Le tigre de Sibérie et l’homo sapiens de ville. Entretien avec Julien Voyer

Société
Le tigre de Sibérie et l’homo sapiens de ville. Entretien avec Julien Voyer
Entrevues
| par Siggi |

Par Alexandre Legault et Léo Fays

Ce texte est extrait du cinquième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Nous avons rencontré Julien Voyer lors d’un après-midi d’automne sur l’avenue Shamrock à Montréal, récemment réaménagée avec de larges trottoirs, de nombreuses tables, un îlot de cuisine et des plantes. Julien est sociologue et chargé de projet au Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEUM).

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Siggi : Merci d’avoir accepté notre invitation, Julien. Première question : qu’est-ce qu’un sociologue peut bien faire dans un centre d’écologie urbaine?

Julien Voyer (JV) : Quand on sort de la sociologie académique, on se demande si ce que l’on a appris va nous être utile, si ce sera valorisé à l’extérieur des murs de l’université. J’ai eu une très belle surprise quand on m’a offert un premier stage au Centre d’écologie urbaine de Montréal. Il y avait des personnes avec des compétences en urbanisme ou en graphisme qui avaient soumis leur candidature. Pour ma part, je n’avais aucune expérience dans le monde de l’aménagement, mais le Centre voulait quelqu’un avec des connaissances sur les inégalités sociales et, surtout, une capacité à mener des enquêtes.

 

Siggi : Pourrais-tu nous parler un peu du Centre d’écologie urbaine?

JV : Dans les années 1970, des militantes et des militants ont pris part au « mouvement de Milton Parc » à Montréal contre la destruction de maisons patrimoniales par un promoteur immobilier. Le mouvement a été une réussite : on a obtenu la création d’un immense réseau de coopératives d’habitation, un réseau qui est toujours le plus grand au Canada. Ces mêmes personnes se sont impliquées dans d’autres causes, écologistes notamment, et ont contesté une vision de l’urbanisme où l’on planifie tout sans les citoyens et citoyennes. Elles ont créé le Centre d’écologie urbaine dans les années 1990 afin d’aider les membres des coopératives d’habitation à prendre le tournant écologique, par exemple en créant des toits verts ou en aménageant des potagers collectifs.

Le Centre puise ses racines dans ce qu’on a appelé la « nouvelle gauche canadienne ». Dès son origine, le Centre était un organisme militant qui revendiquait la participation citoyenne, pensée à l’aune des dynamiques d’inégalités qui structurent la ville. Ses membres ont tenté d’enclencher la transition écologique – il y a déjà 25 ans! – et ont eu foi en l’action collective. Ce n’est sûrement pas un hasard qu’un tel organisme ait été intéressé par un profil comme le mien, avec des compétences en recherche sur les inégalités sociales.

 

Siggi : Quel est ton rôle dans cet organisme?

JV : Je suis « chargé de projet et développement ». C’est un peu jargonneux… En gros, ça veut dire que j’élabore un projet de A à Z. Il faut d’abord penser à un projet en phase avec nos valeurs d’urbanisme participatif, puis faire des demandes de subventions et, enfin, le mettre sur pied, ce qui implique une logistique et une stratégie de communication. Parfois, on est sollicités par des municipalités qui ont besoin d’être accompagnées lors d’un exercice d’urbanisme participatif; la plupart du temps, c’est nous qui élaborons des projets et sollicitons les communautés. Par exemple, un des grands chantiers sur lequel mes collègues travaillent actuellement est celui du dépavage. On a reçu une subvention du gouvernement provincial pour soutenir des acteurs et actrices qui désirent dépaver de l’asphalte et créer des espaces verts.

 

Siggi : Pour t’occuper de quel projet as-tu été initialement embauché?

JV : À la base, j’ai intégré le Centre dans le cadre d’un stage sur « l’urbanisme tactique ». Il y avait alors un grand projet qui s’appelait « Transforme ta ville ». C’était un appel à projets citoyens. Plein d’organismes, d’un peu partout à Montréal, soumettaient leur candidature. Ils disaient « nous, on veut créer un potager urbain » ou « nous, on aimerait créer de l’art dans des stations d’autobus ». L’urbanisme tactique, c’est agir à petite échelle avec la conviction que les citoyens et les citoyennes peuvent mettre en place des solutions pratiques à leurs problèmes. C’est une sorte « d’acupuncture urbaine ». Une multiplicité de projets ont été réalisés, plus de 60, toujours soutenus par de petites sommes d’environ 500 dollars. Avec des petites interventions, on peut mener à de grands changements. Quand je suis arrivé, tout avait déjà eu lieu et le CEUM voulait que j’aille interviewer des personnes qui avaient réalisé ces installations. Le but était de réfléchir avec elles à l’impact de leur projet sur les inégalités sociales. Par exemple, il y avait des membres de la Maison des jeunes de Côte-des-Neiges qui avaient fait un projet en partenariat avec des jeunes d’une communauté autochtone et qui me racontaient comment, à travers l’art urbain, ils avaient créé des liens entre leurs communautés.

 

Siggi : Y a-t-il un lien direct entre la participation citoyenne à ces projets d’aménagement et la réduction des inégalités sociales?

JV : C’est une question difficile. D’un côté, quand on crée des projets participatifs, on parvient à faire émerger une diversité de points de vue et de besoins. Donc déjà, d’une certaine manière, on réussit à renverser un peu le paradigme dominant dans lequel seules certaines personnes en position d’influence aménagent l’espace urbain. D’un autre côté, il est certain que cette approche a ses limites. Qui vient aux séances de participation citoyenne? Qui vient aménager l’espace urbain dans ses temps libres? Souvent, ce sont des gens assez privilégiés. On en a tout à fait conscience. On déploie beaucoup d’effort pour essayer de créer des démarches qui soient le plus inclusives possible. Par exemple, on sélectionne des plages horaires en dehors du temps de travail ou bien on mène des processus en ciblant des organismes communautaires qui offrent des services à des populations précises, de manière à les inclure dans les projets. On réfléchit constamment à ces types de leviers afin de rendre les processus participatifs plus inclusifs.

 

Siggi : Pourquoi nous as-tu donné rendez-vous sur l’avenue Shamrock, dans la Petite Italie?

JV : Le CEUM a reçu plusieurs mandats de la Ville de Montréal dans le cadre d’un programme d’implantation de « rues piétonnes et partagées ». Depuis l’adoption d’une Charte du piéton en 2006, il y a toute une réflexion sur l’espace accordé aux automobiles qui est sous-utilisé. Il y a parfois un grand écart entre l’usage réel d’une rue, majoritairement empruntée par des piétons, et l’espace alloué, majoritairement aux voitures. La Ville de Montréal veut donc développer des « rues piétonnes et partagées », c’est-à-dire des rues où l’espace est divisé de manière plus équitable.

C’est délicat de transformer une rue… Si on prend une artère comme celle sur laquelle on se trouve et que, du jour au lendemain, on y installe de larges trottoirs, on retire des espaces de stationnement et on réduit la circulation automobile, il va y avoir une levée de boucliers.

 

Siggi : On ne se trouve pas sur une rue conventionnelle. Est-ce dire que le projet de transformation a réussi?

JV : Dans une des premières phases du projet, une partie de la circulation a été fermée pour faire place à des installations temporaires, comme un jeu de pétanque et un carrousel. Il y a eu une forte opposition. Des résident·e·s ne voulaient vraiment pas de ces aménagements-là. C’est alors que la Ville a fait appel au CEUM. On a créé un comité de résident·e·s et on a établi un dialogue, afin d’entendre les besoins et souhaits de tout le monde concernant l’espace public en question. L’année suivante, ce sont d’autres types d’aménagements qui ont été testés, comme des tables à pique-nique. Les gens qui s’opposaient au projet en sont tout d’un coup devenus les défenseur·e·s! Je m’explique : ils n’étaient pas nécessairement contre l’idée d’une rue partagée, ils étaient contre certains types d’aménagements. Une fois qu’on les écoutait, qu’on prenait le temps de discuter lors d’un processus citoyen, ils devenaient très attachés au projet. On voit bien comment l’urbanisme participatif permet de créer un engouement et d’inclure les gens dans un mouvement d’aménagement.

 

Siggi : C’est intéressant ce que tu dis : on entend rarement parler de « l’usage réel des rues ». Si l’on en croit les critiques des transformations urbanistiques des dernières années, c’est comme si tout était pensé pour les piétons et les cyclistes. Mais ce que tu es en train de dire, c’est qu’il s’agit plutôt de rééquilibrer les rues où l’espace accordé aux voitures est plus grand que son utilisation réelle.

JV : Chaque rue est un contexte différent et on a besoin d’études pour comprendre ce contexte-là. Il y a une phrase d’Enrique Peñalosa, ancien maire de Bogota, qu’on aime bien au Centre : « On en connaît beaucoup sur les bons habitats pour les tigres de Sibérie, mais très peu à propos de ce qu’est un bon habitat urbain pour l’homo sapiens. » Ce qu’il veut nous dire par là, c’est qu’on mène très peu d’études sur l’utilisation des espaces publics dans les villes. Pour être en mesure de lutter contre le pouvoir de l’anecdote, contre le pouvoir des médias sociaux où l’on met de l’avant des discours voulant que l’on soit envahi·e·s par les installations piétonnières, on a besoin de données. On a besoin de montrer que telle intervention a par exemple permis à plus de gens d’emprunter une rue à pied en toute sécurité. Je pense par exemple à la rue Jean-Brillant, près de l’Université de Montréal (UdeM) : avant d’implanter une rue partagée, le gouvernement municipal a réalisé des graphiques en pointes de tarte à partir de nos données afin de montrer l’écart entre le partage de l’espace et le débit réel de piétons. Plus de 90 % des usager·ère·s sont des piéton·ne·s alors que moins de 30 % de l’espace permet de circuler à pied. Ça leur a permis de justifier un réaménagement, de dire « voyez, il y avait un déséquilibre, le partage de la rue n’est pas équitable ».

Le CEUM souligne qu’on a besoin de ces données-là. Je pense que c’est là un esprit sociologique, bien qu’un peu positiviste : se dire « on va aller dans les rues voir ce qui se passe réellement » puis amener son petit calepin, son chronomètre et faire des décomptes. On est alors capables de montrer que des réaménagements ont des impacts directs sur l’utilisation de l’espace.

 

Siggi : Quand tu étudiais la sociologie, est-ce que tu t’imaginais faire ce genre de travail?

JV : Je n’avais pas nécessairement pensé travailler en aménagement pour un organisme à but non lucratif. Par contre, étudiant, j’étais assez impliqué politiquement. J’ai participé à fonder le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles à l’UdeM. J’ai aussi été impliqué dans un syndicat. Mes études ont toujours été liées à la création d’actions collectives. En ce sens, il y a assurément une continuité entre mon métier et mes études.

 

Siggi : Jeune Julien ne serait pas si surpris alors!

JV: Exact! (Rires.)

CRÉDIT PHOTO: Alexandre Legault 

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