Se fréquenter

Société
Se fréquenter
Feuilletons
| par Siggi |

Ce texte est extrait du deuxième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Auteur : Noé Klein, Montréal

Notice biographique : Au cours des dernières années, Noé Klein a tenté de déceler les normes amoureuses spécifiquement québécoise en menant une recherche sociologique sur les couples et les amitiés entre jeunes adultes québécois·es et français·es.

 

J’ai rencontré Célia, une Québécoise de 24 ans fraîchement mise en couple avec un Français. Avec une naïveté mesurée, je cherchais à comprendre la manière dont les relations amicales et amoureuses se construisaient et étaient reconnues comme telles. Célia me confiait alors :

- J’ai toujours aimé être en couple. Je trouve que c’est un beau projet. Juste de s’engager dans quelque chose, et de se laisser aller un peu plus aussi. À donner le droit à ses émotions, ne pas les retenir, de façon un peu malaisée « faut pas que je lui dise ça parce qu’on est pas en couple », des choses comme ça...

Je fus tout de suite interpellé par cette idée de ne pas pouvoir dire certaines choses hors du couple. À première vue, je pensais qu’elle faisait référence à la phase de séduction qui se déroule entre des partenaires potentiel·le·s: laisser paraître son intérêt en se faisant désirer, jouer avec les codes jusqu’à la concrétisation de la relation, ce moment où l’on se fait suffisamment confiance pour ne plus mesurer chaque parole et chaque geste… Mais il s’agissait d’autre chose.

Au fil des entrevues, les participant·e·s Québécois·es ont relevé unanimement une situation récurrente qui semblait échapper aux Français·es nouvellement arrivé·e·s : le couple est une étape avancée de la relation intime au Québec, qui implique un ensemble de comportements particuliers. Se mettre en couple, c’est consentir à se projeter dans l’avenir et à intégrer la vie de l’autre. Si l’on ne souhaite pas répondre à ce genre d’attentes, alors un modèle alternatif de relation existe : la fréquentation.

La régularité avec laquelle cette situation revenait dans les témoignages me fit comprendre bien vite que j’étais face à une convention apparemment étrangère à mon bagage culturel de Français. Ce n’étaient pas les comportements et le type d’interactions au sein de ces échanges qui m’étonnaient, mais bien le fait que cet ensemble de rapports intimes était déjà nommé et reconnu de la même manière chez les tous·tes les Québécois·es que j’interrogeais. La fréquentation m’a été présentée comme une relation dans laquelle les partenaires apprennent à se connaître à un rythme qui leur est propre. Le plus souvent, la sexualité est au centre des échanges, et c’est autour de cette dimension que se construit progressivement l’orientation de la relation. Mais la chose sur laquelle l’accent était mis et où le doute n’était pas permis était la suivante : il ne s’agit pas d’un couple.

Ce qui distingue le couple de la fréquentation au Québec, c’est cette notion d’engagement. La fréquentation se veut une relation qui ne demande pas aux partenaires de grands projets communs. Il s’agit de partager des moments ensemble en fonction des disponibilités affectives… et horaires. Ce genre de rapport est censé s’intégrer au rythme de vie de chacun·e sans venir le bousculer. Si l’intimité physique est propice au développement d’un attachement émotionnel, ce dernier doit cependant être contrôlé au risque de sortir des attentes que l’on peut avoir et être perçu comme un faux-pas. L’amour et les sentiments sont surtout associés au couple, et leur présence conduit généralement à reconsidérer le lien qui unit des partenaires. L’apparition de sentiments amoureux dans une relation qui a pu se construire sans ces derniers peut mettre en péril un certain équilibre, d’autant plus s’il n’y a pas de réciprocité entre les personnes concernées.

C’est à ce niveau que se joue une subtilité de la fréquentation, surtout lorsqu’elle implique des Québécois·es et des Français·es. La fréquentation se forme souvent dans les débuts d’une relation intime, avant même que les partenaires prennent connaissance de ce que chacun·e peut désirer de l’autre. Là où les Français·es auraient tendance à considérer entrer en relation de couple par défaut, quitte à réévaluer régulièrement ce que ce « couple » signifie, les Québécois·es conçoivent d’abord la fréquentation. Cela leur permet de prendre le temps de partager un début d’intimité, d’estimer ce que l’on peut envisager ensemble sans s’inscrire d’office dans la trajectoire de la conjugalité. Le couple n’est qu’une orientation particulière, qui demande un accord réciproque explicite des partenaires. Sans cet accord, la fréquentation peut durer indéfiniment, tant que les partenaires trouvent satisfaction dans leur relation.

Ce qui peut sembler être une subtilité de vocabulaire pour décrire des comportements similaires lors de l’entrée en relation intime amène un constat plus important. En considérant la fréquentation comme une relation à part entière, et non comme un substitut du couple ou d’une amitié, on ouvre une alternative à l’évolution d’une relation naissante. La fréquentation autorise l’inclusion d’affection, de sexualité, de développer une forme d’intimité avec l’autre sans invoquer les sentiments amoureux pour la soutenir. Si la reconnaissance de cette forme de relation mène parfois à certains quiproquos pour celles et ceux qui n’en connaissent pas l’existence, elle permet le plus souvent d’ouvrir une discussion explicite concernant les attentes que l’on peut avoir envers l’autre et sur l’orientation de la relation en question.

Le couple conserve une place privilégiée et reste une référence pour comprendre l’intimité entre deux personnes. Célia accorde une grande importance à celui-ci, notamment pour la liberté d’être elle-même que le couple semble lui procurer. Toutefois, à l’image de nombreux jeunes adultes au Québec, la fréquentation fait pleinement partie de ses habitudes relationnelles qui se manifestent dans diverses rencontres intimes, sans que cela ne remplace ses idéaux amoureux. La fréquentation vient pallier un manque de repères lorsque deux personnes souhaitent se rapprocher intimement sans nécessairement tendre vers un couple, même si celui-ci peut en venir à être envisagé. 

En reconnaissant la fréquentation comme un modèle de relation, on participe à l’élargissement du spectre des manières d’être ensemble. Dans le flou et l’effervescence que peut représenter l’entrée dans un rapport intime, concevoir la diversité des possibles peut nous permettre d’y voir un peu plus clair. Ce conseil aurait été bien utile aux Français·es qui ont pu être dans une telle situation sans le remarquer; le fait d’être en couple leur paraissait évident, alors qu’il en était tout autrement pour leur partenaire qui considérait être en fréquentation. On comprend alors l’importance de s’accorder sur le type de relation que l’on vit avec l’autre lorsque l’on envisage de construire un projet commun. Être ou ne pas être en couple, voilà la question à se poser.

 

CRÉDIT PHOTO: Julien Posture 

Ajouter un commentaire