Sur les traces d’un bar hors-la-loi

Société
Sur les traces d’un bar hors-la-loi
Feuilletons
| par Jules Pector-Lallemand |

Ça arrive parfois lorsque je travaille jusqu’à la fermeture du bar qui m’emploie : je termine mon shift un peu étourdi par la boisson. Cette nuit-là, je finis rapidement mon ménage, m’écrase sur la banquette à côté de mon collègue et lui lance, comme une lamentation: « je prendrais bien une autre bière », sachant très bien que cela est impossible puisque la caisse est fermée. Sans lever les yeux de sa comptabilité, mon collègue me répond spontanément « justement, je pensais aller prendre un verre avant de rentrer chez nous ». Ne comprenant pas comment cela est possible à cette heure tardive, je lui demande des explications. Selon ses dires, il y aurait un bar ouvert après trois heures du matin, donc illégalement, connu des employé·e·s de la restauration.

Je reste muet, je peine à le croire. Mon incrédulité le réjouit. Pour chatouiller davantage mon intérêt, il renchérit ; ce lieu est également fréquenté par certain·e·s comédien·ne·s connu·e·s, noms à l’appui. Et ce n’est pas tout. Ce bar est loin d’être le repère d’enfants de chœur, me prévient-il : « on y trouve de l’alcool, mais aussi des drogues, des machines à sous et des prostituées. » « C’est un bar à vices. Peu importe c’est quoi ton vice, ils l’ont », conclut-il.

Il n’en fallait pas plus pour piquer ma curiosité. Je sens une vague d’adrénaline m’envahir. Mon imagination part alors en vrille : je visualise une grande salle aux riches tapisseries et décorations. Celle-ci est secrète, elle est au sous-sol et on y accède par des escaliers cachés. Des alcooliques et autres dépravé·e·s flambent leur argent tandis que des mafieux sont installés confortablement dans le fond de la salle et fument des cigares en se réjouissant du profit qu’ils tirent de ce commerce clandestin.

Je pense alors tenir un filon pour me lancer dans une carrière de journaliste d’enquête. Je m’imagine déjà en train de dévoiler au grand public l’existence d’un réseau de «bars à vices» spectaculairement criminel.

Mon collègue m’extirpe de mes songes et me propose de l’accompagner, offre que j’accepte naturellement sur-le-champ.

***

Une bonne marche plus tard, nous arrivons sur une petite rue commerçante. Je scrute du regard chaque boutique, me demandant laquelle peut bien cacher un bar afterhours. Nous nous arrêtons finalement devant l’entrée d’un petit restaurant dont les grandes fenêtres sont recouvertes d’épais rideaux noirs. Mon rythme cardiaque s’accélère. Mon collègue fait simplement aller sa main par la fenêtre en guise de salutation. Ni code secret, ni porte arrière : je m’étonne des faibles mesures de sécurité.

Un grand homme en jeans et t-shirt nous ouvre la porte. Il serre amicalement la main de mon collègue avant que ce dernier me présente. La poigne de l’homme est solide. Je crains de ne pas avoir serré suffisamment fort et que l’on m’identifie comme un intrus.

Mon collègue s’engouffre dans une grande salle obscure. Je le suis de près. Des visages se tournent vers nous. J’ai du mal à les distinguer, j’ai l’impression de faire face à des ombres. Le très faible éclairage est en cause, mais un mince brouillard règne également dans la pièce. Je comprends quelle en est la cause lorsque je remarque les cigarettes dans les mains de plusieurs client·e·s. Je suis un peu révulsé par l’odeur ambiante : nul cigare n’est fumé ici, que du mauvais tabac à en croire ce parfum âcre qui coupe le souffle. Je me retiens toutefois de tousser pour éviter d’attirer l’attention.

Nous nous installons enfin au bar. Mon collègue commande et on nous apporte deux verres en plastique bien remplis. Il nous en coûte 16 $. La première gorgée est insatisfaisante. Un mauvais rhum additionné à un ginger ale trop sucré; inutile d’être mixologue pour comprendre que mon breuvage est médiocre.

Nous commençons à discuter de tout et de rien. J’en profite pour scruter les lieux : les murs d’un blanc délavé, du moins c’est ce qu’il me semble en l’absence de lumière, sont pauvrement décorés à l’aide de tableaux de paysages sans grande valeur esthétique. Aucune célébrité en vue, pas plus qu’il n’y a de parrain de la mafia assis dans le fond de la salle. Il n’y a là-bas qu’une toilette où certains font des allers-retours... Plus près de moi, une petite machine à sous est branchée sur une rallonge. Il s’agit probablement d’un branchement alternatif afin d’éviter le contrôle gouvernemental des jeux de hasard qui, tout comme l’alcool, sont interdits après trois heures.

Je me tourne vers la douzaine de personnes installées comme nous au comptoir. Je tends l’oreille pour capter des bribes de conversation. J’ai l’étrange sensation que certaines exclamations sonnent faux, que certains rires sont poussés en retard. Je constate que chacun et chacune est légèrement en décalage avec les autres. Ces gens doivent s’enivrer depuis plusieurs heures; le poids de la fatigue et de l’obscurité commence à peser sur leurs épaules. Tout le monde s’obstine néanmoins à rester dans un certain état d’enthousiasme festif.

Ce bar clandestin m’apparait être, pour celles et ceux qui le fréquentent, une sorte d’enclave, une échappatoire à la réalité de la prohibition nocturne qui donne l’impression de pouvoir prolonger indéfiniment la vie stimulante et palpitante d’un bar. Le présent commerce n’est cependant qu’une sombre copie : l’ambiance est fade, les discussions sont nébuleuses, l’excitation est sur son lent déclin. J’ai ainsi l’impression de me trouver dans une vieille taverne, éternel repère de ces âmes éreintées qui semblent avoir besoin de l’obscurité pour germer.

La conversation amène mon accompagnateur à me raconter qu’il a invité un autre de mes collègues ici deux semaines plus tôt. « C’était drôle, il était vraiment stressé et il y a eu une descente de police! », me dit-il. Tout inquiet, je lui demande s’ils ont été arrêtés. « Non, pas du tout. Il y avait juste eu un crime pas trop loin et la police a shutdown le quartier », me répond-il sans trop d’émoi. Le commerce illégal dans lequel je me trouve est donc bien connu de la police. Je comprends alors pourquoi l’alcool coûte si cher : les tenanciers paient fort probablement une cote à la police.

Le présent bar s’apparente donc à une plate taverne et est connue des autorités : ma carrière de journaliste d’enquête disparaît aussi vite qu’elle a vu le jour!

Je continue tout de même mes observations. Je suis surpris qu’il y ait presque uniquement des hommes. Je ne sais comment l’expliquer, mais leurs postures respirent le virilisme. Il n’y a que deux femmes. Comme mon collègue m’avait parlé plus tôt de la présence de travailleuses du sexe, je me questionne à savoir si c’est leur cas. Quoi qu’il en soit, je me questionne tout de même : où vont les travailleuses de la restauration pour boire une bière après leur shift?

Il est probable que le pourcentage élevé d’hommes ici s’explique en partie par la division sexuelle du travail en restauration. Les femmes travaillent davantage comme serveuses que comme barmaids et terminent donc leur boulot avant trois heures. Toutefois, en écoutant les gens parler autour de moi, je réalise également que la clientèle est loin de travailler uniquement dans les bars. En fait, je ne me trouve pas tant dans un bar  pour employé·e·s de la restauration que pour initié·e·s. Et vraisemblablement, les hommes n’amènent ici que d’autres hommes...

***

Les minutes et les heures s’écoulent à mon insu. Je commence à bailler et à m’ennuyer. Pourtant, je ne veux pas partir, quelque chose me retient. Il y a un certain charme à cette clandestinité : je me suis habitué à la fumée et commence à apprécier la touche onirique que cette brume confère à la scène. Il y a plus. Je n’arrive pas à me faire une idée claire de ce lieu : il règne ici une certaine ambigüité. Je me trouve dans un bar illégal très tard dans la nuit, ce qui est excitant, et en même temps je suis dans ce qui me semble être une taverne tout à fait insignifiante. Le permis conclut parfois de bien curieuses alliances avec l’interdit.

***

Tranquillement, le soleil déverse ses premiers rayons dans la salle par l’espace non couvert par les rideaux au haut des fenêtres. Le tenancier fait son last call. Je regarde l’heure : il est passé six heures! Nous quittons l’établissement par la même porte par laquelle nous étions entrés.

En guise d’au revoir, je remercie mon collègue de m’avoir fait découvrir cet endroit. « Je suis content que t’aies vu mon petit quotidien », me répond-il en toute simplicité.

J’enfourche mon vélo et chemine vers chez moi dans les rues que les premiers rayons de soleil inondent. Le bar me semble alors aussi lointain qu’un souvenir dans lequel le charme d’un lieu caché croise la banalité d’une taverne douteuse.

ILLUSTRATION: Julien Posture

Ajouter un commentaire