Qui a droit à la ville ?

Matthee Van Der Plas, Unsplash.
Qui a droit à la ville ?
Feuilletons
| par Anonyme |

 

L’auteur de ce feuilleton est Thomas Caubet.  

 

De retour à Paris je suis contacté par un ancien collègue. Me voilà embauché dans un bar-restaurant du nord-est de la ville. Plutôt grand, ce bar a pignon-sur-boulevard, un boulevard qui lui-même marque la frontière administrative nord/sud entre deux arrondissements de la capitale. Au nord, un quartier que l’on qualifie souvent de « populaire » ; au sud, un quartier dit « gentrifié » duquel la jeunesse étudiante remonte les soirs et les week-end pour s’enivrer dans les débits de boisson du boulevard. Un croisement donc. Un bar comme interface sociale à mi-chemin entre deux contextes urbains a priori non destinés à s'enchâsser. Moi au milieu, avec mon plateau, mon tablier, et ma maîtrise de sociologie.  

L'histoire que je m'apprête à raconter pose la question du droit à l'espace urbain, ou comme disait Henri Lefebvre, du « droit à la ville ». Mais le droit de qui ? À quelles conditions ? À qui de droit cette ville revient-elle ? Pour traiter de ces interrogations, ce récit mêle les problématiques quelque peu classiques de l'interpénétration des inégalités de classes et du rapport à l'espace ; mais il souligne également une asymétrie dans les usages que ces groupes sociaux font d'un espace urbain. Mon imagination sociologique est très vite alertée quand je prends conscience d'être pris, sans l'avoir pour le moins prémédité, dans un ensemble de phénomènes complexes fait de rencontres sociales, de chevauchements urbains, d'appropriations spatiales que j'observe depuis l'interface que représente le bar. J'entends ce terme d'interface dans un sens critique. Le bar est un point nodal à l'endroit même où des individus que rien n'assemble vont être amenés, quotidiennement, à se croiser sans réellement entrer en relation. Cette interface est aussi un lieu disputé, dont les uns ont l'usage quand les autres en font un usage strictement marchand. Du point de vue où j'observe, cette économie de l'espace croise des logiques classistes, disciplinaires, et finalement d'exclusions de certaines formes d'usages. Ce sont ses dynamiques intriquées que ce récit se propose de traduire. 

 ***  

Le bar ouvre de 9h du matin à 2h du soir. Le matin se croisent les habitué-e-s et les “pros” de la restauration pour un café matinal distraitement avalé. Plus tard, vers 10h en général, surtout l'hiver où le froid mord les ongles, des ouvriers du bâtiment viennent s'en jeter un petit en douce pour se donner du cœur à l'ouvrage, contemplant les mêmes boulevards que leur aïeux terrassiers dépavaient de colère à la « belle » époque.  

Puis vient le rush du midi ou une clientèle affamée surgit de nulle part pour engloutir distraitement un repas bas-de-gamme, avant de regagner ses bureaux pour ne réapparaître que le lendemain, même heure, même repas. Puis le soir, c'est petite bouffe et apéro entre ami-e-s (du sud du boulevard). C'est au tour des étudiants et étudiantes d'investir les locaux. Tout en les abreuvant je me demande si ces personnes ont déjà songé à ce que, dans quelques années, il n'est pas impossible qu'elles se retrouvent à la place même de leur ainé-e-s, à midi pile, engloutissant méthodiquement la même formule : “ entrée-plat-dessert-café, et par-carte-s'il-vous-plait ! ”.  

« C'est chez nous ? »  

Toutes ces personnes se succèdent donc durant une journée-type au bar du boulevard. D'autres pourtant restent et font du lieu un usage bien différent. Un petit groupe, que les collègues appellent les « gars du quartier » (celui au nord du boulevard), côtoient continûment l'échoppe. Là déjà le matin pour un café ou une noisette, là encore le midi pour un jus, là toujours l'après-midi pour un, deux, trois cafés ou un soda, là enfin le soir pour retrouver les potes. Tous sont dans la petite trentaine et racisés, tous sont passé une ou plusieurs fois par la prison, tous ou presque travaillent de nuit.  

Ici, comme ils le disent, « c'est chez nous ». J'ai mis un temps certain à comprendre cette formule. Je pensais au début qu'ils parlaient du quartier, celui du nord du boulevard. En fait, ils parlent aussi du bar et de l'usage très spécifique qu'ils en font. L'enseigne pour laquelle je travaille alors, et qui d'ailleurs n'existe plus aujourd'hui, n'était pas non plus la même quelques années avant mon arrivée. « C'est chez nous » signifie donc que, quel que soit le bar, il fait partie du quartier et qu'à ce titre l'usage que les gars en font n'a rien à voir avec celui de la clientèle (celle du sud du boulevard). Par exemple, je remarque que leurs cafés ils les prennent systématiquement à emporter, dans des petits gobelets de carton. Mais ils ne les emportent jamais bien loin et les boivent sur le côté (nord) du bar cachés à la vue de la clientèle (côté sud). Ils peuvent passer une bonne dizaine de fois par jour, la plupart du temps à la recherche d'un ami, ou d'une information quelconque. Quand on cherche quelqu'un ou quelque chose, c'est au bar du boulevard que l'on se rend ! Le bar n'est pas pour eux un outil de consommation festive, mais un lieu de sociabilité intégré au quartier... jusqu'à un certain point comme nous allons le voir.  

Frontières, contrôle et usages  

Eux, ce sont les « grands ». Eux seuls descendent sur le boulevard. Les plus jeunes garçons restent plus haut, au nord du boulevard. Frontière sociale, ce dernier est aussi une frontière disciplinaire. Les gars me racontent, et cela je le constate à maintes reprises durant les six mois que je passe dans le bar, que la police occupe régulièrement le quartier. Ce zoning, ou profilage social consiste, tout simplement, à positionner une patrouille en bas de chaque rue joignant le quartier au boulevard pour en contrôler les accès et en réguler (souvent interdire) les sorties.  

La situation de bouclage est d'autant plus ironique que les gars du nord du boulevard travaillent tous ou presque dans les transports. Certains sont taxis, d'autres chauffeurs VTC ou conducteurs de bus pour le réseau de transport public. Tous passent leurs nuits à quadriller les rues de Paris, à avaler les kilomètres en enchaînant les courses. L'emploi est donc ironiquement leur seul laisser-passer pour le bas du boulevard, le passeport social qui leur permettra d'accéder à une clientèle aisée capable de s'offrir leurs services pour se déplacer librement dans l'espace. Ici se repose la question du droit à la ville. Démarcation sociale, check-point disciplinaire, le boulevard est aussi une frontière d'usage ; une ligne à partir de laquelle le droit à la ville des uns est conditionné par l'obtention d'un « permis de social » – un contrat de travail, un emploi – pour faciliter le déplacement des autres. Pour traverser, il faut travailler ; sans cela, la frontière se referme littéralement devant eux à mesure que le dispositif policier se déploie.  

***  

Un jour où je sers au bar, un des gars poursuivi sur le boulevard par la police se réfugie dans le bar, en proie à un stress intense. Repéré, il est violemment interpellé par trois policiers via plaquage-ventral à même le comptoir, puis le sol, puis la terrasse depuis laquelle quelques clientes et clients médusé-e-s assistent à la scène. Les policiers ne m'ont pas parlé, pas même regardé ; ils ont accompli leur travail de contrôle de la frontière, celle séparant le sud du boulevard du nord du boulevard.  

La sentence m'est livré, glaçante, par un couple d'habitué-e-s ayant assisté à la violente arrestation : “  bien, comme ça au moins il ne vous embêtera plus ”. On me confirme sans détour que moi aussi, bien que travaillant dans l'interface, je suis bel est bien du sud du boulevard, mais que rien ne m'empêche de rester « chez eux ». “Il ne nous embêtera plus” veut dire “toi tu as le droit de rester”. Drôle de « chez nous » que ces endroits où d'autres restent quand eux s'en trouvent violemment délogé. 

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