Tensions États-Unis/Russie : Vers une détente?

International
Tensions États-Unis/Russie : Vers une détente?
Analyses
| par Raphael Robitaille |

Le climat de tension entre la Russie et les États-Unis a frôlé plusieurs fois l’explosion ces dernières années, et ce, plus de 20 ans après la fin de la guerre froide. Nombre d’enjeux attisent l’antagonisme entre Washington et Moscou tels que le conflit ukrainien et la crise syrienne, pour ne mentionner que les plus récents. Les points de discorde entre les deux puissances se multiplient et se cristallisent, rappelant à certain·e·s observateurs et observatrices les moments les plus chauds de la guerre froide. L’administration Trump a exprimé sa volonté de rapprochement entre les deux pays lors de la campagne électorale. Or, la situation semble encore bien loin d’un rétablissement durable des relations.

DE BUSH À OBAMA : LES GRANDES LIGNES

L’éphémère rapprochement entre George W. Bush et Vladimir Poutine qui a fait suite aux événements du 11 septembre 2001 n’aura été qu’un court moment ensoleillé dans les orageuses relations russo-américaines. La présence états-unienne en Asie centrale, pourtant consentie par le Kremlin, et l’intervention en Irak ont tôt fait de raviver plusieurs points de tension entre Washington et Moscou[i]. Il faut également dire que les vagues d’expansion de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) encore plus près des frontières russes[ii] et le projet de bouclier antimissile en Europe de l’Est préoccupent le Kremlin[iii], sans oublier les « révolutions de couleur » dans l’ancienne sphère soviétique[iv]. Du côté américain, on reproche à la Russie l’instrumentalisation politique des exportations d’énergie, sa dérive autoritaire et la vente d’armement à des régimes dictatoriaux. Cette conjoncture contribue à l’effritement des canaux de communication bilatéraux et la relation en devient plus tendue, chacun campant ses positions plus durement[v].

À l’occasion des Jeux olympiques de Pékin en 2008, l’impensable se produit. Entre une présence états-unienne de plus en plus forte dans l’espace postsoviétique et une Russie qui peine à conserver sa sphère d’influence au profit de l’Occident, la Géorgie de la « révolution des roses », qui a porté au pouvoir le pro-occidental Mikheil Saakashvili, se fait courtiser par les États-Unis en vue d’une éventuelle adhésion à l’OTAN. Moscou entend bien réagir à cet affront vis-à-vis ses intérêts. Le 7 août, à la suite d’une opération de la Géorgie visant à reprendre le contrôle des régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, toutes deux soutenues par Moscou, les Forces fédérales russes traversent la frontière géorgienne. La « guerre de cinq jours » prend fin le 12 août avec l’armée russe aux portes de Tbilissi, la capitale géorgienne. Résultat du climat géopolitique hautement tendu régnant dans l’espace postsoviétique, au Caucase en particulier, la guerre russo-géorgienne a profondément ébranlé les fondements de la sécurité européenne. La hausse vertigineuse des tensions qu’elle a provoquée a amené l’Occident très près d’une guerre avec la Russie[vi].

Après l’escalade de la guerre de cinq jours, les relations entre les deux puissances se stabilisent. L’arrivée au pouvoir de nouveaux présidents des deux côtés, Barack Obama aux États-Unis et Dimitri Medvedev en Russie, donne lieu à ce que l’on appelle couramment le reset. En effet, Américain·e·s et Russes entendent repartir sur de nouvelles bases de collaboration et tentent de balayer les antagonismes passés[vii]. Quelques avancées notables se produisent telles que les négociations sur les missiles balistiques (nouveau traité START), une coopération économique accrue et un climat entre les deux nations somme toute plus cordial, mais la politique du reset reste fragile[viii].

Tout se gâte réellement autour de la crise ukrainienne qui éclate en novembre 2013. Le refus du président Viktor Ianoukovitch de signer un accord économique avec l’Union européenne au profit d’un accord avec la Russie déclenche la « révolution de Maïdan » qui renverse le gouvernement ukrainien dans ce que Moscou qualifie de « coup d’État » contre un gouvernement élu démocratiquement[ix]. S’en suit une rébellion armée dans la région du Donbass – à majorité russophone – face au nouveau gouvernement pro-occidental à Kiev qui jouit du soutien américain dans la répression des rebelles. L’Occident, qui appuie le nouveau président issu des élections de l’après-Maïdan Petro Poroshenko, accuse la Russie d’être à l’origine des milices rebelles du Donbass, et d’avoir violé l’intégrité territoriale de l’Ukraine en annexant la Crimée. La légitimité du référendum menant au rattachement de la péninsule à la Russie a d’ailleurs été âprement débattue et contestée dans les chancelleries occidentales. Depuis ces événements, les manœuvres militaires de part et d’autre des frontières russes nuisent à un règlement de la situation, chaque camp s’accusant mutuellement de provocations. L’OTAN a dépêché plusieurs milliers de soldats additionnels, dans les pays baltes notamment, en guise de dissuasion à une agression russe. La Russie s’adonne elle aussi à des exercices de plus en plus près de ses frontières occidentales. Les États-Unis et leurs alliés ont imposé une série de sanctions contre Moscou après l’annexion de la Crimée. Les pourparlers sur la crise ukrainienne ont ainsi subi plusieurs revers jusqu’à l’accord dit de Minsk II signé en février 2015 et qui n’a pas encore été implanté complètement. Entre autres, l’accord de Minsk prévoit le retrait des armes lourdes du front, la cessation des combats, l’échange des prisonniers et l’amnistie pour les séparatistes, autant de mesures non appliquées des deux côtés. Le gouvernement ukrainien doit également procéder à des réformes constitutionnelles sur le statut des républiques séparatistes, chose qui n’a toujours pas été faite malgré les pressions américaines[x]. La question ukrainienne reste à ce jour en suspens et on assiste à une récente recrudescence des combats au Donbass[xi].

Le conflit syrien est probablement l’événement ayant le plus entaché les relations russo-américaines depuis l’implication de la Russie. La coalition occidentale souhaite le départ de Bachar Al-Assad tout en bombardant Daesh et en soutenant différentes factions rebelles. La Russie est quant à elle intervenue afin de « sauver » le gouvernement Assad de la déconfiture et combattre les groupes terroristes (ou les opposant·e·s au régime?), dont Daesh. Moscou a une fois de plus pris par surprise l’administration Obama en intervenant en Syrie, marquant bien son retour en tant qu’acteur international de premier plan[xii]. Sans entrer en détail dans la complexité de la situation, il suffit de souligner que les objectifs des visées de la Russie et des États-Unis sont presque aux antipodes. Cette « guerre par procuration » a ainsi causé plusieurs accrochages diplomatiques, dont le paroxysme a été la suspension des relations bilatérales menaçant de déclencher une troisième guerre mondiale, comme l’a indiqué le premier ministre turc Numan Kurtumulus il y a quelques mois[xiii].

L’ADMINISTRATION TRUMP ET L’AVENIR DES RELATIONS RUSSO-AMÉRICAINES 

C’est donc dans ce contexte que l’administration Trump entre en scène. Beaucoup de points de friction se dressent face au rétablissement normal des relations malgré une volonté affichée du nouveau président américain de dénouer les tensions. L’Esprit libre a rencontré le co-coordonnateur de l’Observatoire de l’Eurasie du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation et spécialiste des questions sur l’espace postsoviétique Yann Breault, afin d’y voir plus clair et de déceler quelques pistes de compréhension pour l’avenir.

D’abord, pratiquement personne ne sait réellement à quoi s’attendre avec Trump en ce qui a trait aux relations avec la Russie. Comme l’affirme Yann Breault : « Mon collègue Irvin Studin disait, un peu à la blague, que Trump pourrait être récipiendaire d’un prix Nobel de la paix et la même journée déclencher une troisième guerre mondiale. » C’est dire le brouillard dans lequel se trouvent les analystes en ce moment. En Russie, grâce aux déclarations en faveur d’un rapprochement lors de la campagne électorale, « certaines personnes bien sûr ont applaudi l’élection de Trump, mais beaucoup font preuve de scepticisme quant à la durabilité de ce renouveau plutôt amical. […] C’est surtout l’imprévisibilité qui est le principal problème », ajoute le spécialiste. On peut dire, pour l’instant, que la porte est ouverte à une collaboration sur plusieurs dossiers qui sont principalement dictés par une convergence d’intérêts. La classe politique en Russie reste tout de même sceptique quant à un rapprochement durable avec les États-Unis.

Parmi les enjeux où une collaboration plus poussée serait envisageable, il y a le conflit syrien, ou plus précisément la lutte contre Daesh. Par contre, plusieurs raisons permettent de douter de la longévité d’un rétablissement des relations sur cette base, « notamment le dossier iranien, où il y a une divergence de point de vue assez importante entre l’administration Trump et les Russes », souligne Yann Breault. Il reste que les divergences d’intérêts et d’objectifs ainsi que le nombre d’acteurs et d’actrices présent·e·s sur le terrain constituent des obstacles de taille. Or, il semble que Trump et Poutine aient une vision relativement semblable, du moins réconciliable, sur la question syrienne. Malgré cela, les récents développements et la montée de ton à l’encontre de la Russie par l’administration Trump au sujet de la Syrie risquent d’empoisonner la possibilité de coopération sur ce point.

L’exploitation pétrolière représente, d’après Yann Breault, un autre enjeu sur lequel une reprise de la collaboration est envisageable. « Si l’on se fie à la nomination de Rex Tillerson au poste de secrétaire d’État, on pourrait être tenté de penser qu’il y a une volonté de renouer avec la collaboration dans le secteur pétrolier […]. Lui-même vient d’une grosse compagnie pétrolière [ExxonMobil] », lance-t-il. Des compagnies américaines, jusqu’à l’imposition de sanctions économiques contre la Russie, étaient impliquées dans des projets d’exploration et d’exploitation pétrolière en Arctique. C’est le cas notamment d’ExxonMobil qui avait essuyé plusieurs revers par le passé. « ExxonMobil avait essayé d’acheter les actions de la compagnie Yukos, une des raisons pour lesquelles l’oligarque Mikhail Khodorkovski a été emprisonné », affirme le spécialiste. La tentative de Khodorkovski de vendre une part importante des actions de Yukos à ExxonMobil sans l’approbation du Kremlin « avait été un des irritants qui avait précipité sa chute politique ». Ainsi, avec la nouvelle administration en place, il n’est pas impossible de voir à l’avenir des projets conjoints entre la Russie et les États-Unis concernant le secteur pétrolier, mais pour Yann Breault, la relation n’en est pas là pour le moment. L’option la plus plausible reste la collaboration contre l’État islamique.

Le désamorçage des tensions est loin d’être une tâche simple, car « les tensions qui opposent les États-Unis et la Russie ne sont pas seulement russo-américaines, elles impliquent aussi l’Union européenne ». Comme l’indique M. Breault, « il y a des divergences à l’intérieur des membres de l’Union européenne, donc la perspective d’un réchauffement des relations russo-américaines est bien accueillie dans certaines chancelleries, [mais] elle suscite des inquiétudes très grandes auprès d’autres, en Europe de l’Est évidemment, en Pologne principalement ». L’appréhension de certains membres de l’OTAN devant    une déstabilisation de la région initiée par la Russie en vue d’affaiblir l’Alliance la pousse à renforcer ses positions en Europe. L’arrivée d’une nouvelle administration américaine a peu de chance de renverser cette tendance selon le spécialiste.

Finalement, sur le plan des sanctions économiques, il ne semble pas y avoir de probabilité d’ouverture à court terme, tout simplement parce qu’elles ne représentent pas un enjeu prioritaire ni pour le gouvernement américain, ni pour le gouvernement russe. « Les Russes ont fait preuve de résilience et ont digéré l’effet des sanctions, par contre, la capacité des entreprises russes d’aller chercher du financement pour des projets de développement est limitée », explique Yann Breault. De plus, le contexte actuel rend les gens d’affaires plutôt récalcitrants à investir en Russie. Les États-Unis, qui font l’objet des contre-sanctions russes, ne voient pas d’urgence non plus pour lever les sanctions, le commerce extérieur avec la Russie étant infime. Le spécialiste de la Russie ajoute : « Il y a une renégociation des rapports de force en cours depuis plusieurs années. Les sanctions et contre-sanctions sont des éléments qui vont être sur la table, mais il faudra voir ce que Poutine a à offrir aux Américain·e·s en contrepartie d’une levée des sanctions. Ce qui est certain, poursuit-il, c’est qu’ils [les Russes] ne lâcheront certainement pas le morceau. » L’enjeu majeur faisant obstacle à la levée des sanctions est la question de la Crimée. À ce sujet, Trump a annoncé, le 14 février dernier, qu’il s’attendait à ce que Moscou retourne la péninsule à l’Ukraine, ce que le Kremlin a immédiatement refusé[xiv]. « Il n’y a aucune ouverture possible et imaginable en Russie pour qu’on revienne sur l’annexion », indique Yann Breault. Ainsi, si l’on se fie à la situation au Donbass, « on peut même douter de la volonté des Russes d’abandonner les rebelles à leur sort et de laisser l’Ukraine rétablir par la force le contrôle sur les régions contrôlées par les rebelles ».

Bref, le chemin vers la levée des sanctions et le retour à une relation cordiale entre la Russie et les États-Unis est parsemé d’embûches, de points de discorde et chargé d’un passé lourd de conséquences. L’arrivée de la nouvelle administration aux États-Unis, bien qu’elle soit en faveur d’un rapprochement, fait face à un défi de taille qui nécessitera plusieurs compromis de part et d’autre. Il est permis de douter de la possibilité d’une reprise durable des relations russo-américaines, mais l’ouverture à la collaboration est tout de même bienvenue compte tenu du niveau de tensions actuel.

[i] Djahili, M-R. & Kellner, T. (2006). « L’Asie centrale, terrain de rivalités », Le Courrier des pays de l’Est, Vol. 5, No. 1057, p. 4.

[ii] Plusieurs vagues d’élargissement de l’OTAN ont en effet admis des États qui faisaient auparavant partie du Bloc communiste. En particulier, celle de 1999 a intégré la République tchèque, la Pologne et la Hongrie, et celle de 2004 la Lettonie, l’Estonie et la Lituanie, les deux premiers ayant une frontière commune avec la Russie. Marchand, P. (2015). « Atlas géopolitique de la Russie. Le grand retour sur la scène internationale », Paris, Autrement, p. 54-55.

[iii] Tardieu, J-P. (2010). « Le bouclier antimissile américain en Europe : Les ambiguïtés de la main tendue », Politique étrangère, No. 2, p. 443.

[iv] Le terme « révolutions de couleur » fait référence à la prise de pouvoir en Serbie, en Ukraine, en Géorgie et au Kirghizistan de gouvernements pro-occidentaux et hostiles à la Russie suite à des pressions populaires contre les dictateurs issus de la vieille garde communiste. Les mouvements sociaux à la base de ces révolutions ont en partie vu le jour grâce à la coordination d’ONG locales avec des ONG occidentales, le tout grassement financé par le Département d’État américain et la CIA. Moscou s’est sentie vulnérable et a vu les événements comme délibérément posés à l’encontre des intérêts de la Russie dans ce qu’elle percevait comme sa sphère d’influence. Pour plus de détails, voir Loizeau, M. (2005). « Comment la CIA prépare les révolutions colorées », Les Grands documentaires, 51 min, https://www.youtube.com/watch?v=1zUg9NrkcAQ, consulté le 10 février 2017.

[v] Graham, T. (2008). « Les relations États-Unis/Russie : une approche pragmatique », Politique étrangère, No. 4, p. 748.

[vi] Asmus, R. D. (2010). « A little war that shook the world: Georgia, Russia, and the future of the West », New-York, Palgrave Macmillan, p. 4.

[vii] Nation, R.C. (2012). « Reset or rerun? Sources of discord in Russian-American relations », Communist and Post-Communist Studies, Vol. 45, No. 3-4, p. 379.

[viii] Blank, S. 2010. « Beyond the reset policy : Current dilemmas of U.S.-Russia relations », Comparative Strategy, Vol. 29, No. 4, pp. 333-336.

[ix] Mandel, M-D. (2015). « Conflit en Ukraine : agression russe ou guerre civile? », Relations, No. 781, p. 32.

[x] Goncharenko, R. (2016). « Ukraine under pressure to implement terms of Minsk peace agreement », Deutsche Welle, en ligne, paru le 5 octobre 2016, http://www.dw.com/en/ukraine-under-pressure-to-implement-terms-of-minsk-..., consulté le 13 mars 2017.

[xi] Dubien, A. (2017). « La reprise des combats au Donbass, à Avdiivka, en 3 minutes », Observatoire France-Russie, en ligne, paru le 2 février 2017, http://obsfr.ru/fr/blogs-et-videos/evenement/article/vozobnovlenie-boev-..., consulté le 13 février 2017.

[xii] Stent, A. (2016). « Putin’s power play in Syria », Foreign Affairs, Vol. 95, No. 1, p. 106.

[xiii] Sims, A. (2016). « US and Russia could ‘start third world war over Syria conflict’, says Turkey », The Independent, en ligne, paru le 17 octobre 2016, http://www.independent.co.uk/news/world/europe/us-russia-third-world-war..., consulté le 17 février 2017.

[xiv] Russia Today. « Trump expects Russia to ‘return Crimea’ – White House », en ligne, paru le 14 février 2017, https://www.rt.com/usa/377346-spicer-russia-return-crimea/, consulté le 17 février 2017.

Ajouter un commentaire