Quelle place occupe le marché des sociétés militaires privées dans le cadre des conflits armés ?

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Quelle place occupe le marché des sociétés militaires privées dans le cadre des conflits armés ?
Analyses
| par Julien Gauthier-Mongeon |

Depuis au moins cinquante ans, les guerres privées ont remplacé les affrontements impliquant des armées conventionnelles. C’est dans ce contexte qu’ont en effet émergé des entreprises offrant des services de protection à différentes organisations (ONG, multinationales, organismes humanitaires) ainsi qu'aux gouvernements des différentes nations. Ce sont les sociétés militaires privées (SMP), appelées ainsi en raison de leur vocation marchande. Dans la continuité de leur déploiement en Irak en 2003, et dans un contexte de privatisation de la sécurité et des divers enjeux qui en découlent, les SMP occupent aujourd'hui un espace grandissant sur la scène politique internationale.

Présents sur plusieurs théâtres de guerre, les SMP opèrent notamment dans des pays comme le Sierra Leone et le Nigéria, pour ne nommer que ceux-là, mais interviennent aussi parfois lors de catastrophes naturelles pour offrir des services d’encadrement au personnel militaire. Suite au désastre causé par l’ouragan Katrina par exemple, une société militaire privée américaine (Blackwater) ainsi qu’une entreprise de sécurité israélienne ont été engagées pour aider un gouvernement fédéral mal préparé pour faire face à la crise. C’est alors que certain.nes citoyen.nes ont décidé de faire appel à des agences privées pour reconstruire leur ville et assurer le ravitaillement de la population (1).

En plus d’offrir une assistance ainsi qu’une aide logistique en cas de catastrophes naturelles, les SMP fournissent aussi des services de défense militaires dans des pays ravagés par la guerre. Récemment, on apprenait que des employé.es formé.es par des sociétés militaires privées sud-africaines combattaient Boko Haram au côté de l’armée nigérienne (2). Ces entreprises souvent taxées de mercenaires et mues par des intérêts mercantiles sont devenues des figures incontournables de la géopolitique mondiale. Aussi faut-il revenir sur l’histoire récente des SMP afin de bien comprendre leur rôle dans notre monde d’aujourd’hui.

Les SMP, de la guerre froide à aujourd’hui

L’histoire des SMP est indissociable des bouleversements qui ont marqué la deuxième moitié du XXe siècle, et le contexte plus général de la guerre froide. C'est en effet au sortir de la Deuxième Guerre mondiale que l'on assiste à une période de démobilisation massive où la guerre change de visage, perdant son caractère total pour devenir le théâtre d'affrontements locaux sur fond de guerre d'espionnage. Les confrontations directes impliquant des armées conventionnelles laissent place à des conflits dictés par le nouvel ordre géopolitique mondial, mais aussi par les retombées économiques d'une guerre idéologique entre l’Est et l’Ouest. Le mercenariat des années 60 et 70 évolue ainsi dans un contexte où il devient lucratif de faire des alliances ponctuelles avec l'un ou l'autre des grands blocs qui s'affronte par puissances interposées. Afin d'éviter le risque d'une guerre nucléaire, un continent comme l'Afrique devient le théâtre d'affrontement entre l'est et l'ouest sans que les protagonistes n'entrent directement en conflit. Les superpuissances financent ainsi des groupes de mercenaires poussés par l'appât du gain, souvent composées de soldats de fortune ayant fait leurs premières armes à l’époque des guerres d'indépendance coloniales.

Ainsi, l’autre élément essentiel pour comprendre l'essor du mercenariat contemporain, c’est le contexte de la décolonisation qui prend naissance dans les années 50 pour culminer vers le milieu des années 60. À la suite des guerres d'indépendance, une vaste période de démobilisation renvoie à la vie civile des soldats rompus au maniement des armes et ayant vécu de très proche les horreurs du combat.

L'accès à la souveraineté nationale des anciennes colonies débouche sur des guerres civiles, parfois nées du désengagement soudain des puissances impériales, souvent impuissantes face au vide créé par leur départ. C’est ainsi que le Premier ministre Mobutu a eu recours, durant les années 60 et 70, aux mercenaires belges et français dans un contexte de guerre civile. Suite à son indépendance en 1960, la République démocratique du Congo a en effet été déchirée entre plusieurs factions rivales soutenues par des groupes de mercenaires venus de l’étranger (4). On a observé le même scénario dans plusieurs autres pays d’Afrique, notamment aux Comores dans le cadre des entreprises mercenaires de Bob Denard, célèbre aventurier français ayant dirigé plusieurs expéditions de mercenariat sur le continent africain.

C’est dans ce contexte que des missions expéditives vont mener à des fiascos militaires cuisants contribuant à aggraver les conflits locaux, au lieu d'assurer un apaisement durable. Au courant des années 70 et 80, un arsenal juridique va alors se développer pour lutter contre le mercenariat ainsi que ses effets dommageables sur les populations civiles. Prenant appui sur la convention de Genève de 1949, cet arsenal vise à renforcer certaines prémisses contenues dans le droit humanitaire international œuvrant pour la protection des peuples et des nations. Les éléments les plus décisifs de cet arsenal sont le protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977 ainsi que la Convention internationale contre le recrutement, l'utilisation, le financement et l'instruction des mercenaires conclue le 4 décembre 1989. Ces mesures resteront néanmoins lettre morte en raison des profits engendrés par des conflits dont l'issue dépend trop souvent des retombées économiques découlant d'une guerre prolongée. 

Les sociétés militaires privées vont par la suite connaître un développement considérable dans les années 90, notamment en Serbie et ailleurs dans les Balkans, régions fortement ébranlées par la chute du mur de Berlin et par l'effondrement de l’URSS. Leur approche tend à changer un peu avec le temps, cherchant à redorer l'image des groupes de défenses privés trop souvent associés à de simples mercenaires sans foi ni loi hérités de l’époque postcoloniale. C’est dans ce contexte qu’est née Executive Outcomes, première firme d’importance effectuant des campagnes de promotion et offrant des dépliants d’information afin de se faire connaître du public (6). Cette image de respectabilité va néanmoins être entachée par des pratiques parfois discutables.

Un rapporteur des Nations-Unies, Enrique Ballesteros, a été mandaté dès 1997 pour constituer un rapport dont les conclusions aboutissent à des recommandations destinées aux États employant des sociétés militaires privées. Ce dernier « recommande aux États d'adopter, dans le cadre de leur législation nationale, des mesures pour interdire l'utilisation de leur territoire en vue du recrutement, du financement et de l'utilisation de mercenaires» (7). Cette recommandation restera également lettre morte en raison du retrait progressif des États du monopole de la défense militaire ainsi que la privatisation croissante de marché de la guerre. L'écrivain Philippe Chapeleau mentionne qu'entre 1994 et 2002, le ministère de la défense américaine a octroyé pas moins de « 3000 contrats d'une valeur de 300 milliards » (8) à des sociétés militaires privées pour la plupart établies aux États-Unis.

L’accroissement des conflits à basse intensité depuis la fin de la guerre froide explique en grande partie l'essor formidable des sociétés militaires privées : « Depuis la fin de la guerre froide, note Jean-Jacques Roche, les budgets de la défense ont (...) partout en Europe, été fortement réduits, alors que paradoxalement il n'y a jamais eu autant de conflits dits de basse intensité. Or, ces conflits nécessitent des moyens considérables et une forte présence des forces armées sur les théâtres d'opérations » (9).

Le désengagement de l'État et le flou juridique qui l'accompagne

On ne parle pas de privatisation pour désigner ce phénomène, mais d’externalisation des compétences étatiques, transférées à des entreprises de sécurité ayant pour clients les gouvernements nationaux. D'autres acteurs comme l'ONU ou différents groupes humanitaires font aussi directement appel aux sociétés militaires privées. Comme le souligne Alexandre Henry à propos du marché des SMP vers lequel se tournent de plus en plus les acteurs issus du milieu humanitaire : « Les opérations humanitaires sont un domaine d'intervention privilégié dans la mesure où il a toujours entretenu une confusion entre public et privé. Le système des Nations Unies s'appuie à la fois sur des organismes publics et sur des organismes privés pour mener les opérations humanitaires » (10). La privatisation de la guerre comme enjeu géopolitique s'accompagne aussi d'un flou juridique en ce qui a trait au statut des sociétés militaires privées. C’est ainsi qu'a été signée en 2008 la déclaration de Montreux « sur les obligations juridiques pertinentes et les bonnes pratiques pour les États en ce qui concerne les opérations des entreprises militaires et de sécurité privées opérant pendant les conflits armés » (11). À défaut d’être un outil juridique d’encadrement des sociétés militaires privées, cette déclaration sert, à titre indicatif, d’outil pour informer les gouvernements.

On ne constate ainsi aucun organe à l'international assurant le respect des droits humains dans le contexte de missions impliquant des Sociétés militaires privées, d’où les nombreux défis auquel fait aujourd'hui face le droit international. L'emploi d'armées de substitution, composées très souvent d’anciens militaires, permet ainsi aux gouvernements de contourner les droits internationaux pour mener à bien leurs politiques étrangères. Comme en témoigne l'exemple de l'intervention américaine en Colombie dans les années 90, le recours aux SMP permet de mener des opérations sans sacrifier de soldats ni salir la réputation des gouvernements indirectement impliqués dans des opérations militaires à l'étranger.

C’est ainsi que dans les années 90, la société de sécurité DynCorp a été engagée par le département américain pour réprimer les FARC, mouvement insurrectionnel colombien composé à l'origine de milices paysannes opposées à l'armée nationale et à l’autorité gouvernementale (12). Le prétexte d'une lutte antidrogue a ici servi d’alibi pour intervenir dans le but de neutraliser les guérillas locales, particulièrement hostiles à toute présence étrangère. L'intervention américaine s'est donc effectuée dans le cadre d'un contrat particulièrement payant impliquant des soldats sans patrie, agissant à titre d’employé.es d'une entreprise de sécurité. Le politologue Xavier Renou nous précise à ce sujet : « DynCorp a été à partir du début des années 1990 très active en Amérique latine, la plupart du temps sous contrat du ministère des Affaires étrangères américaines. Chaque fois, le prétexte officiel était la lutte contre la drogue. Mais le véritable objectif des missions de la firme mercenaire se révèle à l’analyse bien différent : s'il s'agit bien de mener la guerre, ce n'est pas aux champs de cocas ou aux narcotrafiquants, mais aux groupes nationalistes ou d'extrême gauche en lutte dans certaines parties du sous-continent » (13). Si l'armée ainsi que les FARC ont toutes deux été impliquées dans le narcotrafic, les États-Unis ont unilatéralement soutenu les premiers dans un bras de fer meurtrier qui a ravagé la nation colombienne durant plus d’un quart de siècle. Les SMP sont devenus avec le temps l'arme secrète des États partout à travers le monde, menant  une guerre qui n'a désormais plus rien de conventionnel. La présence importante de services de sécurité privée en Irak ainsi qu’en Afghanistan permet d’en témoigner.

Ce bref survol montre bien que les SMP sont plus actives que jamais et présentes partout dans le monde, de l'Afrique aux Balkans en passant par le Moyen-Orient. Aujourd'hui, on estime qu'il y aurait plus de 1500 sociétés militaires privées (SMP) actives sur les six continents (14). S’il y a moins d'affrontements directs entre les États, le marché de la guerre continue de prospérer dans la foulée des conflits à basse intensité qui impliquent des organisations militaires évoluant en parallèle des États. 

 

(1) Voir Lakoff, A. (2010). Disaster and the Politics of Intervention, Columbia University Press, p.89

(2) http://fr.sputniknews.com/international/201602031021450248-mercenaires-le-retour-des-chiens-de-guerre/

(3) Voir Chapleau, Philippe, Les mercenaires de l'Antiquité à nos jours, Paris, Éditions Est-Ouest, 2006, p.65.

(4) Ibid., p.78.

(5) Pour un ouvrage de référence sur la vie du célèbre mercenaire, voir Garneray, L. (2014). Corsaire de la République: voyages, aventures et combats (Vol. 1). Libretto.

(6) Pour plus de détails sur cette évolution, voir Chapleau, Philippe, Les mercenaires de l'antiquité à nos jours, Paris, Ouest-France, 2006, p.85.

(7) Roche, Jean-Jacques, Insécurités publiques, sécurité privée. Essais sur les nouveaux mercenaires, Paris, Economica, 2005, p.20

(8) Chapeleau, Philippe, Société militaire privée : enquête sur les soldats sans armées, Paris, Rocher, 2005, p.28.

(9) Roche, Jean-Jacques, Insécurités publiques, sécurité privée. Essais sur les nouveaux mercenaires, op.cit., p.119.

(10) Henry, Alexandre, La privatisation de la sécurité, Paris, L’Harmattan, 2011, p.116.

(11) http://www.operationspaix.net/110-resources/details-lexique/societe-militaire-privee.html

(12) http://www.caminteresse.fr/economie-societe/colombie-qui-sont-les-farc-1138894/

(13) Voir Renou, Xavier, La privatisation de la violence, Paris, Agone, 2005, p.309

(14) http://www.sireas.be/publications/analyse2013/2013-05int.pdf


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