Quand le populisme puise dans les théories du complot

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Quand le populisme puise dans les théories du complot
Opinions
| par Anonyme |

Un texte d'Alexandre Maheu

Ce texte a été publié dans le recueil Anguilles sous roche: les théories du complot à l'ère du coronavirus. Pour commander le livre, visitez notre boutique en ligne!

Aujourd’hui, le populisme désigne le plus souvent un style politique antiélite basé sur la démagogie et l’instrumentalisation des préjugés. Souvent imprégné de désinformation et de récits conspirationnistes, il a obtenu des succès étonnants aux États-Unis avec Donald Trump et en Europe avec les partis d’extrême droite, et la société québécoise n’y échappe pas. Portrait d’un discours public qui, par ses réponses simplistes, aggrave des problèmes complexes.

Le Québec, comme le reste de l’Occident, subit les conséquences des grands bouleversements qui ont secoué le monde dans les dernières décennies : les gouvernements nord-américains et européens n’ont pas tenu leurs promesses et ont laissé se déployer des crises majeures causées par leur projet de mondialisation néolibérale (écarts de richesse, crises économiques, délocalisation des emplois, insécurités identitaires, etc.) et leurs stratégies géopolitiques (guerres, terrorisme, crise migratoire, etc.). Qui plus est, la pandémie de COVID-19 n’a fait qu’amplifier les angoisses de la population. Pendant que les gens font face à ces problèmes, les élites politiques et économiques persistent à défendre une vision de la société qui semble ne profiter qu’à elles-mêmes. Austérité, inégalités économiques, aveuglement volontaire face aux paradis fiscaux et corruption ont perdu leur effet de surprise au XXIe siècle. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que, selon un sondage CROP demandé par Radio-Canada en février 2017, 58 % des Québécois·es affirment ne plus arriver à croire personne (que ce soit dans les milieux de la politique, des affaires, du milieu scientifique ou des médias), comparativement à 41 % en 2004. Aussi, 72 % estiment que les partis politiques se moquent des préoccupations de la classe moyenne[1].

C’est dans ce contexte que de nouvelles voix s’élèvent : des leaders politiques, des intellectuel·le·s et des personnalités médiatiques qui font fi des normes discursives de la démocratie moderne pour s’adresser au « peuple » sur des enjeux qui lui tient à cœur, et auxquels l’establishment n’a pas su répondre. Au même moment, la population se sent menacée de toutes parts et n’a plus la patience des actions politiquement correctes. Pour cette raison, le populisme s’avère un paradigme de prédilection pour les figures de droite ou d’extrême droite : Donald Trump aux États-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, Victor Orbán en Hongrie, Marine Le Pen en France, Jaroslaw Kaczynski en Pologne, pour ne citer qu’eux.

Par ailleurs, un autre outil qui, comme la rhétorique populiste, peut être adapté à différents contextes sert particulièrement bien ces personnalités : le conspirationnisme. Même si ce mouvement n’entretient pas une relation exclusive avec le populisme, ces deux phénomènes cultivent un lien privilégié. En effet, le politologue islandais Eirikur Bergmann observe que « la montée fulgurante des partis populistes de droite coïncide avec une diffusion grandissante des théories du complot, et démontre que ces organisations politiques utilisent fréquemment le conspirationnisme comme levier pour promouvoir leurs idées et obtenir plus d’appuis[2] ».

Bien que le Québec ne compte aucun parti de droite radicale ou à tendance conspirationniste à l’Assemblée nationale, plusieurs signes démontrent que la rhétorique populiste est utilisée par ses élites. Cela, alors que les théories du complot sont de plus en plus ouvertement débattues dans l’espace public, mais aussi alimentées par les réseaux sociaux, Internet et certains médias de droite comme Radio X.

Devrait-on pour autant s’inquiéter d’un tel phénomène ? Le fait de s’attarder aux préoccupations et aux idées d’une prétendue « majorité silencieuse » est-il garant d’une émancipation collective ou annonce-t-il plutôt la désintégration de la cohésion sociale nécessaire à la démocratie ? Pour faire état de la situation de façon juste et éclairée, il convient d’analyser parallèlement les conditions d’émergence du populisme et du conspirationnisme, puis d’établir des liens entre leurs stratégies rhétoriques. Ces points communs nous permettront d’expliquer la popularité croissante de ces deux tendances et de comprendre les conséquences sociopolitiques d’une telle alliance.

 

Peuple contre élites

Depuis l’élection de Donald Trump à la tête de la première puissance économique mondiale, le terme « populisme » est sur toutes les lèvres. Malgré son utilisation fréquente, les spécialistes peinent à expliquer le concept succinctement puisqu’il peut prendre plusieurs formes. Dans cette perspective, le journaliste politique John B. Judis n’en définit pas l’essence, mais observe une distinction importante : si les populistes de gauche opposent seulement les intérêts du peuple à ceux des élites traditionnelles, « les populistes de droite défendent le peuple contre une élite qu’ils accusent de choyer un troisième groupe, qui peut être, par exemple, les immigrant[·e·]s », explique-t-il. Dans l’usage courant, c’est cette dernière acception qui prévaut[3].

En effet, selon Michel Seymour, qui est professeur de philosophie à l’Université de Montréal et dont nous avons recueilli les propos par visioconférence, le populisme désigne la plupart du temps un discours utilisé par la droite, généralement vu d’un mauvais œil justement parce qu’il ostracise certaines minorités. Alors que le noyau neutre de sa définition se résumerait par l’idée que des politicien·ne·s ou des intellectuel·le·s s’en prennent à une élite en s’appuyant sur des idées admises par le peuple, son sens connoté négativement laisse entendre que « ce que l’on reconduit comme arguments, ce sont les préjugés de la population, et même si l’on sait qu’ils sont faux, on va les exploiter pour obtenir des avantages politiques[4] ». Pour sa part, le sociologue Philippe Bernier Arcand remarque que la rhétorique populiste consiste également en « une valorisation — une survalorisation même — du peuple. C’est penser que les élites sont toujours disqualifiées pour parler au nom du peuple[5] ». On se retrouve donc en présence d’un discours qui préfère les solutions simplistes de la « raison populaire » à l’opinion des expert·e·s, dont on se méfie.

Le populisme partage ainsi ce trait caractéristique avec le conspirationnisme : l’utilisation d’un style de communication extrêmement simplifié et la proposition de solutions qui le sont tout autant[6]. Plusieurs expert·e·s notent d’ailleurs que l’imaginaire conspirationniste fait toujours partie des mouvements populistes. À ce propos, le philosophe Pierre-André Taguieff affirme : « Les populistes dénoncent les puissances cachées qui confisquent le pouvoir et l’exercent secrètement à leur seul profit. C’est pourquoi, dans toutes les formes de populisme politique observables depuis la fin du XIXe siècle en Occident, l’on rencontre des récits complotistes[7]. » Ce recours aux théories du complot tend à se voir redynamisé par certains événements importants, mais dont les enjeux s’avèrent complexes, comme l’assassinat de John F. Kennedy, les attentats du 11 septembre 2001 ou l’apparition de virus comme la COVID-19 à l’échelle planétaire[8]. « La pandémie n’a fait qu’exacerber ce qui était latent (en fait de théories du complot), ce qui existait déjà et qui a toujours un peu été la trame de fond de tous les types de populisme, mais surtout d’un populisme de droite ou d’extrême droite », nous explique Martin Geoffroy, sociologue et directeur du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux et la radicalisation (CEFIR) lors d’une entrevue téléphonique[9]. Selon lui, les récits conspirationnistes classiques, dont l’existence semble se perpétuer de façon cyclique, représentent un bassin dans lequel les populistes vont nécessairement aller puiser[10].

Dans le populisme identitaire autant que dans le conspirationnisme, on constate une logique qui divise : la dichotomie que l’on tente d’imposer à l’imaginaire social définit la majorité comme le « vrai peuple » et le place en victime dont le combat vertueux doit être mené contre les élites et les minorités afin de protéger sa noble identité historique. Par exemple, Philippe Bernier Arcand, auteur de Populisme et islamophobie au Québec, soutient que « dans les mouvements populistes des démocraties occidentales, l’islam semble faire consensus dans le rôle de la menace[11] ». Du côté du conspirationnisme, on retrouve entre autres la fameuse théorie du « grand remplacement », voulant que les peuples « de souche » soient remplacés par des gens venus d’ailleurs. En fait, « les mouvements d’extrême droite supposent souvent que le grand remplacement serait “quelque chose d’organisé, d’orchestré par des élites, décrites comme multiculturalistes et globalistes, donc qu’il y a une forme de complot”[12] ». Il s’agit là d’un élément essentiel : le populisme consiste en un style de politique où des leaders utilisent des stratégies comme la polarisation et l’appel à l’émotion. Cela, pour mieux justifier leur légitimité lorsqu’ils ou elles se présentent comme étant en mesure de défendre le peuple face aux menaces qu’ils ou elles identifient et dont ils ou elles amplifient l’importance. C’est un paradoxe auquel les victimes du populisme sont aveugles : on crée une mise en scène de leur autonomisation (empowerment) afin de profiter de leurs faiblesses psychosociales. Il est vrai que la mondialisation et le néolibéralisme ont produit des inquiétudes identitaires et économiques légitimes. Or, des populistes comme Donald Trump, même s’ils font partie de l’élite et qu’ils signent des projets de loi qui défavorisent économiquement la majorité des gens, se servent de l’affect populaire pour blâmer d’autres groupes de la population comme les médias ou des minorités comme les musulman·e·s et les Mexicain·e·s. Cela représente un moyen efficace pour détourner l’attention et dissimuler leurs contradictions.

D’ailleurs, l’évocation des récits complotistes vise le même but, avec une adaptabilité encore plus grande des faits et de la vérité. Ainsi, elle « permet d’affirmer l’existence d’un ennemi volontairement mal intentionné », de démoniser — parfois littéralement — ses adversaires et d’établir une vision manichéenne où la rationalité est reléguée au second plan, selon Jérôme Jamin, professeur de science politique et de philosophie politique à l’Université de Liège en Belgique[13]. Par conséquent, même si les populistes affirment vouloir défendre les intérêts du peuple, on peut deviner pourquoi l’expression sert bien souvent à discréditer ou à insulter : elle évoque l’exacerbation et l’exploitation de bas instincts (peur, colère, haine, etc.) pour manipuler psychologiquement la masse que les populistes prétendent défendre. C’est particulièrement vrai lorsque ces personnalités utilisent le conspirationnisme pour établir une profonde division morale (le Bien contre le Mal), ainsi que pour « consolider l’idée qu’un danger est imminent et que la catastrophe est déjà partiellement engagée[14] ».

Il convient toutefois de préciser que les théories du complot existent indépendamment du politique. C’est un univers autonome qui aide certaines personnes à répondre à différents besoins inconscients et à justifier des attitudes ainsi que des postures psychologiques ou sociales. Pour Martin Geoffroy, il existe deux caractéristiques importantes dans l’argumentation conspirationniste : le biais d’intentionnalité (tous les événements découlent d’une intention humaine) et l’effet de révélation (la satisfaction de démystifier et de dénoncer une situation)[15]. Grâce à de tels mécanismes psychologiques, « le cours du monde devient maîtrisable », explique Pierre-André Taguieff. Pour lui, « [i]dentifier les puissances obscures et mauvaises qui mènent le monde, c’est commencer d’agir contre elles. La force des croyances conspirationnistes vient donc de ce qu’elles produisent deux illusions rassurantes : expliquer l’inexplicable et maîtriser l’immaîtrisable[16] ». On pourrait affirmer que les récits conspirationnistes fonctionnent de manière à apaiser ses adeptes avec la vision limpide d’un monde ordonné où tout est facilement explicable. En effet, Jérôme Jamin conçoit que l’imaginaire complotiste « renvoie d’abord à une explication du monde où tout semble organisé, lié et interconnecté, où tout a été voulu et programmé par quelques conspirateurs [ou conspiratrices] qui contrôlent le monde (…) L’imaginaire renvoie ensuite à un monde idéal qui devrait naturellement être ordonné s’il n’avait fait l’objet d’une prise de contrôle par les ennemis du peuple ou de la nation[17] ».

Les théories du complot sont donc des récits qui possèdent un attrait indéniable pour ceux et celles qui souhaitent « échapper à tout prix à l’anxiété liée au sentiment de la marche chaotique du monde », car ils répondent à leur besoin d’ordre et de stabilité, tout en permettant de circonscrire aisément leurs ennemis, la cause de tous leurs malheurs[18]. Il n’est alors pas surprenant que plusieurs leaders populistes cherchent à tirer profit de ces schémas narratifs envoûtants pour faire bonne figure et réécrire leur histoire. Par exemple, le mouvement QAnon, qui est né aux États-Unis en 2017 et qui dénonce la corruption de politicien·ne·s soi-disant pédosatanistes, regroupe plusieurs grandes théories du complot et promeut l’idée que Donald Trump est un sauveur[19]. C’est ce genre d’avantages politiques qui a mené, selon Eirikur Bergmann, à « l’émergence de ce qui a été désigné comme la politique de la post-vérité où le trop-plein d’information noie les faits et où le discours public fait plutôt appel aux émotions et aux croyances personnelles »[20].

 

Populisme et conspirationnisme au Québec

Même si ces tendances ont pris des formes plus radicales aux États-Unis et en Europe, cela ne signifie pas que le Québec en est épargné. Dans son ouvrage Droitisation et populisme, Frédéric Boily apporte des réflexions sur la plus récente phase de droitisation dans la vie politique occidentale, soit celle à laquelle on assiste depuis la crise financière de 2008. Pour ce spécialiste de la politique canadienne et québécoise, cette tendance est accentuée par « les partisan[·e·]s d’une droite nationaliste et identitaire (qui) insistent sur la nécessité de préserver l’identité culturelle[21] ». D’ailleurs, on peut déjà apercevoir les symptômes d’une logique populiste s’insinuant dans l’espace public au Québec, à commencer par un certain déplacement des grands partis vers la droite identitaire, du moins dans quelques-unes de leurs politiques. Ce glissement prend racine dans les peurs qui tenaillent les Québécois·es. À cet égard, le sondage CROP mentionné plus haut révélait plusieurs données tout à fait étonnantes. On y apprenait notamment que 70 % des sondés estiment que l’on se préoccupe davantage des besoins des minorités que de ceux de la majorité, que 32 % voudraient interdire l’immigration musulmane et que 75 % voudraient faire passer un test de valeurs aux nouveaux immigrants, comme le proposait et l’a finalement instauré la CAQ (Coalition Avenir Québec) le 1er janvier 2020[22]. En parcourant tous les résultats statistiques de l’étude, qui démontrent également une méfiance sans équivoque envers les élites, on réalise l’existence d’un profond malaise identitaire.

Au Québec, le populisme a connu un moment charnière avec la Charte des valeurs défendue par le PQ (Parti québécois). À cet effet, Michel Seymour affirme que cette formation politique voulait instrumentaliser des préjugés populaires qui se sont répandus dans tout le monde occidental après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et qui se sont renforcés avec la présence et les actions du groupe État islamique[23]. Bien sûr, ce type d’événements frappe l’imaginaire collectif. « Comprenant cela, on exploite les réactions viscérales des gens pour réanimer, dans le cas du PQ, les espoirs nationalistes du parti, sachant que moins on voit de musulman[·e·]s, plus on a peur d’eux [et d’elles] [24]. » Ainsi, malgré une faible présence de musulman·e·s dans la province, le PQ a encouragé l’idée d’une menace de l’islam. Par contre, le philosophe rappelle qu’il ne représente pas le seul parti à profiter des peurs démesurées des gens : la Charte des valeurs était appuyée par 60 % de la population, parmi laquelle plusieurs votaient pour d’autres partis. « Depuis ce temps-là, on se partage les choses, jusqu’au PLQ (Parti libéral du Québec) avec son projet de loi interdisant le niqab dans l’espace public », résume-t-il[25]. Alors que les autres partis cherchent seulement des gains en avantages politiques, le PQ souhaite réactiver le projet nationaliste et souverainiste en exploitant les dangers qui guetteraient le peuple québécois, tout en démontrant que le Canada, défenseur du multiculturalisme, se rend complice de ces menaces. Seymour croit que « si cette charte avait été adoptée et contestée devant les tribunaux jusqu’à la Cour suprême, ça aurait créé un grand clivage identitaire entre le Québec et le Canada, ce qu’espéraient les péquistes[26] ». La souveraineté serait donc posée comme solution ultime pour protéger l’identité de la majorité.

Pour ce qui est de la CAQ, avant son accession au pouvoir en 2018, sa plateforme électorale était plus simple et pouvait laisser présager un style de populisme trumpien. Dès 2016, on comparait même son chef François Legault à Donald Trump — une analogie qui ne l’embarrassait pas à l’époque —, car il proposait certaines solutions radicales, mais peu crédibles et difficilement applicables [27]. Pour rassurer le peuple face à une supposée menace démographique, la CAQ entendait diminuer le nombre d’immigrant·e·s accepté·e·s chaque année par le Québec et faire grimper le taux de natalité. Elle voulait également réduire les impôts, une mesure à première vue bénéfique pour les « gens ordinaires », selon ses termes, mais qui encourage paradoxalement un système profitant à l’élite et accentue les écarts de richesse de manière constante depuis les années 1980. Or, depuis que la CAQ a formé un gouvernement majoritaire en 2018 et qu’il a fait face à la pandémie de COVID-19, la comparaison avec Donald Trump ne tient plus. Bien sûr, le parti a parfois essayé de satisfaire la droite nationaliste, celle qui réclame un contrôle accru de l’immigration, mais il « n’est pas similaire aux formations politiques qui prônent une réduction draconienne de l’immigration ou une fermeture des frontières » selon Frédéric Boily[28]. Il ajoute que « si l’on veut parler de populisme, alors il faut parler d’un populisme soft qui se contente de répondre à des inquiétudes, mais en se refusant à endosser les discours les plus extrémistes[29] ». Rappelons finalement que le type de discours beaucoup plus posé de François Legault détonne du style incendiaire et provocateur qu’utilisait Donald Trump alors qu’il était à la tête des États-Unis, sans oublier son recours fréquent aux mensonges et aux théories du complot.

Enfin, on pourrait dire que le PLQ s’est lui aussi engagé dans le jeu du populisme en proposant en octobre 2017 la Loi 62 sur la neutralité religieuse, qui mise surtout sur les apparences puisque les contrevenant·e·s ne sont pas pénalisé·e·s. C’est cette loi qui a été en partie modifiée par la Loi 21 sur la laïcité de l’État adoptée en juin 2019.

À la lumière de ces observations, force est de constater que le populisme québécois a parfois entraîné ces partis à faire preuve de clientélisme et à prioriser la majorité aux dépens des minorités, tout particulièrement en ce qui a trait aux individus que l’on associe à l’islam. Toutefois, au Québec, les épisodes de populisme ne se sont pas traduits par la normalisation des théories du complot au sein des grands partis provinciaux. Aussi, comme l’indique le sociologue Gérard Bouchard, « nous n’avons pas, dans les médias, l’équivalent de Fox News et de Rupert Murdoch ni, dans le monde des idées, de puissants think tanks réactionnaires abondamment financés par des milliardaires cyniques (comme les frères Koch) voués au sabotage de la démocratie, des institutions et de l’éthique publique[30] ». C’est plutôt dans certains médias alternatifs et sur Internet que le mouvement conspirationniste a pris de l’ampleur, mais cela ne doit surtout pas être sous-estimé.

 

Affaiblir la démocratie

Certaines personnes comprennent difficilement pourquoi le populisme est si mal perçu, puisqu’il implique a priori la défense des intérêts du peuple et de son identité. Chantal Delsol, intellectuelle conservatrice et auteure de Populisme : les demeurés de l’histoire, parle d’un·e candidat·e populiste comme celui ou celle qui obtient l’appui des milieux populaires et qui répond à ce qu’exige le peuple. « Mais n’est-ce pas là précisément le but de la démocratie ? Existerait-il un mauvais peuple, un peuple qui n’aurait que des caprices, et jamais des pensées ? », se demande-t-elle[31]. Pourtant, la philosophe française rappelle que dès la première démocratie, les grands penseurs grecs comme Aristote et Platon déplorent que la population en assemblée « trépigne et jette dans tous les sens des jugements à l’emporte-pièce, aussi excessifs que contradictoires[32] ». Ils la comparent souvent à un animal que l’on doit retenir ou dompter. Bien que ce soit une question encore débattue aujourd’hui, et qui nécessite une réflexion approfondie axée sur les mécanismes démocratiques, on comprend qu’il serait mal avisé d’obéir à toutes les opinions et les passions qui circulent au sein de la population, surtout lorsqu’elle se voit placée dans un monde de changements et de crises dont les facteurs semblent particulièrement complexes pour le commun des mortels.

De plus, même si les leaders populistes prétendent défendre et incarner la volonté du peuple, quelques problèmes importants nous permettent de douter que la démocratie s’en porte mieux. D’abord, leur message consiste à dire qu’eux ou elles seul·e·s représentent le peuple, ce qui enlève de facto la légitimité à l’opposition[33]. Ensuite, il est évidemment impossible de se faire le porte-voix neutre d’une volonté populaire qui devrait, en plus, être monolithique. En fait, les populistes doivent inévitablement construire à la fois le peuple et sa volonté. Enfin, les institutions qui assurent le maintien d’une démocratie saine comme les parlements et les contre-pouvoirs, ainsi que les mécanismes de participation citoyenne, sont rendues obsolètes par cette vision. Au fond, les populistes n’ont pas véritablement à cœur la démocratie, car en plus de s’opposer aux élites (seulement pour les remplacer et non pour renverser la hiérarchie), ces personnes s’opposent au pluralisme, c’est-à-dire à un système qui accepte une diversité d’intérêts politiques. C’est la thèse principale de Jan-Werner Müller dans Qu’est-ce que le populisme ?. Il y déclare que « c’est avant tout leur revendication morale d’un monopole de la représentation qui fait réellement des populistes ce qu’ils [et elles] sont, et qui fait d’eux [et d’elles] et de leur rapport à la démocratie un problème préoccupant[34] ».

À cet égard, les cercles conspirationnistes ne sont pas en reste : on peut y observer une tendance radicalement antidémocratique, à la fois dans leurs structures souvent autoritaristes et militaristes ainsi que dans leur désir de renverser le gouvernement, comme on l’a vu avec QAnon et l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021[35]. Or, il faut rappeler que les théories du complot ont nourri l’extrémisme à travers l’histoire, de Hitler aux jihadistes contemporains. « Le complotisme est un mode de construction de l’ennemi absolu, défini par ses objectifs : la domination, l’exploitation ou l’extermination de certains groupes humains » selon Pierre-André Taguieff [36]. La récupération des récits conspirationnistes par les figures populistes n’est donc pas une bonne nouvelle pour le futur de la démocratie. Eirikur Bergmann, dans Conspiracy & Populism: The Politics of Misinformation, démontre que « le fait d’être exposé[·e] aux théories du complot réduit la confiance envers les institutions gouvernementales. Par conséquent, la prolifération des théories du complot peut affaiblir la démocratie et la confiance sociale[37] ». Cela a également mené plusieurs individus à la radicalisation, parfois même aux crimes violents, et les mouvements comme QAnon, qui s’étend mondialement, font perdurer ce schéma. Lorsqu’on croit par exemple que les élites sacrifient des enfants ou qu’ils utilisent des vaccins pour éliminer une partie de la population, l’expression « aux grands maux les grands remèdes » signifie dans ce cas que certain·e·s adeptes basculeront inévitablement dans l’extrémisme.

 

Amplification numérique

L’essayiste Philippe Bernier Arcand, également professeur en communication sociale à l’Université Saint-Paul à Ottawa, est d’avis que les médias participent au problème en alimentant la polarisation, entre autres par rapport à la communauté musulmane. Il accuse les médias d’avoir trop insisté sur certains sujets. Ainsi, ils « encourageaient l’islamophobie en citant des cas anecdotiques qu’ils ne cessaient de montrer et de remontrer », parfois en laissant s’immiscer de fausses nouvelles, comme en 2017 dans ce reportage infondé de TVA « qui affirmait que les dirigeants de la mosquée avaient demandé à un entrepreneur qu’il n’y ait aucune femme présente sur un chantier qui se trouve devant la mosquée, lors de la prière du vendredi[38] ». Le sociologue pense que le populisme est appelé à durer grâce à sa présence importante dans les médias. Selon lui, ce que l’on y répète devient un discours acceptable ou, du moins, défendable. Il donne l’exemple de « toutes ces émissions de débats où l’on invite des polémistes qui défendent parfois des idées associées à l’extrême droite, ce qui a pour effet de légitimer ces idées[39] ».

Si, grâce à de tels mécanismes, les médias traditionnels représentent des lieux propices au développement d’une logique populiste, les médias socionumériques comme Facebook ou Twitter poussent le phénomène encore plus loin. À ce propos, nous avons rencontré Lena Hübner, doctorante en communication à l’Université du Québec à Montréal, pour approfondir la question. Elle est convaincue que l’information circule plus rapidement et en plus grande quantité grâce à Internet, et que cela joue un rôle de catalyseur dans le cas du populisme[40]. Toutefois, elle nuance la responsabilité de ces plateformes en ligne : « Le problème n’est pas seulement Facebook, c’est aussi la littératie numérique ; les gens ne comprennent pas comment l’information est produite[41]. » Ce n’est pas nouveau : on éprouve souvent de la difficulté à distinguer les faits des opinions, ou les informations valables de celles qui ne le sont pas. Et Internet ne règle aucunement ce problème. Au contraire, il facilite le brouillage et le mélange des genres, devenant par le fait même un terreau fertile pour les théories du complot. « L’accroissement des flux d’information, notamment par l’effet du Web qui charrie indistinctement le vrai, le faux et le douteux, produit mécaniquement une haute diffusion des rumeurs de complots, qui peuvent prendre la forme de “rumeurs solidifiées”, et des explications “alternatives” de style complotiste », explique M. Taguieff [42].

Parallèlement, on assiste à une autre tendance inquiétante : le microciblage. Ce nouveau paradigme encouragé par Facebook et Google se révèle extrêmement lucratif, car il cerne plus précisément le profil des individus. L’information devient une marchandise et sa validité n’a plus d’importance ; si un individu consomme de fausses nouvelles et des théories du complot, les réseaux sociaux vont lui en suggérer encore plus. Le modèle plaît aux entreprises autant qu’aux organisations politiques, mais s’accomplit au détriment de l’ouverture d’esprit, avec les risques que cela comporte. En effet, Lena Hübner explique que « le fait de se retrouver dans un groupe partageant exclusivement les mêmes opinions que soi entraîne une polarisation et une escalade vers une certaine radicalisation[43] ». En fait, « le danger, c’est de passer à côté du débat public. Si l’on satisfait toujours une tranche de la population en lui présentant l’information qu’elle veut entendre, on ne l’affronte pas à toutes les autres, et l’on peut perdre la vue d’ensemble », juge-t-elle [44].

Or, si les nouvelles véridiques et les fausses nouvelles partent sur un pied d’égalité, ces dernières se répandent à une vitesse considérablement plus grande. Une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT) publiée en 2018 a révélé que sur Twitter, « les fausses nouvelles sont 70 % plus susceptibles d’être repartagées que les nouvelles véridiques. Également, les nouvelles véridiques prennent environ 6 fois plus de temps à atteindre 1 500 personnes que les fausses nouvelles[45] ». Mais pourquoi ? Les trois chercheurs derrière ce projet croient que la nouveauté des fausses nouvelles, l’impression que leur auteur·e sait quelque chose que les autres ne savent pas et l’implication d’émotions plus intenses sont des hypothèses plausibles pour expliquer le phénomène[46].

Finalement, dans ce mode de communication où l’on accorde autant d’importance aux messages anonymes que ceux qui proviennent de sources reconnues pour leur expertise, la distinction entre le vrai et le faux devient problématique. Pire encore, le faux se répand plus rapidement et profondément. Ainsi, Internet encourage l’érosion du lien social en amplifiant les mécanismes utilisés par le populisme et le conspirationnisme, et gonfle les rangs de ces deux mouvances en facilitant le réseautage.

 

Diviser pour régner

Tout compte fait, le populisme et les théories du complot naissent en réponse au sentiment d’une sécurité perdue dans un monde chaotique où une simplification manichéenne peut apaiser les consciences. Le monde occidental vit de nombreuses incertitudes quant à son avenir. De plus en plus, notre confort et notre sécurité, souvent acquis aux dépens du reste du monde, sont remis en question, mais dans ce retour du balancier, on refuse de reconnaître nos torts. Dans cette optique, le populisme, couplé au conspirationnisme, nourrit un paradigme où la fin justifie les moyens : il faut conserver les acquis de la majorité à tout prix, quitte à esquiver certaines institutions démocratiques ou à tordre les faits, voire à inventer des « faits alternatifs ». Sa logique, qui s’insinue dans l’espace public en instrumentalisant le contexte sociopolitique, la xénophobie ambiante et les mécanismes médiatiques, semble contagieuse. Mais ce type de discours peut-il perdurer sans s’effondrer sous le poids de ses propres paradoxes ? Car si la figure populiste parle au peuple en cultivant ses peurs, sa colère, et parfois ses angoisses paranoïaques, c’est souvent pour faire oublier le fait qu’elle aussi, comme l’establishment, veut servir ses propres intérêts, au détriment des autres et de la vérité ; diviser pour régner.

Or, plusieurs espèrent encore que cette rhétorique trompeuse se retournera contre elle-même. On la renversera « en insistant sur la puissance de l’action collective, réel oxygène de la vie démocratique », prédit Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole de Québec solidaire et politicien se réclamant d’un certain populisme de gauche[47]. De l’autre côté du spectre politique, en avril 2021, l’ancien animateur et chroniqueur Éric Duhaime est élu chef du Parti conservateur du Québec. Il semble représenter parfaitement la figure populiste identitaire usant d’un discours démagogue et d’un ton conspirationniste. Lors de son discours de victoire, il a affirmé vouloir « défendre les gens ordinaires » et ceux « qui se font traiter à tort et à travers de complotistes, de covidiots, de touristatas ou même de pissous par François Legault et une élite médiatique et politique qui a perdu le contact avec la réalité du monde ordinaire[48] ». Cela pourrait bien représenter un point culminant pour l’alliance du populisme et des théories du complot au Québec, dépendamment des limites qu’il est prêt à franchir pour plaire à base électorale et de la sensibilité de la population québécoise à ce type de discours.

 

CRÉDIT PHOTO: Flickr/Jes

[1] Gaétan Pouliot et Mélanie Julien, « Prêts pour un Trump canadien ? », Radio-Canada, 2017. https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2017/03/sondage-crop/canad...

[2] Traduction libre de Eirikur Bergmann, Conspiracy & Populism: The Politics of Misinformation, Cham: Palgrave Macmillan, 2018.

[3] Traduction libre de John B. Judis, The populist explosion: how the great recession transformed American and European politics, New York: Columbia Global Reports, 2016.

[4] Michel Seymour, propos recueillis par Alexandre Maheu le 15 novembre 2017.

[5] Philippe Bernier Arcand, Populisme et islamophobie au Québec, Québec : Presses de l’Université Laval, Collection Verbatim, 2017.

[6] Martin Geoffroy, propos recueillis par Alexandre Maheu le 29 mars 2021.

[7] Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp...

[8] Ibid.

[9] Martin Geoffroy, propos recueillis par Alexandre Maheu le 29 mars 2021.

[10] Ibid.

[11] Philippe Bernier Arcand, Populisme et islamophobie au Québec, Québec : Presses de l’Université Laval, Collection Verbatim, 2017.

[12] « Le grand remplacement : trajectoire d’une théorie conspirationniste », Radio-Canada, 6 avril 2019. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/samedi-et-rien-d-au...

[13] Jérôme Jamin, L’imaginaire du complot : discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, Amsterdam : Amsterdam University Press, 2009.

[14] Ibid.

[15] Martin Geoffroy, propos recueillis par Alexandre Maheu le 29 mars 2021.

[16] Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp...

[17] Jérôme Jamin, L’imaginaire du complot : discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, Amsterdam : Amsterdam University Press, 2009.

[18] Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp...

[19] Brigitte Noël, « Qonspirations : comment un mégacomplot s’enracine au Québec », Radio-Canada, 15 octobre 2020. https://ici.radio-canada.ca/recit-numerique/1030/qanon-conspirations-com...

[20] Traduction libre de Eirikur Bergmann, Conspiracy & Populism: The Politics of Misinformation, Cham: Palgrave Macmillan, 2018.

[21] Frédéric Boily, Droitisation et populisme, Québec : Presses de l’Université Laval, 2020.

[22] Gaétan Pouliot et Mélanie Julien, « Une majorité de Canadiens exprime des craintes face à l’immigration », Radio-Canada, 2017. https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2017/03/sondage-crop/canad...

[23] Michel Seymour, propos recueillis par Alexandre Maheu le 15 novembre 2017.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Martin Croteau, « François Legault à l’aise d’être comparé à Trump », La Presse, 12 novembre 2016. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201611...

[28] Frédéric Boily, Droitisation et populisme, Québec : Presses de l’Université Laval, 2020.

[29] Ibid.

[30] Gérard Bouchard, « Un populisme québécois ? », La Presse, 31 mai 2019. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2019-05-31/un-populisme-quebecois

[31] Chantal Delsol, Populisme : les demeurés de l’histoire, Paris : éditions du Rocher, 2015.

[32] Ibid.

[33] Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?, Paris : Gallimard, Folio essais, 2018.

[34] Ibid.

[35] Martin Geoffroy, propos recueillis par Alexandre Maheu le 29 mars 2021.

[36] Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp...

[37] Traduction libre de Eirikur Bergmann, Conspiracy & Populism: The Politics of Misinformation, Cham: Palgrave Macmillan, 2018.

[38] Philippe Bernier Arcand, Populisme et islamophobie au Québec, Québec : Presses de l’Université Laval, Collection Verbatim, 2017; Pierre St-Arnaud, « Controverse autour d’une mosquée et de femmes sur un chantier », Le Soleil, 13 décembre 2017. https://www.lesoleil.com/actualite/controverse-autour-dune-mosquee-et-de...

[39] Philippe Bernier Arcand, Populisme et islamophobie au Québec, Québec : Presses de l’Université Laval, Collection Verbatim, 2017.

[40] Lena Alexandra Hübner, propos recueillis par Alexandre Maheu le 20 novembre 2017.

[41] Ibid.

[42] Pierre-André Taguieff, « La vague complotiste contemporaine », HuffPost Québec, 10 mai 2016. https://quebec.huffingtonpost.ca/pierreandre-taguieff/vague-theorie-comp...

[43] Lena Alexandra Hübner, propos recueillis par Alexandre Maheu le 20 novembre 2017.

[44] Ibid.

[45] Traduction libre de Peter Dizikes, « Study: On Twitter, false news travels faster than true stories », MIT News, 8 mars 2018. https://news.mit.edu/2018/study-twitter-false-news-travels-faster-true-s...

[46] Ibid.

[47] Gabriel Nadeau-Dubois, « La démocratie au-delà du populisme », La Presse, 11 avril 2017. http://www.ledevoir.com/politique/quebec/496063/la-democratie-au-dela-du...

[48] Ibid.; Michel Saba, « L’animateur Éric Duhaime élu chef du Parti conservateur du Québec », La Presse, 17 avril 2021. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2021-04-17/l-animateur-eric...

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