Surveillance, contrôle et précarisation : le travail du sexe en temps de pandémie

Redlight scene in Brunei, Arjay Bernardo, 11 septembre 2018.
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Surveillance, contrôle et précarisation : le travail du sexe en temps de pandémie
| par Adèle Surprenant |

 

Depuis la mi-mars, la pandémie de Covid-19 a provoqué un ralentissement de l’économie et la restructuration de l’emploi autour de la distinction entre travailleur.se.s essentiel.le.s et non-essentiel.le.s et avec la popularisation du télétravail. À l'ère du déconfinement et de la « réouverture » de l’économie, qu’en est-il de la situation pour les travailleuses et travailleurs1 du sexe (TDS) ?

Jasmine2 a commencé à offrir des services sexuels rémunérés en 2018, à la suite d’un accident qui lui a valu un arrêt de travail forcé. Après quelques mois, elle a pu retrouver son précédent emploi. En octobre 2019, ses heures ont diminué et elle a accepté une activité de danseuse dans un bar de strip-tease montréalais. 

À la mi-mars, comme les salons de massages érotiques, les bars de strip-tease ont dû fermer leurs portes dans la foulée des mesures de confinement prévues par les autorités québécoises pour faire face à la pandémie de Covid-19. 

Quand criminalisation est synonyme de précarisation

Faisant entre 100 et 200 dollars par jour en semaine et de 300 à 500 dollars par jour entre le vendredi et le dimanche, Jasmine partageait alors son emploi du temps entre la danse érotique et la cuisine d’un restaurant. Aujourd’hui sans emploi, elle touche la Prestation canadienne d’urgence (PCU), grâce à ses déclarations de revenus comme cuisinière. La plupart de ses collègues se retrouvent, elles, sans aide gouvernementale. Même si la danse érotique est légale au Canada, rares sont celles qui déclarent leurs revenus provenant de cette pratique3

« Historiquement, le gouvernement a été mauvais pour les travailleuses du sexe », soutient Jasmine, expliquant que de nombreuses collègues ne veulent tout simplement pas faire affaire avec des institutions étatiques. Par peur, mais aussi parce que « le processus de déclaration de revenus est compliqué pour les travailleur.se.s autonomes, ce n’est pas tout le monde qui peut s’y soumettre sans difficulté », rappelle Jasmine, qui ne songe pas pour le moment à retourner au bar où elle dansait avant l’éclosion de la pandémie. 

Dans ce type d’institutions, les mesures de distanciation sociale et le port du masque obligatoire restreignent la capacité des travailleuses du sexe à faire de l'argent. Privées de la possibilité d’une proximité physique avec les clients, elles ne peuvent pas fournir le même genre de services. Aussi, « la plupart des bars de strip-tease font leur argent aux heures tardives, entre minuit et trois heures du matin » explique Jenn Clamen, coordinatrice nationale à la Canadian Alliance for Sex Work Law Reform (CASWLR). Même s'ils commencent à rouvrir, les bars doivent réduire les heures d’ouverture et fermer leurs portes à minuit, afin de respecter les mesures gouvernementales. 

Pour Jasmine, cela pousse les danseuses et masseuses érotiques à « se diriger vers des formes de travail du sexe qui sont moins réglementées et donc tendanciellement plus marginalisées », plongeant pour certaines dans l’illégalité. Selon elle, l’offre de services sexuels en ligne n’est pas aussi lucrative. 

Le Code criminel canadien comprend certaines interdictions concernant le travail du sexe, notamment en vertu de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (C-36), entrée en vigueur le 6 novembre 2014 sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper. 

La loi C-36 restreint notamment la communication dans le but d’obtenir ou de fournir des services sexuels rémunérés, la publicisation ou l’obtention de ces services en échange d’argent ou de biens matériels4

Ces restrictions augmentent le risque d’isolement et de violence pour les travailleuses du sexe, surtout en temps de pandémie, d’après Jenn Clamen. « Parce que le travail du sexe est criminalisé, explique-t-elle à L'Esprit libre, la Covid-19 a retranché certaines communautés dans la pauvreté, et les effets de la pauvreté vont se faire sentir longtemps, à moins que [le gouvernement] mette en place des mesures viables » pour soutenir financièrement les travailleuses du sexe.

Travailleuses du sexe et migrantes

« La pandémie de Covid-19 a simplement mis en lumière les failles du système social qui existaient déjà, » soutient Elene Lam, directrice générale de Butterfly, un réseau de soutien pour les travailleuses du sexe asiatiques et migrantes basées à Toronto, en référence à la précarité et aux discriminations relatives au métier. 

Une étude menée par Butterfly soutient qu’environ 40 % des travailleuses du sexe migrantes de la grande région de Toronto ne perçoivent pas la PCU, soit parce qu’elles ne sont pas éligibles, soit parce qu’elles craignent d’être en contact avec les autorités5. En plus de la criminalisation de leur profession, certaines travailleuses du sexe migrantes craignent d’être judiciarisées sur la base d’un statut migratoire ou d’un permis de travail qui ne soit pas en règle6

Le travail migrant inclut aussi les personnes qui étaient en déplacement temporaire au Canada et qui n’ont pas pu quitter le territoire à cause des restrictions sur le voyage découlant de la pandémie, d’après Mme Lam. Dans ce cas de figure, la barrière de la langue peut également priver les travailleuses du sexe de certaines ressources financières et sanitaires. 

Plusieurs travailleuses du sexe basées à Toronto ont également dû déménager dans d'autres villes moins coûteuses à la suite de baisses de revenus considérables, augmentant leur isolement et réduisant un accès déjà limité aux ressources pour les travailleuses du sexe, plus nombreuses en région métropolitaine.

« Les travailleuses du sexe migrantes subissent également une surveillance policière accrue » nous explique Mme Lam, selon qui le profilage racial est une pratique courante chez les forces de l’ordre ontariennes. 

Depuis l’irruption de la Covid-19 au Canada, 42 % des travailleuses du sexe asiatiques rapportent expérimenter plus de racisme et de discrimination, un chiffre qui s’élève à 40 % chez la population générale des travailleuses du sexe migrantes7

Répression et contrôle des corps

Lors d’une récente déclaration, le policier, député caquiste et président de la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs, Ian Lafrenière, laissait croire à une augmentation du trafic sexuel de mineur.e.s dans la région de Montréal8. Une déclaration sans fondements, d’après Jenn Clamen, qui interprète l’invitation de Lafrenière à augmenter la surveillance policière comme une réaction de peur : « la police [ressort toujours la carte du trafic sexuel] lorsqu’ils se sentent menacés, surtout dans le contexte d’un mouvement national appelant au désinvestissement des services policiers », explique-t-elle en faisant référence à Black Lives Matter. 

L’espace et le corps des travailleuses du sexe font l’objet de surveillance policière constante, une présence « indésirée et non-sollicitée », d’après Mme Clamen. 

Un contrôle du corps encore exacerbé par la crise sanitaire actuelle : « il n’est pas nouveau que les TDS soient stigmatisé.e.s et réprimé.e.s parce qu’ils.elles sont considéré.e.s comme des vecteurs de transmission de maladies contagieuses9 », rappelle la travailleuse du sexe et militante Adore Goldman.

La culture populaire s’est pourtant emparée de certains codes et symboles issus de la culture du travail du sexe, en dépit de la stigmatisation qui touche encore les travailleuses et travailleurs du milieu. Artistes populaires et musicien.ne.s « utilisent des pôles de strip-tease dans leurs concerts et vidéoclips, mais la loi et le gouvernement n’évoluent pas dans la même direction [que la société] », condamne Jasmine. 

En attendant la décriminalisation, les représentantes de la CASWLR et de l’association Butterfly demandent, minimalement, la suspension de l’application des lois criminalisant le travail du sexe pour la durée de la pandémie, dans l’espoir de favoriser l’accès des travailleuses du sexe au système de santé, sans crainte de représailles. 

 

 

Par souci de représentativité, les termes liés à la pratique d'une forme de travail du sexe seront ici féminisés. 

Prénom modifié pour des questions de sécurité. 

Pour être admissible à la PCU, il faut avoir déclaré un minimum de 5000$ au courant de l’année fiscale précédente. 

Ministère de la Justice, Canada. Réforme du droit pénal en matière de prostitution: Projet de loi C-36, Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation. [En ligne] https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/autre-other/c36fs_fi/c36fi_fs_fra.pdf (page consultée le 10 août 2020)

Butterfly. How are Asian and migrant workers in spas, holistic centres, massage parlours and the sex industry affected by the COVID-19 pandemic? [En ligne] https://576a91ec-4a76-459b-8d05-4ebbf42a0a7e.filesusr.com/ugd/5bd754_bacd2f6ecc7b49ebb3614a8aef3c0f5f.pdf (page consultée le 13 août 2020)

Butterfly, Ibid.
 
Butterfly, Ibid.
 
Le Journal de Montréal. Le 9 août 2020. Mettre fin à l’exploitation sexuelle des mineurs. [En ligne]
 
Goldman, Adore. Le 3 juin 2020. « Travail du sexe, pandémie & répression » dans Ouvrage. [En ligne]
http://www.revue-ouvrage.org/travail-du-sexe/ (page consultée le 11 août 2020)

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