
Une série de manifestations antigouvernementales a eu lieu au Brésil à la mi-janvieri. Pour la première fois depuis l’entrée de Jair Bolsonaro à la présidence en janvier 2019, une partie de la droite a rejoint dans la rue ses opposant·e·s, jusqu’alors marqué·e·s à gaucheii. En cause, la gestion jugée catastrophique de la crise sanitaire par les autorités et la fin de l’aide financière d’urgence aux plus démuni·e·s, adoptée au début de la pandémieiii. Deux ans après son ascension fulgurante au pouvoir et à un an près de l’apparition du coronavirus, Bolsonaro est-il en train de creuser son cercueil politique?
C’est en « correata » que des Brésilien·ne·s sont descendu·e·s dans les rues les 24 et 25 janvier derniersiv. COVID-19 oblige, des convois de voitures ont circulé dans les rues de Brasilia et d’ailleurs pour montrer leur opposition au gouvernement de Jair Bolsonaro, qu’une partie de la population accuse notamment d’être responsable de la mort de plus de 210 000 de leurs concitoyen·ne·s depuis le début de la crise sanitairev.
À l’image de son allié, l’ancien résident à la Maison-Blanche, Donald Trump, le président brésilien s’est montré en opposition aux mesures de confinement et de distanciation sociale, a fait la promotion de l’hydroxychloroquine et s’est « érigé en héraut de la liberté individuelle de continuer à travailler », en dépit des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)vi. Fort de l’appui de l’armée et d’une popularité qui semblait alors inébranlable, Bolsonaro a « présent[é] la lutte contre les recommandations scientifiques comme un combat justifiant une escalade autoritaire », alors que d’autres dirigeants aux inclinations dictatoriales ont, partout dans le monde, usé des mesures de confinement pour asseoir leurs pouvoirsvii.
Une stratégie qui semblait payer jusqu’au tournant de la nouvelle année, alors que le gouvernement est légalement contraint de mettre fin à l’aide d’urgence de 600 réaux, soit environ 140 dollars canadiens, qui permettait à une partie de la population de garder la tête hors de l’eauviii. Selon l’institut de sondage Datafolha, 40 % des Brésilien·ne·s ont, à la mi-janvier, une opinion négative de leur président, soit 8 % de plus qu’en décembre 2020ix.
Un contexte favorable
« Bolsonaro arrive au pouvoir [avec les élections d’octobre] 2018, mais c’est en fait le résultat d’un processus de dégradation du système politique brésilien qui commence déjà en 2013, donc après une dizaine d’années du gouvernement du Parti des travailleurs (PT) », explique Juan Durazo Hermann, professeur de politique comparée à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et président de l'Association canadienne des études latino-américaines et des Caraïbes.
L’ancien président travailliste Luiz Inácio Lula da Silva, dit « Lula », cumulait 40 % des intentions de vote et dominait la course électorale jusqu’à sa condamnation pour corruption « à la suite d’un procès douteux », qui le contraint à renoncer à sa candidaturex. Son successeur, Fernando Haddad, échoue à reprendre le flambeau du PT – ou du moins à le tenir assez haut pour empêcher le pays de plonger dans la noirceur. Jusqu’alors un acteur politique extrêmement marginal, Jair Bolsonaro rafle 46 % des suffrages au premier tour de la présidentielle, mettant fin au règne tumultueux, mais prolongé, de la gauchexi.
Qu’est-ce qui explique le passage aussi drastique d’un gouvernement socialiste au gouvernement d’extrême-droite du Parti social-libéral (PSL) et de son chef, connu pour ses sorties racistes, homophobes, misogynes et antidémocratiquesxii?
À la veille du scrutin de 2018, le Brésil est dans une situation peu enviable. La situation sécuritaire est catastrophique, avec plus d’un demi-million d’assassinats répertoriés entre 2006 et 2016, soit environ un tous les dix minutesxiii. Une récession se dessine à compter des années 2010, provoquée par la chute des exportations, ce qui fait craindre aux populations à risque l’augmentation de la précarité, de laquelle le PT avait pourtant promis de les sauverxiv. La classe moyenne et les élites commencent également à se mobiliser en 2013, « parce qu’elles sont préoccupées par la perte de privilèges qui vient avec les politiques redistributives du PT, qui menace leur position sociale plus qu’économique », commente M. Durazo Hermann, qui rappelle le rôle de la « tradition très profonde de hiérarchisation sociale et aussi raciale au Brésil » dans la montée du ressentiment.
« La crise économique prend une tournure politique » lorsque la présidente Dilma Roussef est destituée en 2016xv. La droite répond en plaçant au pouvoir le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) et son chef Michel Temer, sans élections. Ce dernier met en place des mesures d’austérité drastiques, qui achèvent de le défaire de sa légitimité déjà fragile, tout comme de la crédibilité de l’Étatxvi.
Même si les partis de droite battent de l’aile, c’est dans un climat très anti-gauche au sein de la population, dans les médias et sur les réseaux sociaux que se prépare la campagne de Bolsonaro, explique à L’Esprit libre M. Durazo Hermann. Comme Lula avant lui, l’ancien militaire profite des « effets de l’austérité et des précédents effets des chocs commerciaux en créant des programmes politiques qui parlaient aux électeurs qui ont perdu soit économiquement ou socialement de l’interaction entre ces chocs économiques », soutiennent les chercheurs Patricia Justino et Bruno Martorano dans un article paru sur The Conversationxvii.
En plus d’exploiter les retombées de la crise, Bolsonaro forme une alliance avec l’armée, avec des entrepreneurs avides de réformes néolibérales et avec des organisations de droite évangélique, dont l’adhésion est passée de 7 à 30 % entre 1980 et 2019xviii. « C’est une coalition difficile à articuler, à maintenir », poursuit M. Durazo Hermann, surtout lorsque les pressions se multiplient face à ce qu’il qualifie d’« incompétence crasse du gouvernement » dans la gestion de la pandémie.
Crise sanitaire, crise autoritaire
Au moment d’écrire ces lignes, l’État brésilien détient quelque 6 millions de doses du vaccin contre la COVID-19, pour une population de 213 millionsxix. Le président Jair Bolsonaro a annoncé en décembre dernier qu’il ne se ferait pas vacciner – rien d’étonnant pour le dirigeant, qui balaie du revers de la main toutes les mesures préconisées par l’OMS pour tenter d’endiguer la propagation du virus, qui fait pourtant des ravages au Brésilxx.
La campagne de vaccination a débuté le 17 janvier 2021, alors que la situation sanitaire est hors de contrôle dans plusieurs régions du pays, à commencer par l’Amazonasxxi. À Manaus, la capitale de la région amazonienne, 50 à 60 personnes meurent quotidiennement de la COVID-19. Des chiffres sous-estimés, selon le journaliste Jean-Mathieu Albertini en reportage pour Médiapart, qui accuse le manque de tests disponibles et l’absence d’examens post-mortem systématiquesxxii. Une hausse des décès est liée à la nouvelle variante du virus, encore plus contagieuse que la précédente, mais aussi à la pénurie de bonbonnes d’oxygène, dont le ministre de la Santé, Eduardo Pazuello, a été averti dès le 8 janvierxxiii. Le personnel de la santé et la population de Manaus dénoncent l’inaction du ministre et de son gouvernement, qui a d’ailleurs imposé une augmentation des impôts sur l’importation des bonbonnes d’oxygènes en décembre 2020, contribuant à l’augmentation des prix de la précieuse denréexxiv. Devenues quasi-impossible à se procurer, les bonbonnes d’oxygène se trouvent désormais sur le marché noir pour des prix délirants allant jusqu’à 2 300 dollars canadiens l’unitéxxv.
Le cas de Manaus n’est qu’un exemple de l’échec du gouvernement à prendre en charge la pandémie de COVID-19. La campagne de vaccination cristallise elle aussi bien des frustrations, d’après M. Durazo Hermann, qui soutient que « le gouvernement fédéral n’a absolument rien fait pour s’assurer d’avoir accès au vaccin ». À la mi-janvier, le ministre Pazuello a annoncé un voyage en Inde visant à aller récupérer en main propre des doses du vaccin AstraZeneca, un voyage auquel New Delhi a coupé court en annonçant ne pas en avoir suffisamment en stockxxvi.
Le gouverneur de São Paulo et rival politique de Bolsonaro, João Dona, a quant à lui sécurisé quelques millions de doses du vaccin de production chinoisexxvii. Celui dont la candidature est pressentie pour la présidentielle de 2022 a déclaré, lors de la vaccination des premiers travailleur·se·s de la santé, que « le vaccin est une leçon pour vous, autoritaires, qui méprisent la vie et manquez de compassionxxviii ». Un pied de nez au gouvernement de la part de M. Dona mais aussi de la Chine, qui chercherait à « punir » Brasilia, estime M. Durazo Hermann : « Bolsonaro a appuyé la politique de la ligne dure contre la Chine de Trump, tout en ignorant que le principal partenaire commercial du Brésil est la Chine », explique-t-il, donnant à titre d’exemple l’interdiction chinoise d’exporter « l’ingrédient pharmaceutique actif pour le seul vaccin qui est produit au Brésil, ce qui accentue de ce fait la rareté du vaccin ».
Sans support à Washington et avec le délitement de sa popularité au sein de la population brésilienne, Jair Bolsonaro pourrait-il se retrouver, comme ses prédécesseurs, exilé du pouvoir? Dans la dernière année et demie, plus de 60 demandes de destitution ont été déposées au Congrès, notamment par des élu·e·s de droite. Une démarche qui dépend en partie du président de la Chambre des députés, à qui la responsabilité incombe d’entamer ou non les procédures en destitution. Le 1er février dernier, Arthur Lira, allié de Bolsonaro, a été élu à ce postexxix.
À ce jour, seulement 110 député·e·s sont favorables à la destitution de Bolsonaro, 232 de moins qu’il en faut pour que le vote ne soit effectifxxx. Pour Juan Durazo Hermann, même s’il est trop tôt pour anticiper une possible destitution du président, « le simple fait qu’on commence à en parler montre déjà l’affaiblissement du gouvernement ».
i Bruno Meyerfeld, « Pour la première fois, une partie de la droite manifeste contre le président Bolsonaro au Brésil », Le Monde, 25 janvier 2021. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/25/bresil-pour-la-premiere-fois-une-partie-de-la-droite-manifeste-contre-le-president-bolsonaro_6067465_3210.html.
ii Ibid.
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