ségrégation professionnelle nettement plus prononcée dans cette région que dans l’ensemble du Québec. La structure économique de la région, historiquement axée sur les ressources naturelles, et l’intégration plus récente des femmes sur le marché du travail permettent en partie d’expliquer pourquoi il est plus difficile de faire éclater les modèles traditionnels qui tendent à se reproduire.

Du côté de la représentation politique, la région se situe dans les derniers rangs concernant la participation des femmes aux conseils d’administration et instances décisionnelles. En parallèle, la représentation des jeunes dans ces lieux de pouvoir tend à être plus égalitaire dans l’ensemble de la province, ce qui n’est pas le cas dans la région. Finalement, les femmes sont nettement plus nombreuses à être victimes de violence et à subir, dès leur plus jeune âge, des agressions sexuelles.

Malgré une nécessité particulièrement marquée, le féminisme demeure un terme rare, voire inexistant dans l’espace médiatique au Saguenay‒Lac-Saint-Jean. « Le féminisme n’existe tout simplement pas dans le discours public », confirme Isabel. En contraste avec la situation de plusieurs chroniqueuses féministes en milieu urbain concernant l’ampleur de la violence misogyne qu’elles vivent au quotidien, il est étonnant d’apprendre que les positions féministes de Mme Brochu semblent plutôt passer inaperçues dans le contexte régional.

En guise d’illustration, celle-ci mentionne un article au titre provocateur qu’elle publie en 2015 dans le journal Le Quotidien, « La Région, le “Boys club 02” »[ii], dans lequel elle se questionne sur les problèmes structurels et culturels qui freinent la représentativité des femmes dans les principales instances décisionnelles régionales. « Au fond, je tenais des propos assez durs pour les hommes; je disais que la région, c’était un gros boys club au complet, explique-t-elle. Je n’ai eu aucune réponse, aucun commentaire, aucune critique, rien. Je me suis questionnée : est-ce que c’est de l’indifférence? »

Insuffler un nouvel élan : défis et perspectives

Conséquemment, c’est dans le but de pallier ce silence que s’organisent les récentes rencontres entre plusieurs femmes qui souhaitent s’impliquer dans la (re)dynamisation du militantisme féministe régional. Pour ce faire, Isabel affirme que les réseaux sociaux constituent incontestablement de précieux outils de communication pour remédier à l’obstacle que représente l’étendue du territoire régional pour la convergence des forces féministes. Cette mère de 51 ans se dit être l’exemple de l’efficience de ces médiums à rejoindre les femmes de tous âges, peu importe où elles se trouvent. « Au commencement, je me suis nourri sur les groupes féministes tels que Je suis indestructible, Femme philosophie, Mtl Sisterhood et compagnie. J’ai lu les débats, les chicanes aussi, et j’ai façonné ma pensée à partir des réalités des autres groupes de femmes, des jeunes surtout. »

Par contre, elle a l’intime conviction que l’utilisation des médias sociaux présente des limites importantes qui peuvent même s’avérer contre-productives. « J’ai eu la chance d’aller à l’école longtemps, et je suis capable d’être critique par rapport aux contenus qui circulent sur les médias sociaux; mais ce n’est pas le cas de toutes les femmes. Par exemple, il peut être difficile pour les femmes vivant d’autres réalités de s’identifier à certains propos plus radicaux ou intellectuels qui sont véhiculés sur ces groupes. »

Finalement, Isabel insiste sur l’importance de la rencontre qui favorise le dialogue permettant de mettre l’accent sur les liens communs, dans une optique de solidarité entre les femmes. « Quand tu as quelqu’un en face de toi, ce n’est pas la même chose, illustre-t-elle. La non-mixité est également importante. Il y a un respect, des règles de discussion qui sont géniales : la dynamique est complètement différente et ça, ça fait du bien. »

Plusieurs défis s’annoncent alors à l’horizon pour le collectif en devenir concernant la lutte féministe en contexte régional. Lorsque la question lui est posée, Isabel répond sans hésiter : « La première chose qu’on peut souhaiter, c’est qu’on ait un discours qui soit porté dans l’espace public; il faut que les gens répondent, il faut qu’il y ait un débat. » Plus qu’un mouvement, le féminisme constitue désormais un champ d’études en soi, avec ses cadres théoriques et grilles de lecture permettant d’étudier le monde avec une perspective qui prend en compte les rapports de genre, de sexe, de classe, de race. Mme Brochu est d’avis qu’il faut s’employer davantage à utiliser les outils de ces avancées théoriques dans le but de s’attaquer aux enjeux spécifiques du territoire régional. « C’est ce qui se fait de plus en plus actuellement dans les universités, et dans ce sens, le mouvement ne peut que s’enrichir. Mais le défi ensuite, c’est la diffusion, la vulgarisation, pour permettre aux citoyen[·ne·]s de se les approprier. »

En ce sens, il y a un grand travail d’éducation populaire à faire, car plusieurs idées reçues en lien avec la question persistent dans les communautés. Longtemps, les centres de femmes de la région ont évité de se définir comme féministes, peut-être parce que le mot demeure incompris ou polarisant. À titre d’exemple, ce n’est que tout récemment que le groupe communautaire almatois Récif 02, rassemblant une trentaine de groupes de femmes de la région et plus de 100 000 membres, s’est revendiqué du féminisme dans sa description. Le mouvement local est traditionnellement structuré autour des centres de femmes qui jouent un rôle déterminant dans la région, mais qui s’orientent plus souvent sur les services aux femmes que sur les luttes politiques revendicatrices.

Dans ce contexte, les activités pour la Journée internationale pour les droits des femmes présentent habituellement conférences, présentations et pièces de théâtre qui traitent principalement des luttes historiques du passé. Le besoin de multiplier les initiatives organisées en dehors des lieux institutionnels se fait donc toujours fortement sentir. L’appropriation de l’identité féministe demeure timide dans la région, et un des défis du collectif sera certainement de renverser cette situation, ce qui pourrait grandement contribuer à améliorer la visibilité des enjeux féministes. C’est avec amusement qu’Isabel me raconte que son fils parle de sa mère féministe dans sa cour d’école. C’est certainement grâce à des femmes comme elle qu’on peut espérer que la prochaine génération soit davantage conscientisée à ce sujet.

Pour Mme Brochu, il ne fait pas de doute que plusieurs militantes locales sont déterminées à combattre le sexisme qui persiste dans nos sociétés, et elles sont conscientisées par la mise en commun d’expériences et de savoirs dans le contexte plus large d’une (re)dynamisation du féminisme à l’échelle de la province et de l’international. Elles ont suivi les mouvements d’agressions non-dénoncées, ont lu sur les enjeux de l’intersectionnalité, de la culture du viol, de la communauté LGBTQ; elles sympathisent avec les féminismes noirs et arabes; elles se sentent impliquées dans l’émergence de « la quatrième vague » qui porte en son centre l'utilisation des nouvelles technologies à des fins d'accessibilité et de diffusion de l'information.

À l’échelle régionale, elles dénoncent le sexisme ordinaire et le ton paternaliste des élus envers les femmes qui prennent la parole publiquement. Isabel ressent avec elles le besoin de se rassembler et d’agir, et c’est dans cet esprit que l’idée du collectif fait actuellement son chemin : les féministes de la région ont une volonté assumée de mettre en commun leurs visions et moyens d’action pour renverser une situation inégalitaire qui est enracinée dans la société.

« Ce qui est ressorti aussi des discussions, c’est la nécessité de se former entre nous, sur l’intersectionnalité par exemple, de se faire des journées portant sur le transféminisme, faire venir des gens de l’extérieur peut-être aussi. » La réalité géographique constitue à cet égard le premier défi concret pour les intéressées. Pour l’instant, deux réunions ont eu lieu, réunissant une vingtaine de participantes dont Marielle Couture, entre autres co-fondatrice du média Mauvaise Herbe et co-organisatrice du festival Virage; Anne-Martine Parent, professeure en littérature à l’UQAC et auteure, plusieurs étudiantes des Cégeps de Saint-Félicien et Jonquière. C’est donc avec joie qu’Isabel s’est engagée à participer à cet effort féministe, et elle est très fière de ce projet qui prend forme. « C’est réaliser qu’il y a d’autres possibles dans les rencontres entre individus », résume-t-elle.

Dans une deuxième mesure, Isabel convient qu’il est important d’améliorer le dialogue avec les groupes féministes de tous horizons à travers le Québec.  À ce sujet, elle reconnaît qu’il y a un gros travail à faire : « Il  y a un fossé qui se creuse entre les régions, et notamment Montréal, depuis des années, et évidemment le féminisme en fait partie. Il y a définitivement une rupture au niveau des communications, au niveau de la politique. Lorsque nous avons des gouvernements qui présentent des visions qui ne sont qu’économiques, les régions deviennent des territoires économiques. Mais la faute n’incombe pas qu’aux autres : il y a une autocritique importante à faire. Les gens ne se sont pas mobilisés contre les réformes néo-libérales qui ont mené à l’abolition du Comité régional de développement (CRÉ) ou du Centre Local de Développement (CLD) par exemple. » Sous cet angle, l’inquiétude quant à la prospérité économique de la région semble parfois éclipser les questions sociales, dont celle du féminisme. Pourtant, Isabel insiste sur le fait que ces enjeux ne s’excluent pas, et doivent être considérés de façon interdépendante.

Finalement, il suffit de quelques femmes engagées dans leur communauté pour favoriser la diffusion des idées, la médiatisation d’une parole féministe forte et assumée dans l’espace public. Il est évident que passer une heure à boire un café avec une femme aussi ouverte, attachante et déterminée qu’Isabel suffit pour donner l’envie de s’impliquer socialement dans cette région qui a encore tout à offrir. Il est remarquable d’être témoin de son profond désir de changement et de justice sociale, mais surtout de son amour pour son territoire et pour les gens qui y habitent. L’unification des voix féministes est fondamentale pour aspirer à modifier les constats actuels sur l’égalité des sexes en région pour les prochaines générations. Beaucoup de travail reste à faire par le collectif en devenir pour lever le voile sur les inégalités persistantes entre les sexes au Saguenay‒Lac-Saint-Jean, mais il ne fait pas de doute que grâce à des femmes comme Isabel, les citoyen·ne·s de la région entendront davantage parler de féminisme dans un futur rapproché.

 

CRÉDIT PHOTO: Corinne Asselin    [i] Conseil du Statut de la Femme (2015). Saguenay-Lac-Saint-Jean : Portrait statistique Égalité Femmes Hommes. Québec : Bibliothèque nationale du Québec.

[ii] Isabel Brochu, « La Région, le “Boys club 02” », Le Quotidien, 21 juillet 2015, http://www.lapresse.ca/le-quotidien/archives/chronique/201507/20/01-4886....

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