Misères et splendeurs des monnaies virtuelles : entrevue avec un investisseur Bitcoin

Économie
Misères et splendeurs des monnaies virtuelles : entrevue avec un investisseur Bitcoin
Entrevues
| par Miruna Craciunescu |

Cette entrevue réalisée en octobre 2017 vise à éclairer le phénomène de l’émergence des monnaies virtuelles, en accordant une attention particulière aux prémisses idéologiques qui ont favorisé le développement du bitcoin en tant que devise mondiale, détachée de toute affiliation gouvernementale et destinée à demeurer disponible en quantité limitée. Jamie Robinson, qui a fondé en 2012 la compagnie QuickBT Processing Inc. afin de faciliter l’acquisition sécuritaire de cette monnaie sur le marché canadien, explique ici les difficultés auxquelles font face les promoteurs du bitcoin dans leur tentative de s’implémenter sur le marché canadien.

Plus généralement, les campagnes d’intimidation dont il a fait l’objet de la part des banques avec lesquelles il a fait affaire nous invitent à nous interroger sur les limites auxquelles se heurtent les tentatives de renouvellement du système économique lui-même, dont les grands conglomérats sont peu susceptibles de favoriser l’émergence de véritables compétiteurs. Son intervention laisse peu de doutes quant à la capacité que pourraient avoir les cryptomonnaies de remplacer les institutions bancaires actuelles dans un avenir rapproché.

 

Miruna Craciunescu : En quoi consistent tes activités et comment es-tu entré sur le marché du bitcoin?

Jamie Robinson : Cela faisait plusieurs années que je créais des compagnies en ligne. J’ai découvert les bitcoins autour de 2012-2013, et je me suis rapidement aperçu qu’il était très difficile d’en acheter. J’ai décidé de créer un site web permettant de faciliter le processus d’achat partout au Canada, principalement pour initier les Canadien·ne·s au marché des bitcoins pour la première fois. La limite d’achat est basse, elle est fixée à un maximum de 200 $ par personne par jour. Ce compromis nous permet de faire en sorte que l’achat des bitcoins est beaucoup plus facile. Depuis 2013, la compagnie fonctionne très bien, même si les institutions financières en place ne nous ont pas facilité la vie… Mais le gouvernement canadien a manifesté son soutien à ce secteur d’activités à plusieurs reprises, en produisant des communications officielles, à propos du système d’imposition du bitcoin par exemple. Il importe d’avoir des règles d’imposition claires pour s’assurer de la légalité d’un commerce, pour qu’il soit officiellement reconnu.

 

MC : Si j’ai bien compris, ton site web est seulement accessible aux Canadien·ne·s?

JR : On peut y accéder partout dans le monde, mais pour effectuer un achat, les utilisateurs et utilisatrices doivent donner un numéro de téléphone canadien sur lequel ils reçoivent un code de confirmation sous la forme d’un message texte. Cela permet de vérifier qu'ils et elles se trouvent bien au Canada.

 

MC : Mais vous ne demandez pas un numéro de passeport qui confirme la citoyenneté canadienne?

JR : Non. Nous avons suivi les recommandations prodiguées par le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada. Ces règlements font en sorte qu’il est difficile d’effectuer des transactions en ligne de plus de 1000 $. En fixant la limite d’achat à 200 $, nous n’avons pas besoin de vérifier l’identité des utilisateurs et utilisatrices du site web, et cela facilite le processus d’achat. Cela permet également de rassurer ceux et celles qui ne voudraient pas inscrire des informations confidentielles à ce type de plateformes financières, comme leur numéro de passeport ou une copie de leur permis de conduire.

 

MC : Tu as dit que le gouvernement du Canada a manifesté son soutien aux entreprises Bitcoin? De quelle manière?

JR : Cela s’est surtout effectué à travers des rapports officiels, de la part de l’Agence de revenu du Canada par exemple. Les bitcoins sont des investissements comme les autres, soumis à un taux d’imposition semblable à celui de n’importe quelle transaction boursière, ce que le gouvernement a clarifié dans les dernières années. Le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, qui est chargé d’investiguer les transactions douteuses et de combattre les réseaux financiers illicites servant par exemple à financer des activités terroristes ou le commerce de drogues, surveille également l’activité de commerces comme le nôtre, c’est-à-dire spécialisés dans l’achat ou dans la vente de devises, d’argent ou de monnaies. On appelle cela des entreprises de services monétaires (EMS), un terme qui regroupe plusieurs activités telles que les opérations de change, les transferts de fonds, l’encaissement ou la vente de mandats. Toutes les EMS canadiennes doivent s’enregistrer auprès de cet organisme. Le problème, c’est que les trois catégories existantes d’EMS ne prévoyaient pas l’existence de cryptomonnaies, ou de commerces spécialisés dans la vente ou dans l’achat d’argent virtuel. Dans le budget de 2015, le gouvernement fédéral a inclus une quatrième catégorie qui correspond à ces activités. Dans l’ensemble, ces deux actions ont grandement contribué à rassurer les investisseurs et investisseuses sur la légalité de ce commerce.

 

MC : Tu as également mentionné que le gouvernement a protégé ton site web des activités d’un pirate informatique?

JR : Il s’agissait en vérité du FBI. Notre site web a été protégé contre un vol et la personne en question a été arrêtée.

 

MC : Tu mentionnes que les institutions financières existantes ne voient pas d’un bon œil des commerces comme le tien, à la différence du gouvernement fédéral, qui est plus ouvert à l’existence d’un marché de monnaies virtuelles sur le territoire canadien. J’imagine que les banques canadiennes te voient comme un compétiteur et qu’elles sont réticentes à t’offrir leurs services. Y a-t-il une loi au Canada qui obligerait les banques à offrir leurs services à tout le monde?

JR : Le gouvernement n’est pas encore intervenu à ce niveau. Tu as raison pour ce qui est de la réticence des banques à faire affaire avec des EMS spécialisées dans la vente et dans l’achat de cryptomonnaies : nous sommes des concurrents. Et, comme tous les investisseurs et investisseuses Bitcoin, j’ai beaucoup de difficulté à maintenir un compte personnel ou un compte d’entreprise. Les banques canadiennes ont décidé, de façon unilatérale, qu’elles n’allaient pas faire affaire avec les compagnies de cryptomonnaies. Il n’y a aucune information publique à ce sujet. Chez Desjardins, une note à l’interne le disait très clairement en octobre 2017, informant toutes les succursales : ne faites pas affaire avec les investisseurs et investisseuses Bitcoin. Aussitôt que la banque soupçonne qu’un client ou une cliente possède un commerce Bitcoin, une lettre lui est envoyée l’informant que son compte sera fermé et qu’il ou elle doit transférer l’ensemble de ses avoirs dans une autre institution bancaire.

 

MC : Si j’ai bien compris, Desjardins n’est pas la seule institution bancaire à adopter cette politique?

JR : Non. Ça m’est arrivé avec beaucoup de banques. Parfois, la décision intervient très rapidement, dans l’espace de quelques semaines. D’autres fois, ça prend plus de temps. Par exemple, je suis parvenu à garder un compte TD pendant trois ans. Puis, sans prévenir, un département haut placé décide qu’ils ne veulent plus m’offrir leurs services à l’avenir, et depuis, j’ai été banni de TD à vie, ce qui est une forme d’intimidation particulièrement efficace pour les commerces de petite et moyenne taille. En adoptant cette stratégie, les banques contribuent naturellement à dissuader ceux et celles qui veulent investir dans les cryptomonnaies, dans la mesure où tous les entrepreneurs qui s’occupent de la vente et de l’achat de ces devises risquent de se faire exiler personnellement de toutes les banques canadiennes. C’est un comportement anti-compétitif qui ralentit considérablement l’entrée du Canada dans le marché des cryptomonnaies.

 

MC : Tu as essayé d’entrer en communication avec ces banques?

JR : Oui. Elles sont complètement fermées au dialogue. La fermeture du compte est finale et sans appel. Elles ne fournissent aucune explication.

 

MC : À ton avis, quelle est l’explication officielle que les banques pourraient donner pour justifier ce type de comportements?

JR : La Loi sur les banques (1991) soumet les institutions bancaires à un ensemble de régulations qui les oblige à surveiller les activités de leurs clients et clientes pour s’assurer qu’ils et elles ne se livrent pas à des commerces illicites. La circulation de cryptomonnaies génère souvent des craintes à ce sujet – à tort dans le cas des bitcoins, dont les transactions sont retraçables en tout temps. La volatilité des cryptomonnaies constitue un autre motif qui est souvent évoqué. Étant donné qu’il s’agit d’un secteur d’activité à haut risque, les banques ne veulent pas compromettre leur licence bancaire en faisant affaire avec des clients spécialisés dans ce type de commerce.

 

MC : Et d’un point de vue légal, tu as dit que le gouvernement n’a pas encore adopté de mesures pour prévenir ce type de comportement de la part des institutions bancaires?

JR : J’ai contacté le Bureau du surintendant des institutions financières de l’Ontario pour l’informer de ces problèmes, je n’ai pas encore reçu de réponse. Mais je crois que le gouvernement pourrait intervenir pour protéger les entreprises de cryptomonnaie un peu comme il protège les caisses populaires avec la Loi sur les caisses d’épargne et de crédit de 1988. Il devrait modifier la Loi sur les banques de 1991 pour garantir un accès équitable aux services bancaires à tout le monde. Autrement, étant donné qu’elles détiennent le monopole des activités financières, les banques peuvent décider d’éliminer leurs compétiteurs.

 

MC : Et j’imagine qu’une compagnie comme la tienne a besoin d’un compte bancaire traditionnel pour poursuivre ses activités?

JR : Lorsqu’ils achètent des bitcoins à partir de notre plateforme, nos client·e·s paient avec leur carte débit, et la somme est transférée de leur compte chèques ou de leur compte épargne jusqu’à notre compte d’entreprise. Les institutions bancaires traditionnelles constituent donc un intermédiaire d’un côté comme de l’autre.

 

MC : Il n’y aurait pas de possibilité de contourner cet intermédiaire?

JR : Pour l’instant, non. Interac est un système direct et décentralisé, ouvert aux cryptomonnaies, mais il faut quand même déposer l’argent dans un compte chèques, même si les transactions ne s’effectuent pas à travers un réseau bancaire.

 

MC : Et tu crois que les banques exploitent cet avantage pour freiner la croissance du marché des monnaies virtuelles?

JR : Leurs décisions manquent de transparence, mais il s’agit évidemment d’une spéculation de ma part lorsque je dis que leur mode de fonctionnement reflète une attitude hostile à la compétition. Mais elles se trouvent dans une situation de conflit d’intérêts, et si ces institutions voulaient réellement s’assurer de respecter la Loi sur les banques, au lieu de fermer systématiquement tous les comptes des investisseurs et investisseuses Bitcoin, elles ouvriraient un rapport d’enquête sur leurs activités, elles ne seraient pas aussi hostiles au dialogue…

 

MC : C’est pour cela que tu considères qu’il s’agit de tactiques d’intimidation. Le gouvernement devrait intervenir pour protéger les entrepreneurs.

JR : Cette attitude de la part des banques est aussi dommageable pour l’économie canadienne. L’indice boursier de Toronto est une référence sur le plan international, et son marché financier peut entrer en compétition avec celui de la Bourse de New York par exemple, mais pour maintenir cette avance, le Canada doit être ouvert à l’innovation et au développement de nouvelles ressources financières. Le pire, c’est que les banques canadiennes ont des départements entiers consacrés à la recherche et au développement de cryptomonnaies comme les bitcoins : cette recherche existe, et il est probable que les banques se mettent à offrir ces services d’investissement très bientôt. Seulement, si c’est le cas, au lieu de constituer une solution de rechange aux plateformes financières traditionnelles, les cryptomonnaies seront simplement intégrées au système monétaire actuel.

 

MC : Mis à part Desjardins et TD, ça t’est arrivé avec combien de banques?

JR : La première a été la Banque de Montréal. En 2014, j’ai ouvert un second compte à la CIBC parce que certain·e·s de mes client·e·s avaient des problèmes avec leur banque : on menaçait de fermer leur compte bancaire s’ils continuaient à acheter des bitcoins. À la CIBC, je me suis renseigné. J’ai été très transparent dans mes démarches, j’ai même parlé à la vice-présidente responsable des petites compagnies pour m’assurer que cette banque n’avait aucun problème avec les bitcoins. Les employés n’avaient pas l’air de comprendre pourquoi il pourrait y avoir un problème… J’avais déjà commencé à effectuer une transition vers la CIBC quand la Banque de Montréal m’a envoyé une lettre pour m’annoncer qu’ils allaient fermer mon compte d’entreprise. Une semaine plus tard, la CIBC m’a annoncé que j’avais soixante jours pour fermer mon compte, et c’est là que je me suis tourné vers TD Canada Trust. À TD, j’ai adopté une autre stratégie, j’avais seulement un compte chèques, je ne me suis pas manifesté d’aucune manière pour éviter d’attirer l’attention. Trois ans plus tard, j’ai reçu la même lettre m’annonçant qu’« après une enquête approfondie » [careful review], ils avaient décidé de fermer mon compte. Mais il n’y a pas eu d’enquête, du moins à ma connaissance, ils n’ont jamais essayé d’entrer en communication avec moi…

 

MC : Crois-tu que les cryptomonnaies pourraient en venir à remplacer entièrement les institutions bancaires?

JR : La poste n’a pas disparu depuis la création des courriels, mais son fonctionnement a dû s’adapter aux nouvelles réalités imposées par l’explosion du marché des télécommunications. Ce serait la même chose pour les banques. Elles perdraient potentiellement une grande partie de leurs profits si leur clientèle se tournait massivement vers les cryptomonnaies. Les frais de transaction, les frais annuels… tout cela, ça n’existe pas dans le marché des bitcoins.

 

MC : Cela m’amène à une question que je voulais te poser un peu plus tôt. De manière générale, quel est l’avantage des bitcoins par rapport aux institutions financières traditionnelles? Pour l’instant, l’insertion dans ce marché peut comporter des risques importants auxquels on ne s’expose pas en ayant un compte chèques en devises canadiennes, par exemple. Les gens qui possèdent des bitcoins n’ont aucune garantie que le prix auquel ils et elles les ont achetés demeurera stable. Aucun gouvernement ne régule leur valeur ou leur fluctuation.

JR : Pour moi, l’avantage quand j'investi, c’est que je sais combien de bitcoins sont en circulation, et combien il y en aura à l’avenir. La production des bitcoins est régulée par des calculs mathématiques fixes. En ce moment, leur nombre s’élève à peu près à 16 millions, et il y aura, en tout, environ 21 millions de bitcoins en circulation dans le monde. Le chiffre lui-même est arbitraire, mais en ce moment, on ne sait pas combien d’argent canadien est en circulation dans le monde, comme cette information n’est plus accessible au public, et je n’ai aucune idée combien de trillions de dollars seront imprimés dans ma vie.

 

MC : Donc le marché des bitcoins est plus transparent.

JR : Oui, et une fois que tu es déjà dans le marché des bitcoins, c’est comme avoir une adresse courriel : il n’y a plus d’intermédiaire. Tu peux envoyer des courriels à qui tu veux, et il n’y a pas de coûts ou de limite associés au nombre de courriels que tu peux envoyer. Ce n’est pas le cas actuellement avec les transactions monétaires à travers le monde.

 

MC : La possession de bitcoins peut soulever des problèmes de sécurité par contre. Sur un plan personnel, en pouvant y accéder aussi rapidement et de manière directe, c’est comme si un·e millionnaire se promenait toujours avec tout son argent sur lui ou sur elle. Il y a aussi des problèmes de piratage, on peut potentiellement s’exposer à des vols virtuels, et aucune assurance ne permet de récupérer son argent.

JR : Il faut conserver ses codes d’accès quelque part pour avoir accès à ses bitcoins, et le premier problème qui se pose concerne évidemment l’endroit où on entrepose ces codes. S’ils sont sur des réseaux informatiques, il faut savoir les protéger des pirates; s’ils sont imprimés quelque part sur une feuille, il faut la conserver dans un coffre-fort, ou dans une banque… Tu peux diviser les codes d’accès en sept et les entreposer dans des endroits différents, et décider par exemple qu’il t’en faut quatre sur sept, ou bien sept sur sept, pour avoir accès à ton compte. Mais même quelqu’un·e qui prend toutes les précautions nécessaires pour sécuriser ses codes peut potentiellement s’exposer à des attaques personnelles de la part d’un criminel, ou d’un groupe criminel, qui chercherait à extorquer ces fonds.

 

MC : Autrement dit, ceux et celles qui achètent sur ton site web sont responsables de protéger leurs propres bitcoins. Une fois la transaction effectuée, tu n’assumes aucune responsabilité de ce côté-là.

JR : Exact. Personnellement, je ne garde presque aucun bitcoin sur QuickBT, parce que des pirates informatiques tentent constamment de craquer mes codes. Pour procéder à la transaction, les acheteurs et acheteuses doivent d’abord télécharger leur portefeuille Bitcoin sur un ordinateur qui est exempt de virus, ou sur un téléphone intelligent. Les iPhones constituent une option excellente, ils permettent de générer un numéro de compte Bitcoin, et on peut l’inscrire quelque part sur une feuille de papier, c’est sécuritaire.

 

MC : Ça, ce sont des problèmes qui concernent plutôt les investisseurs et investisseuses qui possèdent beaucoup de bitcoins ou les client·e·s de ton site?

JR : Sur mon site, c’est arrivé très rarement, peut-être une fois ou deux fois, que des clients ou des clientes se soient créé·e·s un portefeuille Bitcoin sur un ordinateur qui avait un virus. Lorsque QuickBT a transféré les bitcoins sur leurs ordinateurs, ils et elles ont immédiatement perdu ce qu’on leur avait transféré, et contrairement à une banque, on ne peut pas les rembourser en cas de fraude. Les clients et clientes peuvent toujours décider d’entreposer leurs bitcoins dans des banques, car il y a des banques qui offrent ces services, mais on perd dans ce cas une grande partie des avantages liés aux cryptomonnaies.

 

MC : Est-ce que tous les bitcoins possèdent la même valeur? Ou y a-t-il des fluctuations à l’intérieur de ce système? Tu as mentionné que tous les bitcoins conservent en mémoire l’ensemble des transactions qu’ils ont effectué. Si jamais on entre en possession d’un bitcoin qui a servi précédemment à des transactions illégales, ou qui a été piraté, est-ce que cela contribue à le dévaluer?

JR : Toutes les transactions sont du domaine public et sont liées les unes aux autres à travers la cryptographie. Mais il y a plusieurs moyens d’obscurcir ces voies. Les acheteurs et acheteuses acquièrent seulement la dernière partie d’un bitcoin, celui qui lie les deux dernières transactions les unes aux autres. Ils et elles ne possèdent pas de numéro de série de leur bitcoin en particulier. Les bitcoins peuvent se mélanger les uns aux autres. Par exemple, si dix individus envoient un bitcoin ou une partie d’un bitcoin dans le même compte presque en même temps, et qu’après le propriétaire du compte effectue un transfert, on ne sait pas lequel de ces dix bitcoins a été transféré à ce moment-là. C’est un moyen de « blanchir » les bitcoins en quelque sorte, comme un blanchiment d’argent. La différence, c’est que ça fonctionne uniquement avec des petites sommes. Les grosses sommes sont faciles à retracer : si 100 bitcoins sont envoyés dans un compte en même temps et qu’ils repartent rapidement, cela se remarque. La police peut interroger les propriétaires de ces plateformes Bitcoin et leur demander le numéro du compte qui a effectué ce genre de transactions.

 

MC : Donc c’est comme ça que les pirates informatiques peuvent profiter du système Bitcoin, même si en théorie, les bitcoins sont entièrement retraçables.

JR : Oui, quelqu’un·e peut transférer un bitcoin volé dans plusieurs comptes, puis le retirer à un distributeur automatique. Mais encore une fois, tout est retraçable, donc si une enquête est en cours sur une activité de piratage informatique, ou sur une transaction illégale, ce n’est pas le meilleur moyen d’échapper à des poursuites judiciaires. Et cela vaut aussi pour l’évasion fiscale.

 

MC : Parfait. Y a-t-il quelque chose d’autre que tu aimerais dire au lectorat, à propos de cette industrie?

JR : Cette technologie est extrêmement complexe, mais d’une certaine façon, miraculeuse. Il ne faut pas sous-estimer les possibilités sur lesquelles elle peut déboucher. On ne devrait pas chercher à mettre un terme à cette technologie parce que les cryptomonnaies peuvent déstabiliser notre système financier actuel. C’est un système beaucoup plus égalitaire. En général, les gens qui paient le plus de frais bancaires annuels sont aussi ceux et celles qui ont les plus faibles revenus : 20 $ à 30 $ par mois, c’est un montant élevé pour les familles en situation financière précaire.

 

MC : Et il n’est pas nécessaire d’acheter un bitcoin entier pour entrer dans ce marché?

JR : Non, en effet. Le prix des bitcoins s’élève en ce moment à 5500 $ CA [le 5 octobre 2017], mais tu peux acheter 5 $ de bitcoins par exemple. Tout ce dont tu as besoin pour entrer dans le marché, c’est un téléphone intelligent et un accès à Internet. Ce n’est pas un système basé sur la permission ou l’obligation de l’utiliser…

 

MC : Et il semblerait que les économies émergentes soient les premières à profiter de ce système?

JR : Ici, on tient pour acquis que l’on peut posséder un compte bancaire, que nos investissements ou nos avoirs sont sécurisés, mais ce n’est pas le cas dans beaucoup de pays où la devise locale est extrêmement volatile ou pour beaucoup de gens qui n’ont pas d’identité à proprement parler. Il faut être en règle avec ses papiers pour pouvoir ouvrir un compte bancaire, il faut posséder des documents légaux… cela empêche toute une couche de population issue de milieux défavorisés de sécuriser leurs avoirs, d’épargner ou d’investir pour ouvrir une petite entreprise, parce que cela les oblige à utiliser uniquement de l’argent comptant. Quelqu’un·e qui connaîtrait les codes d’accès à son compte Bitcoin aurait accès à de l’argent virtuel en tout temps, qui serait difficile à voler.

 

MC : Et plusieurs devises étrangères sont plus volatiles que les cryptomonnaies.

JR : Le Zimbabwe est un très bon exemple. En 2008, l’hyperinflation avait atteint des niveaux astronomiques parce que le gouvernement n’arrêtait pas d’imprimer de la monnaie, qui ne valait plus rien. Mais pour les personnes à faible revenu, les cryptomonnaies constituent également une plateforme financière intéressante dans un pays stable comme le Canada, où les clients et clientes bancaires qui paient proportionnellement les frais les plus élevés sont précisément ceux et celles qui souffrent de précarité économique.

 

MC : Mais il n’y a pas de carte de crédit dans le système Bitcoin.

JR : Bitcoin est un système ouvert. Pour l’instant, personne n’a encore créé la technologie ou les institutions qui permettraient de lier des bitcoins à un système de crédit, mais théoriquement, n’importe qui pourrait l’ajouter au protocole existant. Les nouveaux services bancaires qui seront créés dans les prochaines années devront pouvoir rivaliser avec le marché des cryptomonnaies. Si les banques décident de charger des frais mensuels pour sécuriser des bitcoins, comme c’est le cas en Suisse par exemple pour une banque fédérale qui génère elle-même les numéros de compte Bitcoin de ses clients, ces institutions financières devront offrir des services supplémentaires à leur clientèle, qu’elle ne pourrait pas se procurer par elle-même.

 

MC : Seulement, il faut que les utilisateurs et utilisatrices aient confiance dans la valeur intrinsèque des cryptomonnaies pour investir dans ce secteur financier.

JR : C’est aussi le cas avec le système actuel. En elle-même, notre devise n’a pas davantage de valeur intrinsèque que l’or ou tout autre objet qui ferait office de monnaie.

 

MC : L’étymologie du mot « crédit » illustre bien ce concept. Credo : je crois…

JR : Toutes les institutions bancaires fonctionnent selon un système de confiance. La valeur du dollar canadien provient essentiellement du fait que les Canadiens et Canadiennes utilisent leur devise nationale sur une base quotidienne, ce qui est normal, puisqu’il n’y a pas vraiment de solution de rechange sur notre territoire… Si notre devise commençait à se dévaluer, comme ça peut arriver avec toutes les monnaies – on prédit depuis longtemps l’arrivée d’un nouvel effondrement des marchés boursiers, on n’est jamais vraiment sortis de la crise de 2008 –, alors il est probable que les Canadiens et Canadiennes se mettent à investir massivement dans les cryptomonnaies.

 

MC : Et en théorie, les bitcoins pourraient remplacer les devises nationales, même si la limite supérieure des bitcoins est fixée à 21 millions d’unités?

JR : Ces unités peuvent elles-mêmes être séparées en un système à 8 décimales. C’est un peu comme l’argent en espèces. Si tu effectues un retrait à la banque, tu peux demander de le recevoir en billets de 5, 10, 20, 100 $… Actuellement, la plus petite unité s’appelle le satoshi. Elle porte le nom de l’inventeur du bitcoin, et sa valeur équivaut à 0,000 000 01 bitcoin. Au jour le jour, si la plupart des transactions s’effectuaient en bitcoins, on calculerait en bitcents (cBTC). Sur mon site, actuellement on peut acheter au maximum 37 000 « bits », ce qui équivaut à 220 $.

 

MC : Mais le prix fluctue énormément.

JR : Durant les 52 dernières semaines, le prix du bitcoin a plafonné à 6300 $, alors qu’au plus bas, il était à 800 $.

 

MC : En une même année?

JR : Oui. C’est basé uniquement sur l’offre et la demande. Il n’y a aucun organisme qui régule le prix du bitcoin. Théoriquement, si tous les investisseurs et investisseuses Bitcoin décidaient de vendre leurs devises, le prix pourrait chuter à 0.

 

MC : Donc ce n’est pas le meilleur moyen d’épargner dans l’immédiat.

JR : Pour minimiser le risque de perdre de l’argent, il vaut mieux avoir un horizon d’investissement de plusieurs années. Mais dans les dernières années, sa valeur a augmenté considérablement, beaucoup plus que celle de n’importe quelle devise nationale. C’est comparable à des actions cotées en cents [penny stock] pour ce qui est de la volatilité.

 

MC : Si une compagnie voulait effectuer ses transactions uniquement en bitcoins, cette volatilité constitue également un risque important…

JR : Oui, une compagnie chinoise qui achèterait 1000 machines à laver en utilisant des bitcoins évalués à 6300 $ perdrait de l’argent si, au moment de vendre les machines à laver, le prix des bitcoins avait chuté à 5500 $. C’est un des risques des cryptomonnaies. Mais il y a beaucoup d’avantages. En Chine justement, la circulation des devises est soumise à un contrôle très strict, et les citoyens et citoyennes ne peuvent pas choisir de transférer leurs avoirs en-dehors de la Chine, ou d’échanger leurs yuans pour des dollars américains. Beaucoup de personnes choisissent d’investir dans le marché immobilier à l’étranger – par exemple à Toronto ou à Vancouver – pour sortir leur argent du pays. Le système Bitcoin n’est pas lié à un territoire physique : on ne peut pas en bloquer la circulation. En réalité, en ce moment, peu de gens utilisent des bitcoins en guise de monnaie. Environ 15 millions de bitcoins sont détenus par des investisseurs et investisseuses à long terme.

 

MC : Et il y a des ATM qui permettent d’échanger les bitcoins contre des devises nationales?

JR : Oui, il y en a à peu près 1000 au Canada, dont plusieurs à Montréal. Il suffit de montrer un code-barres à la caméra du distributeur automatique, qui va le lier à ton portefeuille Bitcoin, et ton téléphone peut calculer à combien s’élèverait la transaction. Le coût du service peut être assez cher. De l’ordre de 40 $ pour un retrait de 800 $, par exemple… Il y a des plateformes en ligne qui offrent des prix beaucoup plus compétitifs.

 

MC : Mais on ne peut pas vendre de bitcoins à partir de ton site web.

JR : Non. C’est un moyen pour moi de protéger ma compagnie, qui ne permet à personne d’échanger des bitcoins qui auraient été volés ou qui auraient servi à blanchir de l’argent par exemple, contre des dollars canadiens… Mais j’ai aussi fait ce choix parce que je voulais faciliter l’accès à ce marché pour les Canadiens et Canadiennes.