L’intersectionnalité dans les CALACS : Entrevue avec la militante Marlihan Lopez

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L’intersectionnalité dans les CALACS : Entrevue avec la militante Marlihan Lopez
Entrevues
| par Kharoll-Ann Souffrant |

Cet article est paru dans notre recueil diversalité, en vente sur notre boutique en ligne et dans plusieurs librairies indépendantes. 

Depuis plusieurs décennies, le concept d’intersectionnalité gagne en popularité dans divers milieux notamment dans des organismes gouvernementaux ou communautaires. Il est devenu incontournable notamment dans le champ de l’intervention sociale, dans les études féministes et de genre, de même que dans l’intervention sociale féministe. L’intersectionnalité est aujourd’hui considérée comme une théorie, une méthodologie, un paradigme ainsi qu’un cadre d’analyse. Cette approche fait désormais partie de mémoires à l’intention de gouvernements dans le but  d’inciter ces derniers à prendre en considération une plus grande diversité de perspectives et de faire preuve d’inclusivité dans la mise en œuvre de politiques publiques et sociales. Aujourd’hui, pour plusieurs, l’intersectionnalité est un concept théorique difficile à appliquer sur le terrain. Pour d’autres, il s’agirait d’un mot fourre-tout qu’on a vidé de son essence et de sa signification profonde.

Pour cet entretien, j’ai été inspirée par la recherche ayant été publiée par Christine Corbeil, professeure associée à l’École de travail social de l’UQAM et ses collaboratrices en 2017. Cette recherche portait  sur la résonnance du concept d’intersectionnalité dans les maisons d’hébergement pour femmes du Québec. Plus précisément, elle visait à mieux comprendre de quelle façon s’articule et se manifeste l’intersectionnalité dans le discours d’intervenantes et de directrices de maisons d’hébergement pour femmes ainsi que dans les pratiques d’interventions féministes. Je suis donc allée à la rencontre de Marlihan Lopez du Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte aux agressions à caractère sexuel (RQCALACS).1L’objectif était d’avoir son avis sur la pertinence du concept d’intersectionnalité pour les interventions réalisées auprès de femmes ayant été agressées sexuellement dans les CALACS.

Marlihan Lopez est une militante afro-féministe qui œuvre dans les domaines de l'organisation communautaire, de la recherche et du mouvement féministe au Québec. Actuellement, elle est agente de liaison au Regroupement québécois des centres d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS). Son mandat est d'accompagner les Centres dans une réflexion sur leur capacité à inclure et adapter leurs pratiques à la diversité des femmes afin de mieux structurer l’intervention féministe intersectionnelle. Elle est également vice-présidente de la Fédération des femmes du Québec, et s'occupe des pratiques solidaires et anti-oppressives au sein du mouvement des femmes et de la lutte contre les différents types de discriminations. Sa militance au sein du mouvement féministe se base sur l'importance de transformer ce « Nous, les femmes » vers un « Nous » inclusif, pluriel et solidaire. Nous l’avons rencontrée afin de connaître son point de vue quant à la pertinence de l’intersectionnalité dans l’intervention sociale.

 

Comment définiriez-vous l’intersectionnalité à ceux et celles qui ne connaissent pas le concept?

Dans le cadre de mon travail au CALACS, je conçois l’intersectionnalité par rapport aux violences sexuelles d’une façon précise. Quand on dit qu’on vise à avoir une approche féministe intersectionnelle, c’est qu’on cherche à s’attarder à des enjeux qui se trouvent dans les marges. Souvent, quand on aborde la problématique de la violence sexuelle, on l’aborde de manière générale en déconstruisant les mythes et les préjugés sexistes, par exemple. On n’aborde pas d’emblée les enjeux qui souvent sont effacés de cette conversation. Quand on aborde la question des violences sexuelles, surtout dans une perspective féministe calacsienne, c’est, oui, les violences sexuelles faites aux femmes (parce qu’elles sont davantage victimes de ces violences), mais on cherche à voir au-delà du fait que la violence sexuelle est une manifestation du patriarcat. On veut considérer d’autres systèmes d’oppression. Le racisme, l’homophobie, la transphobie, le capacitisme peuvent aussi faire en sorte que certains groupes de femmes vont être davantage vulnérables aux violences sexuelles. Donc, en tant qu’organisation, nous travaillons afin de porter une attention au croisement de ces systèmes d’oppression afin de ne pas uniquement se focaliser sur le patriarcat. Nous nous sommes engagées en ce sens.

 

De quelles façons les CALACS implantent-ils le paradigme de l’intersectionnalité dans leurs interventions auprès des survivantes d’agression sexuelle?

D’une part, on a trois volets d’action dans les CALACS : la prévention, les services d’aide directe et la défense des droits. J’accompagne les CALACS dans le but de développer des stratégies et des actions favorisant l’application de l’intersectionnalité dans ces trois volets.

Plus concrètement, ce que cela veut dire est que par exemple, sur le plan de la prévention, il faudrait aborder de façon systémique la question de la violence sexuelle. Quand il est question de vulnérabilité, on cherche à ne pas occulter la question des systèmes d’oppression. On perçoit la violence sexuelle comme une violence qui est systémique et qui est le produit, la manifestation et la conséquence de plusieurs systèmes d’oppression. Lorsqu’on fait de la prévention, on veut aborder ces rapports sociaux de domination (par exemple le capacitisme, le racisme, l’homophobie, etc.). Bien qu’il soit important de nommer les rapports inégaux entre les hommes et les femmes et de voir l’agression à caractère sexuel comme étant un acte de domination, d’abus de pouvoir, de violence, principalement commise envers les femmes, nous sommes également conscientes que plusieurs rapports de domination se chevauchent dans le contexte des violences sexuelles. Ces rapports sociaux de domination vont faire en sorte que certaines femmes se trouvent dans des contextes où les risques d’agressions sexuelles sont plus élevés. Quand on parle d’hypersexualisation, on va essayer de mettre en lumière certaines dynamiques qui affectent les femmes noires par exemple. Quand on parle de consentement, on va aussi chercher à mettre en lumière des enjeux qui souvent sont en marge et qu’on n’aborde pas assez souvent, comme l’asexualisation des femmes en situation de handicap et les enjeux entourant le consentement. C’est comme ça qu’on essaie de respecter notre engagement vis-à-vis cette approche dans nos services de prévention.

En ce qui concerne les services d’aide directe, on travaille sur des mesures d’inclusion. Il y a, pour plusieurs raisons, des populations sous-desservies de manière générale et aussi en ce qui a trait à l’accès aux ressources pour les victimes de violences sexuelles. Il y a l’enjeu de l’accessibilité universelle. L’accessibilité universielle c’est la prise en compte des limitations de personnes ayant des handicaps, peu importe leur nature, afin qu’elles puissent accéder de manière équitable à des services auxquels elles ont droit. Par exemple, faute de moyens financiers, les CALACS ne sont pas accessibles à toutes de manière physique (notamment l’accès à certains bâtiments est impossible pour une personne en chaise roulante). On va aussi regarder la flexibilité de nos interventions, dans le sens qu’il existe des barrières  (la langue, les horaires, les approches, etc.). Il y a beaucoup d’enjeux qui font en sorte qu’une femme n’a pas le même accès à des services d’aide qu’une autre. Au niveau du dévoilement, il y a certains groupes de femmes qui vont faire face à davantage de barrières dans leurs tentatives de révéler la violence vécue. Par exemple, il y a les barrières au dévoilement qui peuvent avoir un impact sur des femmes autochtones et noires, notamment dans un contexte où il y a un historique de colonisation et de violence étatique. Les femmes autochtones ou noires ayant vécu une agression sexuelle peuvent être plus méfiantes de la police en raison de l’historique de violence étatique qui persiste envers leurs communautés. Elles peuvent être beaucoup moins enclines à dénoncer une agression à la police. Il faut avoir une flexibilité là-dessus, il faut des interventions qui soient culturellement sécuritaires.

Par ailleurs, je travaille avec des CALACS afin d’inclure des femmes de la diversité sexuelle et des femmes trans dans nos services. Il y a des femmes qui appartiennent aux groupes LGBTQIA+ qui vivent aussi des violences sexuelles. Nous savons que les femmes trans ont des taux de victimisation élevés. Pourtant, elles font face à de nombreuses barrières dans l’accès aux services. On a comme objectif d’avoir des interventions inclusives et accessibles à toutes les femmes qui veulent avoir des services. J’accompagne des CALACS pour que l’intervention et la prévention tiennent compte des réalités et des besoins des femmes de la communauté LGBTQIA+.

Concernant la défense des droits, notre troisième volet, au moment de faire de la représentation politique ou dans nos évènements, on collabore avec des organismes représentant des victimes ayant des expériences qui souvent ne sont pas visibles dans les médias. Par exemple, on a développé, à long-terme, des alliances et des partenariats avec des organismes qui représentent une plus grande diversité de femmes. Dans le RQCALACS, on a un comité-conseil qui regroupe une dizaine d’organismes de femmes ou des organismes qui ont un volet « femme » en leur sein. Par exemple, Femmes autochtones du Québec, Action des femmes handicapées de Montréal, le Conseil québécois LGBT, Native Women’s Shelter of Montreal, DisAbled Women Network of Canada et d’autres. On travaille aussi avec des organismes comme le Mouvement contre le viol et l’inceste, la Table de concertation des réfugiés et des immigrants, le Conseil québécois LGBT, le Réseau des lesbiennes du Québec, etc. On travaille avec ces organismes pour pouvoir articuler un discours qui soit plus inclusif de toute la diversité des expériences en matière de violences sexuelles, mais aussi pour pouvoir avoir des revendications qui jettent un éclairage sur ces enjeux-là.

C’est comme ça qu’on vise à respecter notre engagement d’appliquer l’intersectionnalité dans nos trois volets d’actions.

 

Quels sont les avantages de l’implantation d’une approche intersectionnelle dans les interventions des CALACS? Quels en sont les bénéfices?

La plupart des résistances proviennent du fait que certain∙e∙s croient que l’intersectionnalité est un agenda identitaire par rapport au féminisme. Certain∙e∙s pensent que ça divise le féminisme. Mais ce n’est pas ça. C’est plutôt qu’on ne peut pas s’attarder sur la violence faite aux femmes en ayant une analyse qui se limite au patriarcat et au sexisme. Ce n’est pas uniquement ce système d’oppression qui affecte les femmes. On ne peut pas s’attaquer à la violence sexuelle comme si c’était une lutte unique, comme le disait Audre Lorde, une auteure afro-américaine. Comme j’ai dit plus tôt, il y a plusieurs systèmes d’oppression qui s’entrecroisent. Cela a comme conséquence la violence sexuelle, mais aussi d’autres formes de violence. Dans l’intervention et la lutte aux violences sexuelles, c’est important d’avoir une approche intersectionnelle qui va vraiment être efficace pour rejoindre davantage de victimes.

 

Quels sont les obstacles à l’implantation de l’intersectionnalité dans les CALACS?

C’est sûr que sur le plan de la prévention, on travaille avec les partenaires que j’ai nommés précédemment. Concernant les services d’aide directe qui visent les jeunes filles et les femmes, le contexte d’austérité est un enjeu. Nos ressources sont limitées, mais il faut des ressources financières pour implanter l’intersectionnalité. Par exemple, ça peut être le fait de former et embaucher une interprète dans le cas des femmes qui ne maîtrisent pas le français ou l’anglais ou qui maîtrisent uniquement une des deux langues. Il y a certaines femmes qui ont besoin d’un plus grand accompagnement, par exemple avec leur dossier d’immigration. Ça prend des formations pour mieux comprendre le parcours migratoire. Souvent, dans le contexte d’austérité, on n’a pas accès à ces ressources-là. Il y a plusieurs CALACS qui ont des listes d’attente aussi, parce qu’on reçoit beaucoup de demandes au quotidien. En plus, il faut qu’on se penche sur le fait qu’il y a encore beaucoup de femmes qui n’ont pas accès à des services. Je pense par exemple au Nord-du-Québec, où il existe un vide dans les services en matière de violence sexuelle. Les CALACS situés en région éloignée font face à un manque de ressources. Dans ces régions-là, les intervenantes des CALACS doivent parcourir de grandes distances avec très peu de moyens. Un autre enjeu est la représentativité. Les CALACS essaient de mettre en place des mesures pour pouvoir avoir des intervenantes qui appartiennent à différentes communautés pour assurer une plus grande diversité dans la représentation autant des équipes de travail que des conseils d’administration (les collectives). Mais parfois, ce n’est pas facile de rejoindre ces communautés. Il y a des enjeux de diversité sur plusieurs plans.

 

Quelles sont vos revendications pour de meilleures politiques publiques qui prennent en compte l’intersectionnalité?

Il faut se rappeler qu’il y a des populations qui sont moins desservies que d’autres tant en prévention, en services d’aide directe ou en défense des droits en raison du sous-financement des CALACS. Il y a une iniquité et une inégalité par rapport à l’accès. C’est quelque chose sur quoi on travaille comme organisation. Mais il faut qu’il y ait un engagement du gouvernement à favoriser la création de ressources dans les zones qui sont mal desservies en aide directe ou qui n’ont pas de programmes de prévention de manière générale. Il faut également consolider les ressources qui existent déjà. Les CALACS déjà sur pied revendiquent aussi une augmentation du financement à la mission. Souvent, on n’a pas assez de ressources pour répondre à la demande. Si on veut continuer à lutter de manière efficace contre les violences sexuelles, ça nécessite un engagement du gouvernement à augmenter le financement de manière globale et non uniquement par projet. Les gouvernements précédents ont beaucoup misé sur le financement ponctuel. Ça prend vraiment une hausse du financement à la mission pour contrer les violences sexuelles.

1 Au moment de la publication, Marilhan Lopez n’était plus employée au RQCALACS. Elle est aujourd’hui vice-présidente de la Fédération des femmes du Québec.