Organismes communautaires : portrait d'un secteur aux abois

crédit photo : flickr/luca sartoni
Québec
Société
Organismes communautaires : portrait d'un secteur aux abois
Analyses
| par Arthur Calonne |

Depuis un an et demi, l’État québécois, qui, dans le paradigme néo-libéral actuel, a tendance à s’effacer, a fait un retour fracassant dans le quotidien des citoyen·ne·s de la province. Il a notamment usé de son pouvoir exécutif de façon répétée et exceptionnelle pour endiguer la progression de l’épidémie et éviter l’effondrement d’un système de santé qui, comme dans beaucoup d’autres pays, n’était pas préparé à essuyer une telle tempête, estiment certain·e·s. Les mesures sanitaires imposées par le gouvernement du Québec durant cette période ont forcé les travailleur·euse·s de la santé et des services sociaux à s’adapter à des conditions inédites et parfois très contraignantes. Le reportage qui suit se penche sur la situation des organismes communautaires qui, parallèlement à l’État, fournissent des services essentiels, mais dans des conditions moindres que celui-ci. Nous voulions, en interrogeant les personnes qui œuvrent dans ce milieu d’ailleurs déjà boiteux avant la pandémie, faire le point sur la situation de ces organismes, alors que le Québec semble se déconfiner pour de bon.

« Pour moi, c’est un monde nouveau depuis dix mois : je reprends contact avec de la famille avec qui je n’ai pas parlé depuis 30 ans, avec mes enfants, mes six petits-enfants. Ils me motivent beaucoup », confie Stéphane, un ancien toxicomane en réinsertion sociale depuis mars 2021. Après plus de trente ans passés sous l’emprise des drogues dures, l’homme évoque son retour au travail entre confiance et réserve, avec un pragmatisme qui laisse entrevoir l’ampleur de sa détermination à sortir définitivement de l’enfer qu’il a vécu pendant la majeure partie de sa vie.

Aux prises avec le PCP, un psychotrope hallucinogène, et le crack depuis sa jeunesse, Stéphane s’est « réveillé » le 11 août 2020, après une véritable descente aux enfers de plusieurs mois qui lui a fait tout perdre. Pour lui, c’est le contexte de pandémie qui a précipité sa chute : « C’était vraiment pas évident quand la COVID est arrivée. Je consommais seul chez moi, portes barrées, stores fermés : c’est comme si on te donnait la chance de consommer en paix. Tu savais que personne n’allait venir chez toi. Ça a été le déclencheur qui m’a fait atteindre les bas-fonds, qui m’a fait comprendre, et rendu tellement tanné que je devais me relever. »

Entre les murs du pavillon André Dumont de la Maison l’Exode, un centre de réinsertion sociale où Stéphane réside depuis le mois de mars, l’homme de 52 ans, conscient du chemin qu’il a parcouru et déterminé dans sa démarche, semble reprendre sa vie en main et voguer vers de meilleurs horizons. Un optimisme qui contraste avec le dépit de Martin Lafortune, qui dirige l’organisme communautaire. Celui-ci travaille depuis plus de trente ans dans le milieu de la dépendance et offre à des personnes sortant d’une thérapie de désintoxication un cadre sécuritaire et propice à leur réadaptation. Une cause que M. Lafortune estime vaguement délaissée, même à l’échelle du mouvement communautaire, car trop peu populaire auprès de la population et des gouvernements : « la dépendance, c’est le parent pauvre du communautaire », lâche-t-il, inquiet pour le futur.

 

L’uppercut pandémique

 

Pour la Maison l’Exode, cette période de crise sanitaire a été synonyme de nouveaux défis logistiques qui ont accablé l’organisme, déjà fragile financièrement. « C’était nouveau pour tout le monde, d’une semaine à l’autre c’était des ajustements : dans la cuisine, on a dû acheter tout en portions individuelles, au début, le matériel de protection, comme les boîtes de masques à 75 $, n’était pas remboursé... Il y a eu des coûts derrière tout ça », explique M. Lafortune. En même temps, la réduction de la capacité des différents pavillons par souci de respect des consignes sanitaires a affecté les revenus de la Maison l’Exode, qui est en partie financée par les loyers que paient les résident·e·s, eux-mêmes et elles-mêmes souvent soutenu·e·s par le bien-être social.

Martin Lafortune et son organisme ont dû traverser cette période critique désarmés, faute de personnel. Un manque qui n’a pas été sans conséquence : « Il y a eu des coupures de services, car on n’avait plus d’intervenant·e. [...] Les années passées, pour les vacances, on faisait des remplacements, mais là on ne peut pas, donc on ferme le centre pendant deux semaines », raconte Martin Lafortune, qui constate un exode croissant de ses employé·e·s vers d’autres centres offrant des emplois mieux rémunérés. « On n’a pas les moyens d’offrir des salaires au-dessus de 18,50 $, ça n’a pas de bon sens, je suis gêné de vous dire ça. La majorité [des employé·e·s] quitte vers le CIUSS (Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux), vers ceux qui nous paient! Moi je leur dis [au CIUSS] que je ne suis pas leur club-école! », déplore-t-il, dans la salle de réunion, alors que presque tous·tes les résident·e·s sont sorti·e·s pour la matinée.

Le Québec possède depuis 2001 une politique gouvernementale de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire, très avantageuse pour les organismes et unique en Amérique du Nord, comme l’explique Maxim Fortin, chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) et co-auteur d’une étude sur les effets de la crise sanitaire sur le milieu communautaire. Des programmes de subventions tels que le Programme de subvention aux organismes communautaires (PSOC) permettent d’assurer une entrée d’argent relativement conséquente, régulière et stable à cette galaxie de groupes. Cela les rend plus résilients et plus performants qu’ailleurs sur le continent, où la dépendance à la philanthropie et à l’autofinancement est beaucoup plus grande. Cependant, ce système n’est pas sans failles, et s’il garantit généralement le maintien des services, il n’a jamais apporté pleine satisfaction auprès des organismes qui réclament sans cesse un plus grand financement et la fin de la précarité dans laquelle ils doivent évoluer. Un enjeu qui n’est pas nouveau, comme le souligne Maxim Fortin : « Le problème, c’est que cette reconnaissance n’est jamais venue avec un financement adéquat. Depuis 2001, le communautaire québécois est sous-financé, et avec la pandémie, les organismes ont encore plus souffert de ce sous-financement. »

 

Un secteur de plus en plus déserté

 

Après avoir consulté des centaines de groupes communautaires en marge de la première vague, Maxim Fortin et sa collègue Eve-Lyne Couturier ont contribué, à l’aide d’un sondage de grande envergure, à dresser un portrait de la situation générale du secteur, qu’il et elle jugent satisfaisante sur le plan financier, mais inquiétante au chapitre des ressources humaines. En effet, comme en témoignent de nombreux·euses acteur·trice·s du milieu, la pandémie n’a fait qu’aggraver une pénurie de personnel préexistante et due notamment au caractère pénible de ces emplois très précaires, qui exposent parfois les intervenant·e·s à des situations d’une violence inouïe, courantes lorsque l’on travaille en itinérance ou en dépendances. Un constat encore plus évident depuis le début de la pandémie.

« Effectivement, dans une période de crise, un salaire de 16 $ ou 17 $ de l’heure, c’est pas cher payé pour mettre à risque sa santé mentale », lance Mélanie Baril, organisatrice communautaire au Comité logement de la Petite-Patrie et membre de la Coalition contre la pauvreté de la Petite-Patrie. « Quand un·e employé·e quitte un organisme communautaire avec une clientèle en détresse parce qu’il ou elle ne se sent pas bien, il ou elle ne va pas rappliquer dans un autre organisme avec une clientèle similaire. Forcément, ça crée une pénurie », affirme-t-elle.

Ce sont une grande majorité des groupes qui ont perdu des plumes durant la tempête qu’a constituée la crise sanitaire : « J’ai rarement vu autant de circulation de personnel : des gens qui partent en congé maladie, qui sont remplacés, qui reviennent. Ça a rendu les équipes plus fragiles », déplore Mme Baril, assurant que les derniers mois ont été intenses, notamment pour les femmes, surreprésentées dans les organismes communautaires, et qui ont hérité, comme souvent dans nos sociétés, d’une plus grande charge mentale et de plus grandes responsabilités dans toutes les sphères de leur vie. Maxim Fortin observe le même phénomène : « Ce sont majoritairement des femmes qui travaillent dans le secteur communautaire. Donc on se retrouvait avec des situations où des employées qui étaient parfois mères de famille devaient faire plus à la maison et plus au travail. Il y a eu une surcharge de travail pour beaucoup de gens au sein de ces organismes. »

Claire travaille depuis un an à la Maison l’Exode. Citoyenne française, elle a accompli trois années d’études en criminologie au Québec et effectue actuellement des démarches pour accéder à la résidence permanente. Arrivée sur le marché du travail en pleine pandémie, elle témoigne du gouffre salarial entre ce qui lui a été proposé dans le communautaire et les salaires offerts dans les services publics, notamment à la DPJ, où elle a effectué son stage de fin d’études : « À l’époque, il y avait beaucoup d’offres d’emploi [dans le communautaire], mais à des salaires encore plus bas qu’à l’habitude; du 14 $ ou 15 $ de l’heure, alors qu’on nous demandait des diplômes, de l’expérience, etc. », relate-t-elle. « À la DPJ, j’aurais pu rentrer à 25,50 $ de l’heure, et ça va jusqu’à 40 $ ou 45 $ de l’heure avec des assurances, etc. ».

 

La mobilisation reprendra

 

Les travailleur·euse·s qui œuvrent dans le milieu communautaire appartiennent à un mouvement dont la genèse remonte aux années 1960. Née de la volonté d’une véritable transformation sociale, à l’époque où l’Église catholique était encore toute-puissante, l’approche communautaire vise à aider les couches populaires à obtenir une émancipation financière en s’affranchissant de la misère, tout en assumant un rôle garanti par l’État dans la sphère du politique. Durant ces derniers mois, ce volet a été pratiquement inexistant : « ça nous a pris un petit moment avant de pouvoir ressortir la tête de l’eau et voir comment on pouvait se concerter », explique Mélanie Baril, qui a participé à la relance du journal communautaire La Grogne, dont le dernier numéro, paru le 9 juin 2021, a été distribué dans près de 30 000 foyers de l’arrondissement Petite-Patrie, après des années de pause. « On s’est dit que le journal La Grogne était peut-être la façon la plus intelligente de répondre à chacune de nos missions, de faire de l’éducation populaire, de la sensibilisation sur les enjeux de pauvreté et d’exclusion sociale [...] et de rejoindre les gens dans leur foyer, en dépassant la fracture numérique. »

Serions-nous à l’aube d’une mobilisation des acteur·trice·s du communautaire comme celle de la fin des années 2010, où ses acteur·trice·s s’étaient mobilisé·e·s à plusieurs reprises pour obtenir des investissements massifs de la part de l’État? Une chose est sûre, le chemin vers le changement est long, car le système actuel profite à l’État, qui, selon plusieurs, se sert du communautaire pour faire des économies. « L’État québécois rêve un peu que le communautaire fasse à faible coût ce que lui ne veut pas faire. [...] Il y a une grande marge lorsqu’on compare ces salaires à ceux du secteur public. C’est pour ça qu’on soupçonne l’État québécois de ne pas vouloir reprendre certains secteurs », explique Maxim Fortin.

Ces travailleur·euse·s essentiel·le·s réintègreront certainement l’espace public dans les prochains mois pour revendiquer de meilleures conditions, mais aussi au nom de leurs bénéficiaires qui devront être pris·e·s en charge d’une façon ou d’une autre, comme le souligne Mélanie Baril : « J’adore mon métier, mais je serais plus qu’heureuse de ne plus avoir raison d’être. Le Comité logement Petite-Patrie pourrait arrêter d’exister si le tribunal administratif du logement répondait enfin à sa mission d’éducation populaire [...] et s’il y avait un meilleur contrôle des loyers, etc. »

Reprendre en charge certains secteurs, réinvestir dans le communautaire, ou tout simplement couper dans certains services : de véritables choix de société se présenteront à nos responsables politiques lorsque les militant·e·s reprendront la rue, une fois qu’ils et elles auront pris le temps de lécher les plaies causées par la crise sanitaire.

Crédit photo : flickr/luca sartoni

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