Un climat insurrectionnel

International
Un climat insurrectionnel
Analyses
| par Marc-Arthur Fils-Aimé |

Cet article a été publié dans la dernière édition de nos partenaires, la Revue À bâbord. Le lancement de ce numéro aura lieu le 7 mai prochain dès 17h30 à la librairie Zone Libre (262 Ste-Catherine Est, Montréal). Cliquez ici pour toutes les informations.

L'auteur est directeur général de l’Institut Culturel Karl-Lévêque (ICKL)

Depuis le début du mois de juillet 2018, Haïti vit une situation de révolte, similaire à une préinsurrection populaire. Une large partie de la population a gagné les rues, bloqué les principales artères de la capitale, des villes de province ainsi que les routes nationales pour demander des comptes à l’État et exiger une amélioration de ses conditions de vie.

Sur l’injonction du Fonds monétaire international, le gouvernement haïtien devait augmenter le prix de l’essence à la pompe. Il s’est servi du match de football opposant le Brésil et la Belgique durant la dernière Coupe du monde pour exécuter sa mission. Le peuple ne s’est pas laissé prendre au piège. Les 6, 7 et 8 juillet, il a presque mis en déroute l’exécutif et les forces répressives en barricadant le pays. Il réclamait non seulement le retrait du communiqué relatif à cette augmentation brutale, mais aussi la baisse du coût de la vie.

Au fur et à mesure que les protestations gonflaient à travers le pays, les revendications se sont radicalisées à un point tel qu’elles ont pris l’allure d’une lutte de classe. Des foules attaquaient des banques et de grands commerces et demandaient le départ du président et de son premier ministre d’alors, Guy Lafontant, qui sont les principaux soutiens d’une bourgeoisie qualifiée d’antinationale et de toutes sortes d’épithètes malodorantes par les Haïtien·ne·s. Malgré le remplacement du premier ministre, le peuple n’a pas décoléré. Au contraire, le dossier Petrocaribe a provoqué un sursaut de colère et a tenu le pays en haleine le 15 octobre et le 18 novembre 2018. Ces deux dates correspondent à l’assassinat de Dessalines, l’un des fondateurs de la nation haïtienne, et à la dernière bataille qui a bouté hors du pays l’armée de Napoléon. Après un calme apparent, le pays s’est réveillé le 7 février, date symbolique du départ du dictateur Jean-Claude Duvalier en 1986 et du deuxième anniversaire de l’investiture du président Jovenel, avec des manifestations évaluées entre deux et trois millions de personnes, au milieu de barricades. Les « Petro challengers », comme se nomment les manifestant·e·s, et l’opposition au pouvoir sont convaincus qu’aucun jugement n’est possible sous Moïse, dont le nom est cité dans l’audit partiel de la Cour supérieure des comptes publié à la fin du mois de janvier.

Le Petrocaribe, c’est quoi?

Le président René Préval a signé en 2006 l’accord Petrocaribe avec son homologue vénézuélien Hugo Chávez. Haïti paie une partie du pétrole au comptant et une autre partie à un taux préférentiel de 1 % dans un délai de 17 à 21 années avec deux années de grâce. Cette somme équivaut aujourd’hui à une dette de plus de quatre milliards de dollars américains. Elle devait être investie dans des projets de développement durable qui n’ont pas laissé beaucoup de traces. La dilapidation de cette fortune a eu lieu en grande partie sous le gouvernement de Michel Martelly, le mentor du président Jovenel.

Les racines de la colère

Ces luttes conjoncturelles se sont superposées à des luttes structurelles. Il est presque impossible de bien cerner le contour des actuelles perturbations si on les sépare de la charpente socio- économique et culturelle du pays. C’est pourquoi, même s’il ne nous revient pas de retracer l’histoire du pays, il s’avère nécessaire de faire ce rappel très panoramique.

Haïti est née avec deux projets issus de deux visions de classe différentes. La majorité des anciens esclaves – devenus aujourd’hui des paysans moyens, parcellaires ou même des champarts – voulaient développer une culture vivrière pour sauvegarder leur indépendance durement acquise. C’était la promotion avant la lettre de « la souveraineté alimentaire ». La nouvelle oligarchie, elle, encourageait la culture de denrées pour l’exportation. Elle était encore empêtrée de l’esprit et fascinée du schéma de développement des colons esclavagistes français qu’elle avait physiquement combattus. Les masses rurales, dès l’aube de la déclaration officielle de notre indépendance, n’ont jamais accepté leur état de sujétion. Elles guettaient la moindre occasion pour se soulever en vue de conquérir un droit qu’elles n’avaient en réalité jamais eu. Dans un premier moment, c’était les Français et les Allemands qui, avec le concours des dirigeants haïtiens, dominaient l’économie et la finance haïtiennes. Aujourd’hui, en raison de la première occupation américaine qui a duré 19 ans (de 1915 à 1934), les Américains ont une influence prépondérante sur la politique nationale, même sur la présidente ou le président qui doit sortir des urnes1.
 

Plus de deux siècles après le choix initial d’une économie d’exportation, la formation haïtienne n’a pas connu de grand changement dans sa nature. L’écart social s’est creusé davantage entre les masses populaires et les classes dominantes du fait de tous les obstacles tendus par les classes politiciennes traditionnelles pour maintenir le statu quo.

La classe paysanne, impuissante face à la détérioration de la qualité de l’humus, de la parcellisation grandissante de sa terre due à la problématique de l’héritage tirée du Code de Napoléon, des complots du système judiciaire et d’une vague de fausses promesses de nouveaux acquéreurs – Bill Clinton est aujourd’hui l’un des grands propriétaires fonciers dans le pays – se rétrécit de jour en jour, malgré une résistance farouche des organisations paysannes formées de ses couches les plus conscientisées. Le discours dominant veut faire croire que les pauvres ne peuvent pas faire de l’agriculture moderne. La paysannerie abandonne sa petite propriété dans l’espoir d’un mieux-être dans les principales villes. Il en résulte une « bidonvillisation » envahissante puisque l’État haïtien, embourbé dans la corruption et à cause de son mépris des masses, ne s’efforce nullement d’améliorer son sort. Le chômage domine la vie nationale. Il varie selon les données à environ 70 %. La classe ouvrière, coincée en grande partie dans l’assemblage, est surexploitée. Le désespoir fait rage au milieu même de la petite-bourgeoisie qui s’embarque, elle, vers la première frontière qui lui est ouverte.

Le suffrage direct, reconnu seulement en 1950, n’a pas permis à ces masses de trouver le chemin de leur amélioration. À chaque grande phase électorale, les thuriféraires du système plus que biséculaire dressent de nouvelles difficultés pour empêcher les cadres populaires de briguer des postes électifs et réduire la population à un rôle passif de simples votants. Il résulte de cette exclusion que les trois grands pouvoirs sont truffés de bandits, de trafiquants de drogue, de contrebandiers et de délinquants de tout acabit.

C’est dans cette même optique que nous devons appréhender le fléau de la corruption qui a toujours rongé la société haïtienne. Elle a épousé des formes différentes sans n’avoir jamais perdu de sa vigueur et de sa constance. Par exemple, Leslie Péan a écrit cinq tomes intitulés Haïti, économie politique de la corruption, dont le premier est sous-titré De Saint-Domingue à Haïti (1791-1870). La corruption a atteint ces temps-ci un niveau d’immoralité que le néolibéralisme a aggravé avec l’argent placé au-dessus de toutes les valeurs, y compris celle de l’être humain et des biens inaliénables de la nature. Certaines consciences nationales ont inscrit leur bataille dans l’esprit de savoir où sont passés les milliards de Petrocaribe et l’argent détourné par la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), un organisme créé pour aider Haïti à mieux se sortir des désastres du tremblement de terre du 12 janvier 2010 et présidé par Bill Clinton.

Une scène politique complexe

Au sommet du pouvoir, le président Jovenel n’a jamais joui d’une grande légitimité. Il a été élu avec quelque 500 000 voix sur une population de plusieurs millions de personnes en âge de voter. Sa popularité est au bas-fond, car peu de ses promesses électorales se sont concrétisées. La misère des masses a empiré et a même affecté une fraction importante de la petite-bourgeoisie. Face à l’opposition plurielle qui tient à la démission du chef de l’État a émergé un différend ouvert entre lui et son premier ministre, le notaire Jean Henry Céant, imposé par des forces puissantes. Il a dû l’accepter à contrecœur. La controverse n’est pas le fruit d’un projet alternatif. Chacun d’eux représente une fraction différente des classes dominantes qui cherche soit à maintenir son hégémonie soit à l’arracher.

Sur le terrain des luttes quotidiennes, le consensus ne dépasse pas le départ du président, qui reste accroché au pouvoir malgré la détérioration accélérée de toutes les branches vivantes du pays. L’opposition sème la confusion totale avec des propositions contradictoires quant à la nature de la transition devant aboutir aux prochaines élections. La droite et l’extrême droite tentent de récupérer le mot d’ordre des masses populaires en voulant réduire leur désir de changement de système à un remplacement de personne au sein du même régime. Le courant de gauche, du fait de son inorganisation ne constitue pas une force capable d’aider les masses à dissoudre le système éculé et à bâtir la transformation sociale espérée.

En définitive, cette absence d’avant-garde a freiné l’élan préinsurrectionnel en une véritable insurrection populaire. Le combat des classes dominées se joue sur le front conjoncturel et structurel. C’est pourquoi nous ne devons pas laisser le terrain à l’oligarchie et à ses intellectuels organiques et sommes obligés de le poursuivre avec tact et intelligence.

CRÉDIT PHOTO: Medyalokal, wikimedia.org

1. Voir Dantes Bellegarde, La résistance haïtienne. L’occupation américaine d’Haïti, collection du bicentenaire Haïti, 1804-2004, p. 127-128 ; Suzy Castor, L’occupation américaine d’Haïti, Imprimerie Henri Deschamps, p. 64 ; et Ginette Chérubin, Le ventre pourri de la bête, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, p. 259.

Ajouter un commentaire