Médias émergents et couverture internationale du Moyen-Orient

International
Médias émergents et couverture internationale du Moyen-Orient
Analyses
| par Théophile Vareille |

« Yémen, la guerre oubliée » (1). « Yémen, la guerre occultée » (2). Voilà deux titres comme l’on en rencontre souvent aujourd’hui dans la presse, sans s’interroger pour autant sur le pourquoi de cette invisibilité médiatique. Plusieurs concepts permettent pourtant d’expliquer les disparités de la couverture de l’actualité internationale par les médias occidentaux.

La mort kilométrique en est un (3). Ce concept provenant de la loi de proximité, entré à l’école de journalisme il y a une quinzaine d’années, stipule que plus une actualité meurtrière se déroule près du public, plus son intérêt pour cette nouvelle augmente. Mais ce concept à lui seul ne suffit pas à expliquer pourquoi la couverture d’une seule région, le Moyen-Orient, est déséquilibrée. Pourquoi, par exemple, le Yémen reçoit moins que la Syrie? Pourquoi, à l’intérieur même de ces pays, certains enjeux sont mis en avant ou délaissés par nos médias? À force d’être une « guerre oubliée » à la une de nos journaux, la guerre au Yémen n’en est plus une. Néanmoins, que dire de la Libye, retombée dans l’anonymat après un pic d’attention de la communauté internationale début 2011? Pour expliquer ces disparités, nous nous intéresserons aux conditions de travail des journalistes dans ces territoires en guerre ou instables.

L’intérêt que le public québécois porte à la Syrie, au Yémen et à la Libye a grandement évolué ces six dernières années, comme l’illustre le nombre de recherches effectuées sur Google au sujet de ces trois États.

En Syrie, depuis l’ouverture du conflit courant datant de 2011, on dénombre 207 000 morts civiles (4), plus de six millions de déplacé·e·s internes (5), cinq millions de réfugié·e·s (6), et une fluctuation de l’attention publique. Aujourd’hui, la Syrie est le théâtre d’un conflit larvé, auquel prennent part des forces kurdes, des rebelles, des milices irakiennes, une armée syrienne, le Hezbollah, l’État islamique, le Hetech (ex-Front al-Nosra), et ce, sous les bombes françaises, américaines et russes. Au Québec, Google nous informe que c’est en août et septembre 2013, octobre et novembre 2015, et en avril 2017, que le public s’est le plus intéressé à la Syrie (7).

En Libye, les émeutes débutent en février 2011 et se propagent très rapidement à travers le pays. Benghazi, deuxième ville en importance au pays, tombe aux mains des insurgé·e·s le 21 février et devient le siège du Conseil national de transition (CNT), qui a pour rôle d’« exercer le pouvoir lâché par Kadhafi pour mettre en place la démocratie (8) ». Le 10 mars de la même année, la France reconnaît le CNT comme gouvernement officiel de la Libye et enclenche une intervention militaire aéronavale de l’ONU le 19 mars. Mouammar Kadhafi est capturé et tué par des rebelles à la fin octobre, et quelques jours après, le 23 octobre 2011, Moustapha Abdel Jalil, président du CNT, proclame la libération de la Libye et la fin de la guerre civile. Moustapha Abdel Jalil passe le relais après 10 mois, et succèdent au CNT un Congrès national général, une Chambre des représentants, et un parlement libyen. La Libye est un État failli, coupé en deux entre le gouvernement national de Fayez el-Sarraj basé à Tripoli et reconnu par l’ONU et le gouvernement de Tobrouk, soutenu par le général Haftar, contrôlant le sud et l’est du pays. Les tribus touaregs contrôlent une partie de l’ouest libyen, alors que des milices locales restent à la tête de poches de territoires. Une situation confuse et qui indiffère l’opinion publique. Après un premier pic d’attention en mars 2011, et un regain d’intérêt entre août et octobre de la même année, la Libye est oubliée des internautes québécois·es depuis maintenant 6 ans (9).

Au Yémen, l’actualité qui nous intéresse est plus récente. Le printemps arabe s’y manifeste début 2011 : une révolution déloge Ali Abdallah Saleh, alors président depuis 22 ans. Abd Rabbo Mansour Hadi est élu et lui succède ainsi, mais démissionne deux ans plus tard, alors que le mouvement chiite houthiste envahit le palais présidentiel. En mars 2015, l’Arabie saoudite constitue une coalition sunnite et entame le bombardement de positions tenues par les rebelles houthis et leurs allié·e·s pro-Saleh. Le Yémen est aujourd’hui divisé en trois, l’ouest étant aux mains des Houthis et des pro-Saleh, le reste sous contrôle des forces loyales pro-Hadi, mis à part un large corridor sous la mainmise d’Al-Qaïda dans le Centre-Est, allant de la frontière saoudienne au Golfe d’Aden (10). État failli, le Yémen? Il en prendrait le chemin (11). Google, toujours, nous fait savoir que les Québécois·es ont connu deux pics d’intérêt pour le Yémen : en février 2011, et entre janvier et mars 2015 (12).

Pour ce qui est de l’attention publique, nous nous exprimons en termes relatifs, car la Syrie monopolise l’attention depuis novembre 2011, faisant de manière continue l’objet de plus de recherches Google que la Libye ou le Yémen (13).

Un coup d’œil au nombre d’articles publiés au Québec sur ces sujets laisse paraître que les médias écrits semblent suivre ces tendances (14). Notre base de données (Factiva) n’incluant pas tous les titres québécois, les chiffres à suivre ne servent qu’à donner un ordre de grandeur. Entre le 1er janvier 2011 et le 1er septembre dernier, 1800 articles mentionnant la Syrie sont dénombrés, avec deux légers pics pour les périodes 2012-2013 et 2015-2016; 697 pour la Libye avec 356 articles en 2011 et moins de 100 par année depuis; 231 pour le Yémen avec deux pics, en 2011 et 2017. À attention publique inégale donc, couverture médiatique inégale. Et l’on pourrait toujours descendre d’échelle, à l’intérieur de chacun de ces pays, et trouver des situations faisant l’objet de traitements médiatiques inéquitables.

Avant de s’attaquer aux questions qui nous intéressent, évacuons celles que nous ne pourrons pas traiter ici. Quels facteurs amènent l’opinion publique ou la presse à s’intéresser à un sujet? Qui de l’opinion publique ou de la presse influence l’autre?

Une explication que nous ne pourrons pas développer est celle des intérêts étatiques, par exemple. Le Yémen recevrait ainsi moins d’attention médiatique car ce ne serait pas dans l’intérêt de la Grande-Bretagne, de la France ou de l’Allemagne. Ces États vendent à l’Arabie saoudite des armes pour mener son effort de guerre au Yémen. Ils préfèrent donc voir dans les journaux les défaites de l’État islamique en Irak plutôt que le désastre humanitaire yéménite (15).

Cette thèse géopolitique est intéressante, mais reste trop distante de la réalité du terrain, soit la réalité économique du journalisme. C’est sur cet aspect que nous allons nous focaliser. Observer les coulisses du métier de reporter et des pratiques des médias occidentaux dans ces zones instables du Moyen-Orient nous permet de mieux comprendre quel accès, direct ou indirect, ont nos médias à ces territoires. Ainsi, nous pouvons mettre en contexte l’état de la couverture internationale de la région dans nos médias, et nous interroger sur ses évolutions à venir.

Réalité du terrain, risques et dangers

La mort de deux reporters français et de leur « fixeur » (16) syrien en juillet dernier, à la suite d’un reportage en Irak, à Mossoul, rappelle à la profession journalistique les dangers de s’aventurer en zone de conflit. Le statut de journaliste ne protège pas. On y exerce son métier dans un état de vigilance constante, puisqu’on peut être pris·e pour cible comme le serait un·e combattant·e (17). Reporters sans frontières rappelle que 26 journalistes ont été tué·e·s en Irak depuis 2014, que « 80 journalistes sont tué[·e·]s chaque année dans l’exercice de leur fonction », que « certain[·e·]s sont sciemment visé[·e·]s (18) ». Agnès Gruda, dans une chronique pour La Presse, rappelle qu’avec les réseaux sociaux, les États et groupes non étatiques ont les moyens de passer outre les médias traditionnels pour se faire entendre, mais « peuvent utiliser les journalistes capturé[·e·]s sur le terrain pour semer la terreur » ou peuvent simplement « les faire taire » (19).

La ou le journaliste, journaliste étranger ou étrangère, correspondant·e ou envoyé·e spécial·e, a ici valeur en tant qu’otage. La journaliste étrangère ou le journaliste étranger, car un·e journaliste local·e n’aura peut-être pas un État susceptible de payer sa rançon et d’entreprendre de la ou le libérer. Cela peut dissuader des rédactions étrangères d’engager des journalistes locales ou locaux.

Finis les jours où « un signe "presse" blasonné sur un gilet pare-balles dissuadait les balles ciblées », quand « Talibans et Hezbollah n’aimaient peut-être pas les journalistes [occidentales et] occidentaux, mais leur donnaient tout de même des entrevues et organisaient des conférences de presse », écrit Alexis Sobel Fitts dans le Columbia Journalism Review (20). Pour ces groupes, « garder les journalistes en sécurité était crucial pour s’assurer qu’[elles et] ils continuent à venir ». Aujourd’hui, ils ne dépendent plus des médias pour leurs communications.

L’équation a donc changé, comme le confirme le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), qui a, en avril passé, publié un texte de Rukmini Callimachi au titre explicite : « Être une cible (21) ». ll y raconte son quotidien de journaliste en Afrique de l’Ouest et au Moyen-Orient, lequel est devenu de plus en plus difficile et dangereux, année après année.

Voilà une première barrière à l’information : la mort, le risque, la peur qui sauvera la vie des journalistes mais les dissuadera d’aller plus loin.

Contexte économique et précarité

La parution d’un texte écrit en juillet 2013 par Francesca Borri, une pigiste italienne travaillant en Syrie, provoque un tollé international. Elle y décrit un quotidien à tenter le sort pour des articles rémunérés 70 $ la pièce, dans un contexte de compétition entre journalistes indépendant·e·s, pour être la première ou le premier sur place, pour être la ou le plus proche du danger et des combats.

La mort du journaliste américain James Foley, en août 2014, relance les débats et résulte en un changement d’attitudes et de pratiques. Comme en fait état Marc Laurendeau dans son essai Le journalisme international en bouleversement (22), « quelques semaines avant son enlèvement en Syrie, James Foley expliquait en entrevue au magazine Newsweek les règles du journalisme très compétitif qu’il pratiquait : "Vas-y plus tôt, reste plus longtemps, va plus proche"(Go in sooner, stay longer, go closer) », qui aurait remplacé le « Sois rapide, sois le premier, fais le bien » (Get it fast, get it first, get it right) de Walter Cronkite, célèbre journaliste qui s’est fait connaître, notamment, en dévoilant les réalités de la guerre du Vietnam.

Lois du marché et précarité économique poussent le ou la pigiste à prendre des risques, à ne pas s’acheter d’assurance ou à emprunter les transports en commun. Ainsi, explique Marc Laurendeau, James Foley, « pour des raisons financières[,] en était venu à tourner les coins ronds (23) ». Enlevé en Syrie en novembre 2012, sa mort est confirmée le 19 août 2014 lorsque l’État islamique publie une vidéo montrant son corps décapité. GlobalPost, le site d’information internationale pour lequel travaillait James Foley, a depuis remplacé en partie ses pigistes par 13 postes de correspondant·e·s. D’autres journaux n’achètent que des articles écrits par des pigistes doté·e·s d’une assurance, ou n’achètent tout simplement plus d’articles provenant de Syrie.

Sans moyen d’avoir un·e correspondant·e sur place, ou d’assurer la sécurité d’un·e envoyé·e spécial·e ou journaliste indépendant·e, de grands journaux d’informations, comme La Presse, s’en remettent à la couverture du Moyen-Orient et de la Libye que font les agences de presse. Ainsi, la quasi-totalité des articles de la rubrique Moyen-Orient du quotidien sont rédigés par Agence France-Presse ou Associated Press (24).

Possible imbroglio moral

Quand il est difficile pour des médias occidentaux d’accéder à ces zones de conflits, il leur devient encore plus difficile de réaliser une couverture équitable de la situation. Entre zone gouvernementale ou d’opposition, l’équilibre est dur à maintenir, et pose de complexes problèmes moraux. La zone d'opposition syrienne, très dangereuse, on l’a vu, est notamment délaissée par les médias télévisuels français depuis 2013. Un média dépend alors du régime, celui de Bachar el-Assad ici, pour lui ouvrir ses portes. Des portes qui ne s’ouvrent qu’à certains, de manière apparemment aléatoire, mais dépendant souvent des positions du ou de la journaliste vis-à-vis du conflit syrien, et d’une actualité que le régime voudrait taire ou rendre publique. Comment alors ne pas servir d’outil de communication au régime? Comment faire lorsqu’on couvre un conflit sous la protection de forces armées prenant part au combat, qu’elles soient kurdes, russes ou syriennes?

Il faut toujours remettre l’image, l’information, dans son contexte. Pour que le public comprenne que la ou le journaliste évolue parfois dans un environnement contrôlé par une entité politique, sous la contrainte. Ainsi, chaque article, chaque reportage, doit être accompagné d’un contour, un paratexte, qui le contextualise et permet au public d’en faire un jugement indépendant. Ici, la transparence est de mise.

Un·e journaliste, de plus, ne pourra peut-être pas couvrir les différents partis engagés. À Damas, tout·e journaliste s’étant rendu·e en « territoire terroriste », tel que sont dénommés par le régime les territoires rebelles, est persona non grata en zone gouvernementale, explique Omar Ouahmane, correspondant de Radio France à Beyrouth (25). La ou le journaliste risque alors de se retrouver coincé·e entre deux camps menant une « guerre de propagande », comme l’affirme Georges Malbrunot, grand reporter au Figaro. Une affirmation qu’appuie Benoît Huet, dans sa tribune « Syrie, un nouveau journalisme de guerre », parue en septembre 2015 dans Libération : « Cette guerre est aussi une guerre de l’information et son issue dépend de la lecture qu’en font les puissances régionales et les démocraties d’opinions occidentales (26). »

Une guerre à laquelle un média indépendant peut être accusé de prendre part. Georges Malbrunot a, en septembre 2013, pu s’entretenir avec Bachar el-Assad à Damas, pour une entrevue retranscrite dans les pages du Figaro (27). El-Assad y mettait en garde la France, évoquant des « répercussions, négatives bien entendu, sur les intérêts de la France » tant que celle-ci restera « hostile » au régime. François Hollande, président de la République, avait répondu en critiquant le Figaro pour avoir donné la parole à un autocrate (28).

Jean-Pierre Perrin, grand reporter à Libération, sur la liste noire à Damas, rappelle que la couverture d’une actualité, d’un groupe ou d’une cause, n’est pas égale à un soutien. Omar Ouahmane, lui, remarque que si l’on ne parlait qu’à des gens « fréquentables », il ne resterait plus grand monde. « Il faut aller voir et aller voir en face », affirme Claude Guibale, grande reporter à France Inter et auteure d’Islamistan, ouvrage-enquête sur les multiples « visages du radicalisme ». Il faut chercher à comprendre l’« incompréhensible », aller partout, interroger tous et toutes (29).

Des nouvelles formes de journalisme international

Marc Laurendeau nous explique que le New York Times et le Washington Post ont contourné les problématiques que sont les difficultés d’accéder au terrain et les risques de récupération politique. Ces journaux ont recours à un nouveau type de journalisme international : Un journalisme à distance, effectué depuis les États-Unis, et qui se nourrit de YouTube, des réseaux sociaux, d’Internet, pour rendre compte d’une actualité à l’autre bout du monde. C’était le cas du blogue Open Source hébergé par le New York Times et animé par le journaliste Robert Mackey. Aujourd’hui, France 24 s’essaye avec Les Observateurs à ce type de journalisme participatif, en couvrant « l’actualité internationale au travers des témoignages directs d’"Observateurs" [et d’observatrices], c’est-à-dire de [celles et] ceux qui sont au cœur des événements ». Quatre versions des Observateurs existent par ailleurs en ligne, en français, anglais, persan, et arabe (30).

Ce sont ainsi de nouvelles méthodes qui voient le jour, le ou la journaliste occidental·e s’appuyant sur des sources primaires qu’il ou elle collecte par le biais d’internet.

Pour se défaire du dilemme d’un reportage accompagné par les forces armées, s’accommoder de la réalité de zones dangereuses et difficilement accessibles, et réaliser une couverture du Moyen-Orient plus équilibrée, la solution reste encore de se déposséder de l’actualité internationale. Il s’agit, pour les journalistes occidentaux et occidentales, d’entrer dans une vraie relation de collaboration avec des journalistes et des sources locales. Non pas une relation de dépendance, comme peut en être accusé l’AFP vis-à-vis de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, basé à Londres, mais une relation constructive, qui va au-delà de la collecte d’information en ligne.

De larges réseaux Skype se sont par exemple développés, mettant en contact des personnes de la région avec des journalistes à l’étranger. En Syrie, Hwaida Saad, journaliste libanaise travaillant au bureau de Beyrouth du New York Times, est en contact quotidien avec des centaines de combattant·e·s, rebelles, activistes, fonctionnaires, et soldat·e·s syrien·ne·s (31). De son côté, Marine Pradel, journaliste indépendante basée à Beyrouth, explique que la BBC, elle, a recours à un « réseau de stringers (des caméramans [pigistes] syrien[·ne·]s) à qui elle achète de la vidéo (32)  ». Ceci avec précaution néanmoins, car ces pigistes sont autant des « médias activistes », souvent engagé·e·s dans l’opposition, que des journalistes indépendant·e·s. C’est pourquoi l’Agence France-Presse « forme depuis début 2013 des journalistes syrien[·ne·]s aux standards d’objectivité et de déontologie », continue Marine Pradel. « Ces journalistes sont aujourd’hui pigistes de l’AFP et font remonter l’information depuis toutes les provinces syriennes, qu’elles soient contrôlées par le régime ou par l’opposition. »

Il faut rester sur ses gardes face à une vision des choses selon laquelle la ou le journaliste étranger·ère inculque aux journalistes locaux·ales les pratiques du journalisme professionnel. C’est vrai, comme l’écrit Benoît Huet, que « le défi est immense, car le journalisme est un métier, et il est essentiel que [celles et] ceux qui rapportent l’information depuis le terrain soient sensibilisé[·e·]s aux enjeux de la déontologie journalistique, à la protection des sources, et à la nécessité de présenter ce qui relève de l’opinion et du fait (33) ». Dans un pays sous dictature comme la Syrie, après des décennies de répression des libertés individuelles, il y a une nouvelle culture journalistique à bâtir. En 2010, la Syrie était classée 173e sur 178 pays au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (34).

Nouveaux journalismes citoyens

Toutefois, ces journalistes citoyen·ne·s rapportent autant, si ce n’est avant tout, l’information pour un public syrien qu’international. Personne ne peut leur imposer une vision du journalisme. Ni poser sur ces efforts de renouveau médiatique un regard trop occidentaliste. La relation entre média occidental et journalisme citoyen syrien doit être horizontale, non verticale. Une collaboration équitable peut rééquilibrer la couverture de la région par la presse internationale. En Syrie, par exemple, une bien trop grande importance est accordée à l’État islamique par rapport au Hetech (ex-Front al-Nostra). Par contre, elle n’évacue en rien le danger pour le ou la journaliste local·e, qu’elle ou qu'il soit professionnel·le ou citoyen·ne. Si la ou le journaliste local·e peut se passer de fixeur ou de fixeuse et passer plus inaperçu·e, être plus difficile à identifier que la ou le journaliste étranger·ère, elle ou il encourt sûrement encore plus de risques. Elle ou il est déjà chez soi et n’a nulle part où fuir, et son gouvernement ne l’aidera d’aucune manière.

L’État islamique, rapporte Marine Pradel, mettait en scène, en juin 2016, l’exécution de « cinq journalistes citoyen[·ne·]s basé[·e·]s à Deir ez-Zor (35) » dans l’est de la Syrie. Une vidéo, intitulée « Inspirations de Satan », montre deux de ces journalistes, Sami Joudat Rabah et Mustafa Hassa, se faire tuer par leurs instruments de travail, un ordinateur et une caméra, sur lesquels sont fixés deux bombes, qui explosent et les tuent. « Faire mourir les journalistes par et pour leur activité journalistique : le message est clair », écrit Marine Pradel.

Ces journalistes travaillent comme sources tant pour des médias syriens en exil, à la frontière turque, que pour des associations et des médias internationaux. Elles et ils, explique Benoît Huet, « font vivre le conflit de l’intérieur avec des textes mais aussi des photographies, des enregistrements sonores, et des vidéos, présentant une palette diversifiée de points de vue (36) ».

Toutefois, alors que le journalisme citoyen fait aujourd’hui parler, la remise en question du cybermilitantisme, une pratique très médiatisée durant le printemps arabe, nous appelle à la précaution. La « révolution 2.0 », ou l’important rôle attribué aux réseaux sociaux dans l’effort révolutionnaire, ne convainc pas tout le monde. Mathilde Rouxel, dans un article sur le site Les clés du Moyen-Orient, l’apparente « à un recodage de la mémoire, à une réécriture de l’histoire qui correspond à une vision et une perception très occidentale du monde arabe (38) ». L’idée qu’on se fait du rôle de la presse dans une démocratie occidentale n’est probablement pas la même au Moyen-Orient. Il est ainsi délicat de qualifier ces nouvelles formes de journalisme citoyen, précaire et en évolution.

Dans ce contexte instable, les nombreuses webradios citoyennes qui apparaissent en Syrie font couler beaucoup d’encre dans les cercles universitaires européens. Enrico De Angelis, chercheur au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales du Caire, étudie les médias et leur évolution dans le monde arabe. Il explique que ces webradios résultent de la professionnalisation d’un journalisme citoyen qui a brusquement vu le jour en 2011. À leur propos, il écrit : « Presque tous ces projets se positionnent dans le cadre d’une réflexion critique vis-à-vis de la révolution dans son ensemble et du rôle qu’y ont joué les médias (39). » Ils naissent d’une volonté de se réapproprier l’information, sans le biais que lui impriment les médias du régime et de l’opposition.

En adoptant une approche professionnelle, ces webradios refusent de prendre part à la « guerre de l’information et de la désinformation » que se livrent les médias officiels et d’opposition, selon Soazig Dollet, responsable du bureau Maghreb et Moyen-Orient de Reporters sans frontières (40). Ces initiatives tentent de fournir une source d’information neutre et crédible, pour un public local comme international, car on l’a vu, les médias occidentaux reposent de plus en plus souvent sur des sources locales et indépendantes.

Ainsi, De Angelis trouve à ces webradios « les mêmes convictions quant à la nécessité de réformer de façon radicale les méthodes et le travail du journalisme local (41) ». Ces nouveaux réseaux de journalisme citoyen diffèrent de ceux ayant vu le jour au début du printemps arabe. Ces derniers cherchaient à mobiliser la population et à alerter la communauté internationale. « La nouvelle génération s’identifie à une mission plus traditionnelle de la presse : fournir un espace de discussion où il est possible de confronter différentes opinions et de raconter les faits en s’efforçant d’être impartial[·e] (42) ». Ce retour à un journalisme de proximité s’explique, selon Enrico De Angelis, par une société désorganisée, sans point de repère, ne pouvant se fier totalement au journalisme citoyen ni aux médias traditionnels. Il s’agit de reconstruire un journalisme sérieux et de confiance, en ne s’autorisant que quelques compromis en fonction de conditions difficiles.

Ces propos font écho à ceux de Benoît Huet, qui affirme que « la naissance de médias syriens non partisans, et attachés à présenter une pluralité de points de vue, pourrait être le socle du débat politique, et de la société qui construira sur les ruines de la guerre (43) ». Une conclusion qui vaut tout autant pour la Libye et le Yémen. Cet article s'est attardé plus longuement sur le cas de la Syrie, dont les nouveaux médias citoyens retiennent aujourd’hui l’attention. Il n’aura donc pas échappé à cette tendance qu’il dénonce, celle qu’ont les journalistes étrangers·ères à se focaliser sur une actualité en particulier, en offrant de la situation une représentation déséquilibrée.

Percer les invisibilités médiatiques revient tant aux médias qu’aux lecteurs·trices. Dans le cas du Moyen-Orient, les médias doivent apprendre à travailler avec des médias locaux en évolution, aux pratiques qui différent des leurs. Les lecteurs·trices doivent s’attacher à se composer une représentation équilibrée de la région, se détachant d’une actualité trop volatile.

  1. Lucas Menget, « Yémen, la guerre oubliée », France Culture, 31 juillet 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins-dete-1ere-partie/yemen-la-guerre-oubliee, consulté le 2 septembre 2017.

Arnaud Decroix, « Yémen, la guerre oubliée », Radio-Canada, 9 janvier 2016, http://ici.radio-canada.ca/emissions/les_samedis_du_monde/2015-2016/chronique.asp?idChronique=394399, consulté le 1er septembre 2017.

Interception, « Yémen, la guerre oubliée», France Inter, 29 mai 2016, https://www.franceinter.fr/emissions/interception/interception-29-mai-2016, consulté le 1er septembre 2017.

Alexia Liautaud, « Au Yémen, la "guerre oubliée" met le pays à genoux », Vice Canada, 8 juin 2017, https://www.vice.com/fr_ca/article/9k53ga/au-yemen-la-guerre-oubliee-met-le-pays-a-genoux, consulté le 1er septembre 2017

  1. Jean-Philippe Rémy et Olivier Laban-Mattei, « Yémen, la guerre occultée », Le Monde, 4 août 2017, http://www.lemonde.fr/yemen/article/2017/08/04/yemen-la-guerre-occultee-un-reportage-exceptionnel-du-monde_5168647_1667193.html, consulté le 1er septembre 2017.

  2. Jean-François Dumas, « La mort kilométrique », Le Journal de Montréal, 23 avril 2013, http://www.journaldemontreal.com/2013/04/23/la-mort-kilometrique, consulté le 12 août 2017.

  3. Syrian Network for Human Rights (SNHR), « 207,000 Civilians Have Been Killed Including 24,000 Children and 23,000 Females; 94% of the Victims were Killed by the Syrian-Iranian-Russian Alliance », SNHR, 18 mars 2017, http://sn4hr.org/blog/2017/03/18/35726/, consulté le 7 juillet 2017.

  4. UN Refugee Agency (UNHCR), « Internally Displaced People », UNHCR, 7 juillet 2016, http://www.unhcr.org/sy/29-internally-displaced-people.html, consulté le 12 août 2017.

  5. Al Jazeera, « UN: Number of Syrian refugees passes five million », Al Jazeera, 30 mars 2017, http://www.aljazeera.com/news/2017/03/number-syrian-refugees-passes-million-170330132040023.html, consulté le 12 août 2017.

  6. Google, statistiques sur les recherches contenant le mot-clé « Syrie » au Québec, https://trends.google.com/trends/explore?date=all_2008&geo=CA-QC&gprop=news&q=Syrie, consulté le 7 juillet 2017.

  7. Lemonde.fr avec AFP, « Libye : Ce que l’on sait du conseil national de transition », Le Monde, 22 août 2011, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/08/22/libye-ce-que-l-on-sait-du-conseil-national-de-transition_1561994_3212.html). Consulté le 14 novembre 2017.

  8. Google, statistiques sur les recherches contenant le mot-clé « Libye » au Québec, https://trends.google.com/trends/explore?date=2010-12-01%202017-06-29&ge..., consulté le 7 juillet 2017.

  9. Carte en direct de la situation et de la guerre au Yémen, http://yemen.liveuamap.com/, consulté le 1er septembre 2017.

  10. Robin Wright, « Yemen then and now : the sad chronicle of a failed state », The New Yorker, 1er mai 2015, http://www.newyorker.com/news/news-desk/yemen-then-and-now-the-sad-chronicle-of-a-failed-state, consulté le 7 juillet 2017.

  11. Google, statistiques sur les recherches contenant le mot-clé « Yémen » au Québec, https://trends.google.com/trends/explore?date=2010-12-01%202017-06-29&q=..., consulté le 7 juillet 2017.

  12. Google, statistiques sur les recherches contenant les mots-clés « Syrie », « Libye » et « Yémen » au Québec, https://trends.google.com/trends/explore?date=2010-12-01%202017-06-29&ge...

  13. Factiva, base de données d’articles de presse, nombre d’articles publiés au Québec dans la catégorie « Informations politiques et générales » contenant les mots-clés « Syrie », « Libye » et « Yémen ». https://global.factiva.com/, consulté le 4 septembre 2017.

  14. Camille Lons, « La guerre au Yémen, une crise oubliée », Open Diplomacy, 15 novembre 2016, http://www.open-diplomacy.eu/blog/la-guerre-au-yemen-une-crise-oubliee, consulté le 6 septembre 2017.

  15. Un·e « fixeur·euse », souvent un·e journaliste local·e, sert d’intermédiaire au journaliste étranger ou à la journaliste étrangère sur place. Elle ou il peut faire office d’« interprète, guide, ou aide camp » (Wikipédia) et présente le ou la journaliste à de possibles sources.

  16. Julie Rasplus, « Le quotidien des journalistes envoyés à Mossoul : "À chaque fois, tu te demandes si ça ne va pas péter" », France Info, 24 juin 2017, http://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/offensive-jihadiste-en-irak/le-quotidien-des-journalistes-envoyes-a-mossoul-a-chaque-fois-tu-te-demandes-si-ca-ne-va-pas-peter_2247147.html, consulté le 28 août 2017.

  17. Ibid.

  18. Agnès Gruda, « Dure époque pour les journalistes », La Presse, 20 février 2015, http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/agnes-gruda/201502/20/01-4845857-dure-epoque-pour-les-journalistes.php, consulté le 9 juillet 2017.

  19. Alexis Sobel Fitts, « The importance of protecting freelancers », Columbia Journalism Review, janvier-février 2015, http://archives.cjr.org/feature/protecting_freelancers.php, consulté le 8 juillet 2017.

  20. Rukmini Callimachi, « Être une cible », Committee to Protect Journalists, 25 avril 2017, https://cpj.org/fr/2017/04/etre-une-cible.php, consulté le 10 juillet 2017.

  21. Marc Laurendeau, « Le journalisme international en bouleversement », dans Les Journalistes pour la survie du Journalisme, éditions Québec Amérique, 2015, p.27.

  22. Ibid, p.28

  23. La Presse, rubrique « Moyen-Orient », http://www.lapresse.ca/international/moyen-orient/, consulté le 1er septembre 2017.

  24. Le secret des sources, Frédéric Barrayre, « Comment les journalistes travaillent-ils sur la guerre en Syrie? », France Culture, 2 avril 2016, https://www.franceculture.fr/emissions/le-secret-des-sources/comment-les-journalistes-travaillent-ils-sur-la-guerre-en-syrie, consulté le 12 juillet 2017.

  25. Benoît Huet, « Syrie, un nouveau journalisme de guerre », Libération, 6 septembre 2015, http://www.liberation.fr/planete/2015/09/06/syrie-un-nouveau-journalisme-de-guerre_1376872, consulté le 15 juillet 2017.

  26. George Malbrunot, « La mise en garde d’Assad à la France », Le Figaro, 2 septembre 2013, http://www.lefigaro.fr/international/2013/09/02/01003-20130902ARTFIG00532-la-mise-en-garde-d-el-assad-a-la-france.php, consulté le 2 septembre 2017.

  27. Lemonde.fr avec AFP, « Hollande critique Le Figaro pour son entretien avec Al-Assad », 6 septembre 2013, http://abonnes.lemonde.fr/proche-orient/article/2013/09/06/hollande-critique-le-figaro-pour-son-entretien-avec-al-assad_3472686_3218.html, consulté le 9 juillet 2017.

  28. Le secret des sources, Frédéric Barrayre, « Comment les journalistes travaillent-ils sur la guerre en Syrie?», France Culture, 2 avril 2016, https://www.franceculture.fr/emissions/le-secret-des-sources/comment-les-journalistes-travaillent-ils-sur-la-guerre-en-syrie, consulté le 12 juillet 2017.

  29. Les Observateurs, « À propos des Observateurs », France 24, http://observers.france24.com/fr/static/a-propos, consulté le 5 septembre 2017.

  30. Anne Barnard et Neil MacFarquhar, « How a Reporter’s Quest for Online Bargains Led to a Network of Syrian Contacts », New York Times, 16 février 2016, https://www.nytimes.com/2016/02/17/insider/how-a-reporters-quest-for-online-bargains-led-to-a-network-of-syrian-contacts.html, consulté le 11 juillet 2017.

  31. Marine Pradel, « Couvrir la guerre en Syrie, une mission impossible? », Slate France, 13 septembre 2016, http://www.slate.fr/story/123205/medias-syrie, consulté le 1er septembre 2017.

  32. Benoît Huet, « Syrie, un nouveau journalisme de guerre », Libération, 6 septembre 2015, http://www.liberation.fr/planete/2015/09/06/syrie-un-nouveau-journalisme-de-guerre_1376872, consulté le 15 juillet 2017.

  33. Reporters sans frontières (RSF), « Classement mondial 2010 », RSF, 2010, https://rsf.org/fr/classement-mondial-2010, consulté le 4 septembre 2017.

  34. Marine Pradel, « Couvrir la guerre en Syrie, une mission impossible? », Slate France, 13 septembre 2016, http://www.slate.fr/story/123205/medias-syrie, consulté le 1er septembre 2017.

  35. Benoît Huet, « Syrie, un nouveau journalisme de guerre », Libération, 6 septembre 2015, http://www.liberation.fr/planete/2015/09/06/syrie-un-nouveau-journalisme-de-guerre_1376872, consulté le 15 juillet 2017.

  36. Libération, « Le quotidien des Syriens », 11 mars 2016, http://www.liberation.fr/direct/element/au-menu-de-libe-vendredi-un-numero-special-redige-par-des-syriens_32596/, consulté le 14 juillet 2016.

  37. Mathilde Rouxel, « Couverture médiatique des conflits au Moyen-Orient : comment dépasser l’indifférence? », Les Clés du Moyen-Orient, 23 janvier 2015, http://www.lesclesdumoyenorient.com/Couverture-mediatique-des-conflits.html#nb5, consulté le 1er septembre 2017.

  38. De Angelis, Enrico, « L’évolution du journalisme citoyen en Syrie : le cas des Web-radios », Moyen-Orient, vol. 21 janvier-mars 2014, p.45. Web.

  39. Soazig Dollet, « Les nouvelles radios syriennes », Agence française de coopération des médias, juin 2015, http://www.cfi.fr/sites/default/files/etude_nouvelles_radios_syriennes_vf.pdf, consulté le 5 septembre 2017.

  40. De Angelis, Enrico, « L’évolution du journalisme citoyen en Syrie : le cas des Web-radios », Moyen-Orient, vol. 21 janvier-mars 2014, p.47. Web.

  41. Ibid, p.48

  42. Benoît Huet, « Syrie, un nouveau journalisme de guerre », Libération, 6 septembre 2015, http://www.liberation.fr/planete/2015/09/06/syrie-un-nouveau-journalisme-de-guerre_1376872, consulté le 15 juillet 2017.

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