Greta Thunberg : un modèle défectueux entre science et politique du climat

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Greta Thunberg : un modèle défectueux entre science et politique du climat
Analyses
| par Alexandre Dion-Degodez |

La prise en charge politique des problèmes liés aux changements climatiques propulse les recherches en écologie à l’échelle internationale. À travers une analyse du discours militant écologiste de Greta Thunberg, on constate que le modèle linéaire des rapports entre science et politique du climat est problématique et nécessite une révision.

 

Les négociations internationales du climat dominées par le modèle linéaire

 

La science des changements climatiques est la pierre angulaire des négociations internationales sur le climat. Le Groupe d’experte·]s intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est un acteur incontournable du régime climatique1. Il mobilise les meilleur·e·s chercheurs et chercheuses chargé·e·s d’évaluer l’état des connaissances sur les changements climatiques et de transmettre cette évaluation à travers des rapports écrits. Le GIEC se compose de trois groupes de travail, qui ont pour mandat d’évaluer respectivement l’évolution du climat, ses impacts sur les sociétés et les stratégies d’adaptation et d’atténuation. Comme son nom l’indique, le Groupe d’expert·e·s est intergouvernemental, ce qui signifie qu’il est chapeauté par les différents gouvernements des États ayant ratifié la Convention-cadre sur les changements climatiques en 1992. En ce sens, les gouvernements choisissent les chercheur·e·s selon leurs propres critères d’expertise. Les rapports du GIEC sont également soumis à une révision hautement politisée lorsqu’il est temps de rédiger les « résumés pour décideurs ». Dans ces documents dirigés à l’attention des gouvernements, chaque ligne, mot et virgule sont négociés par les corps diplomatiques des États et la rédaction scientifique. Les « résumés pour décideurs [et décideuses] » impliquent une synthèse et une sélection du savoir scientifique et transforment les rapports complets et complexes du GIEC en des documents « lénifiants, sans arêtes, ni dramatisation2 ». Cette traduction du savoir scientifique a pour but d’établir un consensus politique sur la formulation du problème climatique.

Le processus décrit ci-dessus, où la science précède l’action politique, est communément décrit dans la littérature comme un « modèle linéaire ». On attribue à la science les connaissances, le savoir, les faits tandis que la politique est investie des décisions, des valeurs et des croyances. Ce modèle établit une frontière imaginaire entre science et politique3. Cette frontière est maintenue de manière conventionnelle pour éviter toute politisation de la science ou à l’inverse, toute scientifisation du politique. Les expert·e·s scientifiques acceptent et revendiquent même cette linéarité dans le but de préserver leur autonomie des pouvoirs politiques, des intérêts externes et des lobbies. Cette règle garantit en retour la crédibilité, la légitimité et l’autorité du travail scientifique en société. Une « bonne science » est donc celle qui respecte cette séparation entre valeurs et faits.

Le GIEC s’est toujours revendiqué de ce modèle linéaire. Son credo, « policy-relevant but not policy-prescriptive4 » illustre l’observation stricte de la séparation entre science et politique. Sa proximité avec les gouvernements et sa participation à l’élaboration des « résumés pour décideurs [et décideuses] », pour ne citer que ces exemples, rendent toutefois la rhétorique de « science-speaks-truth-to-power5 » problématique. Le mandat et l’activité du GIEC, malgré ces affirmations de « neutralité scientifique », sont beaucoup plus complexes et hybrides en pratique que laisse présager la théorie du modèle linéaire. La sociologie des sciences et techniques (Science and Technology Studies, STS) défend d’ailleurs depuis plus de vingt ans un modèle dit de « coproduction6 ». Penser les rapports entre science et politique dans le cadre dominant du modèle linéaire amène son lot de limites et de difficultés pour comprendre et appréhender les changements climatiques. En ce sens, la rhétorique de Greta Thunberg peut nous permettre de comprendre comment le modèle linéaire se maintient dans le discours militant écologiste.

 

La perspective linéaire du discours militant écologiste de Greta Thunberg

 

Greta Thunberg est une jeune étudiante originaire de Stockholm. Son militantisme écologique a officiellement débuté le 20 août 2018, devant le Parlement suédois. Ce qui devait être une grève scolaire pour le climat jusqu’aux élections législatives s’est rapidement transformée en une mobilisation d’envergure nationale et internationale. En l’espace de trois semaines, Greta Thunberg a mobilisé, avec l’aide d’autres militant·e·s de diverses organisations de défense du climat, des personnes de partout en Suède, mais aussi d’Allemagne, de Finlande, de Grande-Bretagne, des Pays-Bas et de Norvège. De quelques milliers en septembre 2018, Thunberg et le mouvement Fridays for Future ont rallié des millions de militant·e·s en l’espace d’un an. La jeune militante faisait d’ailleurs partie des nôtres à l’occasion de la marche mondiale pour le climat le 27 septembre 2019 qui est, soit dit en passant, la plus grande manifestation de l’histoire du Québec. Son implication pour lutter contre la crise climatique est non-négligeable. Au-delà des manifestations, Thunberg est fréquemment invitée à prononcer des discours sur le climat devant l’élite politique mondiale. Le Forum économique mondial, le Parlement européen et la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques sont quelques exemples des tribunes dont elle bénéficie. Greta Thunberg mérite considération, notamment parce qu’elle a su mobiliser un public imposant sur plusieurs continents, mais aussi parce qu’elle dispose de forums internationaux de premier plan.

Greta Thunberg a d’abord écrit Rejoignez-nous7, un manifeste qui appelle à l’action climatique. Ses discours prononcés en 2019 à l’occasion de grands rassemblements se retrouvent également dans son livre No One is Too Small To Make a Difference8. Ces idées sont aussi traduites dans un livre rédigé avec sa famille, particulièrement sa mère, Malena Ernman, intitulé Scènes du cœur9.

Pour l’adolescente, qui avait seize ans en 2019, l’enjeu est que la crise climatique représente « […] la principale question à laquelle l’humanité doit faire face et qu’elle est totalement ignorée depuis plus de trente ans10 ». Elle lance un message, comme l’exprime l’intitulé : « Une lettre à tous ceux [et celles] qui ont la possibilité d’entendre11 ». Ce message est simple et clair : « Nous voulons que vous vous investissiez pour de bon dans cette crise de durabilité aiguë qui fait rage autour de vous. Et nous voulons que vous commenciez à appeler les choses par leur nom.12 » Ce « nous » renvoie aux jeunes générations existantes, mais aussi aux générations futures. Celles qui naissent et grandissent avec les changements climatiques. Le « vous » s’adresse plutôt aux générations antérieures. Celles qui ont ignoré les premiers cris d’alarme sur les changements climatiques, il y a trente ans, en poursuivant leur « business as usual13 ». En opposant un « nous, les jeunes non-responsables » à un « vous, adultes irresponsables », Thunberg touche à un aspect crucial des changements climatiques, soit celui des responsabilités différenciées et intergénérationnelles de la crise. Il demeure qu’interpeller toute une génération au travers d’une déclaration reste plutôt vague et limité en termes de revendications politiques. Son intention se précise dans son manifeste.

Nous savons que les hommes et les femmes politiques ne veulent pas nous parler. Très bien, nous ne voulons pas leur parler non plus. À la place, nous voulons qu’ils parlent aux scientifiques, qu’ils les écoutent enfin. Parce que nous ne faisons que répéter ce qu’ils disent et redisent depuis des décennies. Nous voulons que vous respectiez l’Accord de Paris et les préconisations des rapports du GIEC. Nous n’avons aucun autre manifeste politique ou demande que celle-là : écoutez la science14!

Dans son manifeste, la militante écologiste invite les dirigeant·e·s politiques à écouter la science des changements climatiques. Les termes sont d’autant plus forts dans la version originale de son discours, prononcé devant le Comité économique et social européen : « Nous n’avons aucun autre manifeste politique ou demande que celui-là : unissez-vous derrière la science.15 » Thunberg réitère cet appel à l’unisson devant plusieurs tribunes, au point de faire de la science « le cœur de la politique et de la démocratie ».

Lorsque j’invite les politicien.ne.s à prendre part maintenant, ils me répondent généralement qu’ils ne peuvent changer les choses drastiquement, de crainte de perdre des votes aux prochaines élections. Je leur donne raison, évidemment, car la plupart des gens ne sont mêmes pas conscients que ces changements sont nécessaires. C’est pourquoi je leur répète de s’unir derrière la science. Il faut permettre à la science d’être au cœur de la politique et de la démocratie.16

Ces extraits montrent que pour Thunberg, le nœud du problème est politique et la solution réside dans la confiance accordée à la science. Les politicien·ne·s doivent cesser d’ignorer la crise actuelle et respecter les recommandations de la communauté scientifique. Thunberg agit comme messagère. Elle répète le message des scientifiques sur des tribunes auxquelles ils et elles n’ont pas nécessairement accès.

De plus, la méconnaissance générale de la crise climatique explique le statu quo politique. Cette idée se répète à plusieurs reprises dans Scènes du cœur, notamment lorsqu’elle justifie sa grève pour le climat : « La grève scolaire pour le climat va être complètement incompréhensible pour tous ceux [et toutes celles] qui ne perçoivent pas la gravité de la situation […]. Et puisque presque personne ne sait, presque personne ne comprendra. On va me détester comme pas permis!17 », ou encore « Si on n’a pas de connaissances solides en matière de crise climatique, je suis évidemment complètement incompréhensible et je sais bien que presque personne ne se doute de l’existence de cette crise.18 » L’absence d’actions politiques s’explique donc, selon elle, par la méconnaissance générale qu’a la société de la crise actuelle. 

Face à cette ignorance commune, la stratégie de la jeune militante suédoise consiste à vulgariser et à transmettre publiquement les connaissances scientifiques sur le climat dans l’objectif de rallier l’opinion publique à son mouvement et de faire ainsi pression sur la classe politique pour opérer des changements concrets. D’après la mobilisation qu’elle et son mouvement Fridays for Future ont entraînée, Thunberg a su inscrire le problème global des changements climatiques dans l’espace public, et ce, à une échelle internationale. C’est, d’ailleurs, ce qui lui a valu le titre de personnalité de l’année par le magazine Times19.

Cette analyse du discours écologiste de Greta Thunberg permet de cerner les causes, l’amplitude et les composantes qui ont mené à l’inscription de la crise climatique dans l’espace public. Elle permet aussi de soulever l’écart entre science et politique. Pour Thunberg, le déficit de connaissances doit être comblé de manière linéaire. La science doit motiver la politique à agir en réponse aux connaissances qu’elle lui fournit. Le modèle linéaire est explicite lorsqu’elle exprime : « C’est comme si les politiques devaient toujours être capables de répondre aux questions et ne jamais avoir le droit de dire qu’ils ne savent pas. Même quand ils n’y connaissent rien20. »

 

Les limites du modèle linéaire dans l’appréhension des changements climatiques

 

Le modèle linéaire, tel qu’il se retrouve dans la rhétorique de Greta Thunberg, s’oppose à plusieurs difficultés lorsqu’il est mis en pratique face aux réalités des changements climatiques. Dans le cadre de ce texte, je me limite à deux difficultés : le modèle linéaire est à la fois réducteur et déterministe, en plus de politiser la science et de dépolitiser la politique. Ces difficultés ont un impact certain sur l’appréhension des changements climatiques.

Dans ses premiers rapports, le GIEC définit les changements climatiques comme un excès de CO2 dans l’atmosphère. Cette définition cadre l’enjeu comme un problème environnemental global. Elle se fait toutefois taxer de « réductionnisme physico-chimique21 » et de « déterminisme environnemental22 » par des géographes des sciences. Par ces termes, celles et ceux-ci pointent du doigt la domination des sciences de la nature au sein du groupe d’expert·e·s, au détriment des sciences sociales. Les dimensions sociales, culturelles et économiques des changements climatiques sont effacées au profit d’une définition physique et chimique. Cette définition s’avère d’autant plus problématique lorsque performée par et dans le modèle linéaire.

La politologue Silke Beck montre, en 2010, qu’une définition strictement environnementale et globale du problème a longtemps marginalisé les thèmes de l’adaptation et des vulnérabilités au sein du GIEC et, conséquemment, à l’intérieur des négociations internationales23. Parce qu’il doit fournir l’état des connaissances aux politicien·ne·s, le Groupe d’expert·e·s a, dès son entrée en fonction, opté pour une approche explicative qui s’appuie sur des études présentant d’abord les faits capables d’être interprétés par les politiques (evidence-based policy). Cette approche linéaire a, comme corollaire, la division du GIEC en trois groupes de travail distincts : le groupe I présente l’évolution des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, le groupe II mesure les impacts de cette évolution sur les populations et le groupe III établit les réponses possibles à ces impacts. La définition physique et chimique des changements climatiques du groupe I vient toutefois restreindre le mandat des groupes II et III.

Dans ses premiers rapports, le GIEC mise sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre en réponse aux impacts des changements climatiques. L’adaptation et les vulnérabilités des populations sont relayées au second plan. Une politique qui prend en compte ces deux dimensions cherche à augmenter la résilience des populations les plus vulnérables aux impacts des changements climatiques. Cette politique est toutefois considérée en dernière mesure, notamment lorsque les États échouent à mettre en œuvre des politiques ambitieuses de réductions de gaz à effet de serre. La définition environnementale du groupe I, jointe au modèle linéaire d’expertise, a marginalisé cette dimension du problème, et ce, jusqu’à ce que les pays du Sud global, plus vulnérables aux impacts des changements climatiques, fassent pression pour obtenir une définition du problème qui tienne compte des questions de développement et d’équité Nord-Sud. Le GIEC a opéré une réorganisation majeure des groupes de travail à l’occasion de la publication du troisième rapport de synthèse24. Les impacts, l’adaptation et les vulnérabilités sont désormais traités au sein d’un seul et même groupe de travail, amorçant à la fois le traitement central de l’adaptation et le décloisonnement des changements climatiques de leur dimension strictement environnementale.

La politique, en s’appuyant de manière linéaire sur la science, s’expose à un traitement scientifique des changements climatiques. Le GIEC n’est pas immunisé face aux rapports de pouvoirs reliés à la production de savoirs scientifiques. L’issue du problème est directement influencée par la forme et le type de savoir mobilisés pour y faire face. Une solution à cette difficulté est d’ouvrir la production de connaissances à ces autres formes et types de savoirs. L’idée n’est pas de supprimer les sciences dites « dures » du climat (climatologie, physique, chimie, mathématique, etc.), mais bien d’ajouter des disciplines complémentaires (anthropologie, géographie, science politique, sociologie, etc.), voire de nuancer les connaissances existantes. Une telle intégration a le potentiel de redéfinir le problème des changements climatiques en évitant les angles morts, comme l’illustre la marginalisation de l’adaptation et des vulnérabilités dans les premiers rapports du GIEC. Une recherche interdisciplinaire permet de construire un dialogue entre disciplines qui fait ressurgir un type de savoir susceptible de mener à des solutions à la hauteur d’enjeux aussi complexes que les changements climatiques.

Une deuxième complication du modèle linéaire consiste à politiser la science et à dépolitiser la politique en créant des débats sur la science des changements climatiques. Le modèle linéaire suppose que plus de recherches scientifiques de meilleures qualités mèneraient nécessairement à un savoir plus fiable et crédible et permettraient au politique d’atteindre un consensus. Or, en matière de changements climatiques, cette promesse demeure inachevée.

Le politique, en basant ses décisions sur les recommandations scientifiques, induit le fardeau de la preuve sur les épaules des experts scientifiques. Les politicien·ne·s attendent des preuves scientifiques unanimes et certaines. Or, la sociologie des sciences a depuis longtemps montré que l’incertitude et les débats scientifiques font partie inhérente de la production de savoir scientifique25. À ce titre, le GIEC s’est longtemps attardé à construire une compréhension partagée de la détection et de l’attribution des changements climatiques reliés aux activités humaines. Même si ce stade semble atteint à l’échelle internationale, cette compréhension demeure matière à débat dans certains États. Aux États-Unis par exemple, l’industrie du pétrole forme l’un des lobbys les plus puissants du pays et finance certains instituts scientifiques dans le but de contredire d’autres positions scientifiques26. Le débat politique sur les changements climatiques devient, dans ce cas précis, un débat scientifique et épistémologique où différentes interprétations de la science s’affrontent. Plutôt que de conseiller le politique tel que promis par le modèle linéaire, la science se voit elle-même débattue par la politique.

Certain·e·s voient dans ces controverses une opportunité pour l’expertise de fabriquer des réponses scientifiquement inattaquables27. Le débat scientifique encourage, en ce sens, un travail toujours plus rigoureux afin de réduire les marges d’incertitudes. Ce travail va de pair avec une révision des attentes du politique vis-à-vis de la recherche scientifique. Le politique ne peut blâmer la science pour des situations auxquelles elle ne peut répondre. Sur un sujet aussi complexe que les changements climatiques, le politique doit apprendre à négocier avec l’incertitude, tout comme il compose déjà avec les certitudes.

En attendant cette révision des attentes du politique, la politisation des débats scientifiques met la science du climat sur la défensive28. Celle-ci se concentre alors à produire des preuves suffisamment convaincantes afin de répondre aux idéologies récalcitrantes, les sceptiques en matière de changements climatiques, par exemple. Ce scepticisme doit être nuancé. S’il semble opportun de développer et de maintenir en société un certain regard critique vis-à-vis de l’exercice de production de connaissances scientifiques, il en va autrement pour l’exercice d’un scepticisme idéologique et mal informé, induit par des lobbys qui ne cherchent qu’à détourner l’attention des enjeux communs. En effet, ce scepticisme rend inopérant le modèle linéaire. Le débat scientifique, chargé idéologiquement, se substitue au débat politique. La science ne peut alors remplir sa promesse de résoudre les controverses politiques et générer un consensus.

Ce problème s’est présenté assez tôt dans l’histoire du GIEC. Afin de répondre aux différentes interprétations et désaccords sur la science des changements climatiques, notamment ceux des pays en développement, les États à la Convention-cadre ont créé l’Intergovernmental Negotiating Comittee (INC, 1990), ainsi que l’Organe subsidiaire d’évaluation scientifique et technique (SBSTA, 1995). Ces organes intergouvernementaux, ralliant négociateurs, négociatrices et scientifiques, sont tous chargés de se saisir des questions politiques propres à la science des changements climatiques. C’est dans l’enceinte du SBSTA que s’est décidé, par exemple, l’enjeu méthodologique des inventaires nationaux d’émissions de gaz à effet de serre29. La création de ces organisations hybrides montre que science et politique peuvent apprendre et grandir conjointement au sein des controverses scientifiques dans l’arène climatique. Le risque pour la science de devenir un substitut au débat politique demeure néanmoins présent et problématique, non seulement parce qu’il vient politiser la science, mais aussi parce qu’il dépolitise la politique.

 

Vers un autre type de rapport à l’expertise scientifique

 

Malgré tout, ce serait tomber dans le piège du modèle linéaire que d’attribuer l’échec des négociations climatiques à cet écart entre la science et la politique du climat. S’il est raisonnable de dire que les expert·e·s scientifiques sont le pivot du régime climatique, il s’agit d’une utopie scientiste que de faire reposer entièrement sur leurs épaules la charge du débat politique. Certain·e·s sociologues des sciences font consensus : « L’impossibilité de s’en remettre entièrement aux sciences et techniques pour clore définitivement les débats est une caractéristique générale de notre époque, voire une constante à travers l’histoire30 ». Le débat sur les changements climatiques fait introduire d’autres hiérarchies, croyances et valeurs, qui dépassent largement la capacité des expert·e·s scientifiques, aussi compétent·e·s soient-elles et ils, à répondre aux demandes du politique.

Une science plus réflexive permettrait néanmoins de faire avancer les négociations sur le climat. Certains éléments d’un nouveau rapport à l’expertise scientifique ont été soulevés dans ce chapitre. La nécessité de créer un savoir interdisciplinaire qui permet de prendre en considération certains aspects occultés par les sciences dominantes du climat. Le besoin du politique de rectifier ses attentes envers les sciences du climat, notamment en rapport avec l’incertitude reliée à l’activité scientifique. Une autre piste de réflexion se situe dans la création « d’espaces dialectiques ouverts31 », où les expert·e·s scientifiques peuvent débattre et témoigner publiquement du comment et du pourquoi leurs connaissances privilégiées sont pertinentes au processus de décision politique. Plusieurs chercheuses en sciences sociales en appellent à une science « civique32 », qui répondrait davantage aux demandes sociétales et démocratiques. Car, s’il a été question majoritairement du rapport entre science et politique, il importe de préciser que toute solution démocratique aux changements climatiques passe par la volonté générale de la population, d’où l’importance de miser sur la communication de la recherche scientifique et sa vulgarisation, notamment au travers de revues influentes comme Nature et Science33. Paradoxalement, c’est ce que Greta Thunberg réalise en centrant l’attention médiatique sur l’enjeu climatique. Ce chapitre invite simplement à se méfier du piège du modèle linéaire qui, en promouvant un discours d’union des politiques derrière la science, tend plutôt à masquer les responsabilités du politique sous le spectre d’une science du climat surdéterminée.

Crédit photo : Kevin Snyman, Pixabay, https://pixabay.com/fr/photos/climatique-d-urgence-4193110/

1 Le régime climatique repose sur un « système complexe d’arènes et d’institutions qui réunit des acteurs et des partenaires de plus en plus nombreux (scientifiques, ONG, think tanks, acteurs du monde des affaires, etc.), mobilise des instruments (comptabilité carbone, indicateurs de réchauffement, mécanismes de développement propre) et voit s’affronter des intérêts économiques et des enjeux politiques variés. […] [I]l ne se réduit pas au régime juridique des relations internationales, mais établit des relations spécifiques nouvelles entre sciences, politique et marché. » Cité dans Stefan C. Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat ? : 20 ans de négociations internationales, Paris : Presses de Sciences Po, 2015, p. 17.

2 Ibid., p. 77.

3 Par politique, j’entends à la fois la et le politique dans le sens où le politique renvoie au lieu où se déroule l’activité politique, c’est-à-dire l’État et ses institutions. La politique s’inscrit, quant à elle, dans une « démarche raisonnée où l’action est pensée en vue d’un projet politique, d’une transformation de l’ordre institué ou de son maintien. » (Deslandes et al., 2012, p. 13) Le politique demeure toutefois sujet à changement selon la politique. Le politique est à repenser selon les savoirs, les expériences et les relations étudiées. C’est pourquoi il décrit également les institutions internationales ou encore les comités de citoyens. La/le politique s’inscrivent dans un rapport dynamique de définition. Charles Deslandes, Guide de méthodologie en science politique : normes méthodologiques et stratégies de recherche destinées aux étudiants et étudiantes de premier cycle, 4e éd., Montréal: Centre Paulo-Freire, 2012, p. 13.

4 Robert T. Watson, « Turning Science into Policy : Challenges and Experiences from the Science Policy Interface », Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, 360(1454), 2005, 471-477. doi.org/10.1098/rstb.2004.1601

5 David Collingridge et Colin Reeve, Science Speaks to Power, New York : St Martin’s Press.

6 Sheila Jasanoff et Brian Wynne, « Science and Decisionmaking »,. dans Human Choice and Climate Change (p.1-87), Batelle Press : Colombus, 1998 ; Sheila Jasanoff, States of Knowledge: The co-production of science and social order, London ; New York : Routledge, 2004 ; Stefan C. Aykut et Amy Dahan, op. cit.

7 Greta Thunberg, Rejoignez-nous: #grevepourleclimat, Paris : Kero, 2019.

8 Greta Thunberg, No One is Too Small To Make a Difference, London : Penguin Random House, 2019.

9 Greta Thunberg et coll., Scènes du cœur, Paris : Kero, 2019.

10 Ibid., p. 303.

11 Ibid., p. 120.

12 Ibid., p. 121.

13 Ibid., p. 133.

14 Greta Thunberg, Rejoignez-nous: #grevepourleclimat, op. cit., p. 20.

15 Dans le texte original: We don’t have any other manifestos or demands – you unite behind the science, that is our demand. ; Greta Thunberg, Penguin Random House, op. cit., p. 35.

16 Dans le texte original: When I tell politicians to act now, the most common answer is that they can’t do anything drastic because it would be too unpopular among the voters. And they are right, of course, since most people are not even aware of why those changes are required. That is why I keep telling you to unite behind the science. Make the best available science the heart of politics and democracy. ; Ibid., p. 51-52.

17 Greta Thunberg, Scènes du cœur, op. cit., p. 282.

18 Ibid., p.298-299

19 Charlotte Alter, Suyin Haynes et Justin Worland, « 2019: Person of the Year », Time Magazine, 11 décembre 2019. www.time.com/person-of-the-year-2019-greta-thunberg.

20 Greta Thunberg, Scènes du cœur, op. cit., p. 310.

21 David Demeritt, « The Construction of Global Warming and the Politics of Science », Annals of the Association of American Geographers, 91(2), 307‑337. doi.org/10.1111/0004-5608.00245

22 Mike Hulme, Why We Disagree About Climate Change: Understanding Controversy, Inaction and Opportunity. Cambridge : Cambridge University Press, 2009.

23 Silke Beck, « Moving beyond the Linear Model of Expertise? IPCC and the Test of Adaptation », Regional Environmental Change, 11(2), 2011, 297‑306. doi.org/10.1007/s10113-010-0136-2.

24 James J. McCarthy, Osvaldo F. Canziani, Neil A. David, J. Dokken et Kasey S. White, Climate Change 2001 : Impacts, Adaptation, and Vulnerability, Contribution of Working Group II to the Third Assessment Reportof the Intergovernmental Panel on Climate Change, Intergovernmental Panel on Climate Change, 2001.

25 Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Montréal: Flammarion: 2018 [1962].

26 Naomi Oreskes et Erik Conway, Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured The Truth On Issues from Tobacco Smoke to Global Warming, New York. Bloomsbury Press, 2010.

27 Sandrine Bony, « Comment le débat scientifique fait progresser l’expertise sur les rétroactions atmosphériques », dans Hervé Le Treut, Jean-Pascal Van Ypersele, Stéphane Hallegatte et Jean-Charles Hourcade (dir.), Science du changement climatique : Acquis et Controverses (p. 37-38), Paris : Iddri, 2004, 104 p.

28 Silke Beck, op. cit.

29 Stefan C. Aykut et Amy Dahan, op. cit., p. 82.

30 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris : Aubier : 2001 ; Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris : La Découverte : 1991. Cité dans Stefan C. Aykut et Amy Dahan, op. cit., p. 428.

31 Philippe Roqueplo, Climats sous surveillance : limites et conditions de l’expertise scientifique, Paris : Economica, 1993.

32 Karin Bäckstrand, « Civic Science for Sustainability: Reframing the Role of Experts, Policy-Makers and Citizens in Environmental Governance », Global Environmental Politics, 3(4), 2003, 24‑41 ; Amanda Machin, Negotiating Climate Change: Radical Democracy and the Illusion of Consensus, New York : Zed Books, 2013 ; Isabelle Stengers, Une autre science est possible!. Manifeste pour un ralentissement des sciences, Paris : Empêcheurs de penser en rond, 2013.

33 Lutz Bornmann, Robin Haunschild, et Werner Marx, « Policy documents as sources for measuring societal impact: how often is climate change research mentioned in policy-related documents? », Scientometrics, 109(3), 2016, 1477‑1495.

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