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Société
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Feuilletons
| par Siggi |

Un feuilleton de Loïc Beauregard-Lefebvre.

Illustrations de Laurence Thibault.

Ce texte est extrait du premier numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

 

Mon arrivée au travail s’opérait comme une danse, un rituel d’évitement : baisser la tête pour qu’on ne remarque pas mon retard, pointer mon entrée, saluer rapidement l’employée à l’accueil (le poids du retard n’exempte pas d’un minimum de politesse); enfin on m’indiquait mon poste pour la journée : quelque part dans l’animation d’un festival. Pour pointer mon entrée, tout passait par une application sur une tablette, une carte de punch moderne : j’entrais le numéro qu’on m’avait assigné puis j’indiquais sur mon profil l’heure de mon arrivée. L’application fonctionnait même à distance : en lui permettant d’accéder à ma position, elle m’autorisait à pointer mon entrée directement sur mon appareil mobile; si j’étais en retard, elle m’envoyait un courriel : un avertissement. Un petit bijou technologique.

En anglais, la langue du travail, on ne pointe pas son entrée, we clock in : on s’horloge, on se montre. En marquant l’heure de mon arrivée, l’application émettait un clic, signalant la capture d’une photo. Une photo banale, sans visée esthétique, purement pragmatique. Mon portrait s’affichait dans un cercle au haut de l’écran. Je ne cadrais pas mon visage, par principe : j’étais trop grand pour que l’appareil capte mon visage. Qui aurait pu savoir qu’il s’agissait bien de moi? (Qui regarde ces photos?) J’aurais bien pu envoyer un∙e collègue à ma place. L’application éclopée de sa fonction de surveillance, j’en tirais une humble victoire face aux heures de travail qui m’attendaient dans le froid de janvier.

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La consigne est placardée un peu partout en ville, signe que votre commerçant possède lui aussi un certain sens de l’humour : « Souriez, vous êtes filmé[∙e∙]s. » Malgré l’ironie évidente de la consigne, à l’entrée de l’épicerie, du dépanneur, du supermarché, si un écran nous retransmet notre image en direct, il est possible que l’on obtempère d’un sourire. Moins dociles, ceux et celles qui ne suivront pas la consigne ne perdront tout de même pas la chance de jeter un petit regard à l’écran. La même réaction s’observe en passant devant une vitre teintée ou simplement devant un miroir. L’attrait de se voir est fort, rassurant.

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Attendre nous donne une raison d’observer les autres sans gêne. Dans la file d’attente pour pointer la fin de mon quart, j’observe nonchalamment l’employé devant moi. En ouvrant sa page d’employé, il met deux doigts en l’air, un sourire, clic : il pose pour la caméra.

À mon tour, interpellé par ce comportement absurde, je questionne l’employée à l’accueil :

— Les gens font tout le temps ça? 

— Ça dépend, y en a qui font d’autres poses. Y a le pouce en l’air aussi qu’est bin populaire. 

J’ai manqué de clarté, je veux dire :

— Les gens posent toujours pour la photo? 

— En général, oui… Tu veux ta bière de fin de shift ou non?

Les un∙e∙s après les autres, les employé∙e∙s posent pour une application dont la fonction est de surveiller notre arrivée. Après tout, si la photo est obligatoire, pourquoi ne pas se montrer sous son meilleur jour? La réaction face à la caméra serait quasi instinctive.

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Un ami me faisait récemment la remarque que le rôle de la photo aujourd’hui s’est alourdi : celle-ci ne permettrait plus seulement d’exister à l’extérieur de soi, de figer son image dans le temps, comme un portrait, mais servirait aussi à marquer un ici et maintenant, un instant. Dans l’instantanéité, l’accélération de la vie moderne, je montre moi aussi un instant de ma vie, je le fais entrer dans l’imaginaire. Dans une photo de groupe, l’imaginaire prend le dessus sur l’instant : nous jugeons d’abord notre image, détachée de l’ensemble. Un contrôle qualité qui impose même de reprendre la photo si nos standards n’y sont pas atteints (un recommencement éternel vers l’idéal).

L’important serait-il moins d’être vu que de se voir? Je me surprends parfois à flotter sur mes réseaux sociaux, mes photos. Je suis différents moments de ma vie, une image que je me suis construite. Je souris beaucoup. Pour une photo, on accepte sans broncher les conventions : la photo durera plus longtemps que notre humeur. Certain·e·s, avec plus de courage, défient les codes et décident de garder un air sérieux ou même de mettre de l’avant leur majeur : un doigt d’honneur dit-on alors. Faire preuve d’ironie permettrait de se représenter avec dignité.

Pour celui ou celle qui se fait photographier, la photo ne fait pas seulement office de symbole, elle atteste l’existence dans le temps, comme une preuve de soi. Chez mes parents, je me vois affiché partout, sur les murs, le frigo, à différents moments de ma vie. Mon image ne m’étonne plus : elle me rassure. Sur certaines de ces vieilles photographies, l’heure orangée est estampée dans un coin; aujourd’hui, sous nos publications en ligne, il est écrit : il y a deux semaines, il y a huit mois, il y a trois ans; la perspective est plus nostalgique.

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Je me suis fait remercier de mon emploi depuis. On m’a dit que j’arrivais trop souvent en retard, que je prenais trop mon temps.

Illustration : Laurence Thibault

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