Mon enfantôme

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Mon enfantôme
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| par Siggi |

Un texte de Sabrina Zeghiche

Ce texte est extrait du cinquième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Notice biographique : Sabrina est sociologue. Après l’expérience dont elle témoigne dans ce texte, elle a décidé de changer de sujet de recherche et d’explorer la question de la (non) reconnaissance sociale du deuil périnatal.

Fin avril 2010. Je prends un bain. Les paroles de Céline Dion emplissent la pièce :

 

On ne change pas
On met juste les costumes d’autres sur soi
On ne change pas
Une veste ne cache qu’un peu de ce qu’on voit

On ne grandit pas
On pousse un peu, tout juste
Le temps d’un rêve, d’un songe
Et les toucher du doigt
Mais on n’oublie pas
L’enfant qui reste presque nu
Les instants d’innocence
Quand on ne savait pas

 

Le volume est presque au maximum. Comme si, en occupant le plus d’espace possible, la musique pouvait faire rétrécir ma douleur. Une douleur sublimée (celle de Céline) contre une douleur crue (la mienne); une douleur en rimes contre une douleur sans mots; une douleur sculptée, réfléchie, domptée contre une douleur brouillonne, bancale, indisciplinée. Mais dans le dialogue de ces deux douleurs, je trouve l’espace qu’il me faut pour vivre ce moment qui, je le pressens, marquera le début d’une nouvelle ère pour moi. Je pose mes mains sur mon ventre et je chuchote : « hang in there little fella », en espérant qu’en lui demandant de coopérer, il pourra m’aider à conjurer le pronostic du médecin. « Tu es encore avec moi, je t’ai vu et entendu lors de la dernière échographie. Tu es là, quelque part. Je sens ta présence. Un spectre encore, sans doute… le voyage est long avant que tu te joignes à nous, mais la promesse est là. Ne fais pas marche arrière, ne retourne pas dans l’autre monde, reste avec moi… reste avec nous. »

Mes prières ne seront pas exaucées.

Une semaine plus tard, le verdict du radiologue est sans appel. Et comme ça, la vie qui venait à peine d’éclore en moi s’est éteinte, dans l’indifférence générale. L’issue était inéluctable, alors il n’y avait pas lieu d’essayer de l’infléchir. L’événement était courant, alors il n’y avait pas lieu de s’y appesantir. Je n’aurai pas de réponse à mes questions : je ne saurais jamais pourquoi un tel drame est arrivé (pourquoi faire? me faisait-on sentir), je ne saurais jamais si cela risquait d’arriver encore, si j’étais condamnée à vivre des déchirements à répétition. D’ailleurs, était-ce un drame aux yeux des autres? Était-ce un déchirement? Sa vie n’avait ému personne, sa mort non plus. Rien, il ne restait plus rien, pas même le souvenir de ce qui avait été pendant près de douze semaines. Comme je le lirais plus tard, sous la plume de Marie-Josée Soubieux[1], ce non-avènement s’est transformé en non-événement.

Je suis rentrée chez moi, le ventre vide, le cœur en mille morceaux. Mes larmes n’ont pas réussi à métamorphoser cette douleur en souvenir, ni cette existence, aussi courte fût-elle, en fantôme dont j’honore la mémoire. Il ne suffit pas de pleurer ses morts pour leur octroyer le statut de fantômes. Encore faut-il qu’on vous autorise à les pleurer, qu’on les pleure avec vous, qu’on leur fasse une place dans le royaume des fantômes. Mais il n’était qu’un spectre, il n’avait pas fait son entrée parmi nous, n’avait aucune existence sociale et tout l’amour que je pouvais lui porter et toute la souffrance que je pouvais ressentir à son départ ne suffiraient jamais à lui tailler une place parmi les fantômes. En dehors de moi, il n’était rien. Ma douleur n’avait pas de nom. Ne sachant que faire de ce trou béant que personne ne semblait voir, j’ai ravalé mes larmes et décidé d’avancer de la seule façon qui m’était offerte : ne plus penser à ce drame et surtout ne pas en parler.

Le souvenir de Little Fella et celui du drame se sont entremêlés, au point de ne plus former qu’une seule entité indivisible. Sans exutoire possible, ma souffrance avait donné naissance à un monstre. Mes stratégies d’évitement se sont affûtées. Avec les années, j’ai appris à mieux anticiper les situations « à risque », à détourner certaines conversations, à changer de chaîne à la moindre scène de femme enceinte. Mais mon monde se rétrécissait et donnait lieu à ce que David Foenkinos appelle « une géographie abîmée des libertés[2] ». Plus je fuyais ce monstre, plus il prenait d’ampleur. Et il ne manquait pas de se rappeler à mon souvenir à la moindre occasion. Sa morsure instillait alors un poison que je peinais ensuite à expurger.

La morsure la plus douloureuse fut celle infligée à la naissance de mon fils. Je pensais naïvement que le souvenir du drame s’apaiserait une fois que la vie m’aurait gratifiée d’un enfant. Il n’en fut rien. En prenant mon fils dans mes bras, en sentant sa peau, sa petite main qui se referme sur mon index, j’ai pris conscience de l’ampleur de la perte. C’est ce que Little Fella aurait dû être si la mort ne l’avait pas fauché prématurément. Je n’ai jamais autant pleuré son départ qu’à la naissance de mon fils. Ce n’était plus un spectre, c’était la promesse d’un enfant. Le monstre avait planté ses griffes dans mon cœur. Désormais, il me suivrait d’encore plus près. Cette danse funeste entre le monstre et moi allait durer cinq ans.

***

Septembre 2015. Je travaille depuis plus d’un an au Centre d’études et de recherche en intervention familiale (CERIF) comme professionnelle de recherche. En postulant, je savais que l’un des axes de recherche du centre était le deuil périnatal et que s’y tenaient des groupes de soutien au deuil périnatal. Je n’avais nullement l’intention de m’impliquer dans cette thématique. Personne ne savait ce que j’avais vécu, le tabou étant toujours de mise. Au bout d’un an, on me demande de contribuer à l’élaboration, ensuite à la coordination d’un projet de recherche sur le deuil périnatal en contexte migratoire. Le moment de la collecte de données approchant, la perspective d’être confrontée à mes anciens démons me terrorise. Pour me préparer à cette épreuve, je demande à assister au groupe de soutien au deuil périnatal en tant qu’« observatrice ». Ma requête est acceptée.

Le jour J arrive. Je prends une grande respiration avant de sortir de chez moi pour me rendre au groupe de soutien. Les 20 minutes du trajet à pied me paraissent s’égrener à la fois trop vite et trop lentement. Mes jambes me portent difficilement. Mon souffle se raccourcit à mesure que j’avance. J’ai passé cinq ans à fuir le monstre; aujourd’hui, je vais à sa rencontre. Cette démarche me paraît contre-intuitive; pourtant, je sens au fond de moi qu’elle est nécessaire. Une fois devant la porte, je vois les deux animatrices du groupe, plusieurs couples et quelques femmes venues seules. Ces silhouettes me paraissent d’abord menaçantes. Leur malheur sera-t-il contagieux? Vont-elles m’aspirer avec elles dans le trou noir que je m’évertue à fuir? Je n’ose pas croiser leur regard, de peur qu’elles me reconnaissent comme l’une des leurs, que mon secret « honteux » soit démasqué. Vais-je pouvoir retenir mes larmes? Les digues vont-elles céder?

La séance commence. Les unes et les autres se présentent et expliquent plus ou moins longuement les circonstances qui les amènent au groupe de soutien. Les récits se succèdent, les larmes aussi. Tout le monde s’écoute religieusement. On distribue des mouchoirs, des regards pleins de compassion, des mots d’encouragement. Ils évoquent la colère, la tristesse, la culpabilité, la peur. Moi, j’écoute, sans rien dire. Je suis à la fois désarçonnée et enivrée par cette parole décomplexée. J’essuie mes larmes discrètement en espérant, si quelqu’un les aperçoit malgré tout, qu’il ou elle les attribue aux récits poignants des autres et non à une expérience personnelle. À la fin de la séance, nous partageons ce avec quoi nous repartons. Mon tour arrive, et portée par une force insoupçonnable, j’évoque pour la première fois ma fausse couche. Je tremble en prononçant ces mots. Je brise le silence auquel les autres (et moi-même) m’ont condamnée et j’ai l’impression, en faisant cela, de braver le plus grand des interdits. L’inconfort de cette prise de risque est immense, mais si salutaire.

Ces personnes me permettent, à travers leur parole, de me libérer des liens du monstre. C’est ainsi qu’au fil des séances du groupe de soutien, sans parler de moi, simplement en m’abreuvant des mots des autres, j’arrive à retisser le fil de mon histoire avec Little Fella, à le désencastrer du souvenir de la souffrance, à le soustraire de l’ombre que faisait planer sur lui le monstre. Dans cet espace de parole unique, je découvre un monde où nos fantômes sont reconnus, accueillis et honorés. J’apprends désormais à apprivoiser ma peur, ma douleur et à laisser le fantôme de Little Fella prendre forme petit à petit. Je le porterai à présent en moi, je ne m’en détournerai plus. Nous sommes à jamais lié·e·s.

Je lui dédie ces mots. Je les écris pour honorer sa mémoire. La mémoire d’un fantôme dont on m’a d’abord privée, que j’ai ensuite fui, mais que j’ai fini par retrouver. Mon enfantôme.

[1] Marie-Josée Soubieux, Le berceau vide : deuil périnatal et travail du psychanalyste, Toulouse, Erès, 2013.

[2] David Foenkinos, Numéro deux, Paris, Gallimard, 2022.

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