Les yeux d’ouragans : Cuba au-delà des enclaves de vacanciers

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Les yeux d’ouragans : Cuba au-delà des enclaves de vacanciers
Opinions
| par Alexandre Dubé-Belzile |

Remarque préliminaire : Le texte qui suit est le résultat d’entretiens informels dans un pays auquel l’accès est difficile pour les journalistes. D’une part, les noms et certains éléments qui permettraient d’identifier les personnes mentionnées dans ce texte ont été modifiés. D’autre part, il est possible que certains des faits mentionnés ne soient pas tout à fait exacts. Le but de ce récit est de dresser un portrait général et de raconter des expériences vécues par les Cubain·ne·s que nous ne souhaitions pas alourdir par des recherches documentaires. Merci d’en tenir compte lors de votre lecture.

L’œil d’un ouragan est cette zone d’accalmie en plein cœur de la tempête. Or, les complexes hôteliers tout inclus qui pullulent sur l’archipel marxiste-léniniste des Caraïbes sont des yeux d’ouragans à travers lesquels il est difficile de se rendre compte de la tourmente qui frappe l’écrasante majorité de la population de Cuba. Récemment, j’ai eu l’occasion de participer à une conférence à Varadero, organisée par la Fédération internationale des traducteurs (FIT) et l’Association cubaine des traducteurs et des interprètes (ACTI). Bien sûr, la conférence se déroulait dans un de ces hôtels tout inclus, le Melia international, sous les climatiseurs, avec un buffet abondant. Cela dit, je ne souhaitais pas y loger, et de toute façon, je n’en avais pas les moyens. Je m’étais trouvé une chambre dans un village avoisinant, Santa Marta, qui faisait énormément contraste. Les gens s’y promenaient à cheval, pas pour plaire aux touristes, mais par simple nécessité, faute de carburant. Les travailleur·euse·s s’entassaient donc dans des charrettes pour se rendre au travail. Il y avait quelques voitures, pas les gros bus chinois climatisés, mais des voitures de fabrication soviétique, dont les plus récentes dataient des années 1980 (Moscovita et Lada), et des voitures étatsuniennes rafistolées datant des années 1950 et 1940, voire des années 1930. J’ai eu l’occasion, grâce à la générosité de mes hôtes, de monter clandestinement dans une Moscovita (sans licence de taxi de touristes). Si l’on parle d’une décroissance possible au Canada (1), ici, elle existe, mais contrainte par la nécessité. On ne jette rien. Tout est recyclé.

Même si le but de ma visite à Cuba était de participer à une conférence, je n’ai pu m’empêcher de constater à quel point la précarisation qui érode nos modes de vie aux quatre coins de la planète est d’autant plus grave à Cuba. En fait, l’étendue de la misère qui s’y est approfondie depuis la pandémie est incomparable. Lors de la conférence, j’ai tout de même abordé l’anthropophagie en traduction, cette pratique culturelle tirant ses origines du Brésil et cherchant à cannibaliser la culture dominante pour riposter aux riches qui cannibalisent les pauvres (2). C’est un sujet on ne plus approprié dans un pays où l’on se demande si ce ne sont pas les Cubain·ne·s qui sont offerts, rôtis à la broche dans les buffets des hôtels tout inclus. La conférence m’a quand même permis de faire la connaissance d’auteur·e·s et de traducteur·trice·s cubain·e·s et latinoaméricain·e·s, dont Mateo Cardona (traducteur colombien de Gérard de Nerval et de Mikhaïl Bakhtine, entre autres), et Rodolfo Alpizar, traducteur cubain de Paulo Freire (La pédagogie des opprimés). On lui doit également l’introduction en Amérique latine de nombreux auteur·trice·s africain·e·s d’expression portugaise. Il me racontait comment son père avait introduit le poète nadaïste (3) Gonzalo Arango, surréaliste et contestataire, une véritable légende de la contre-culture des années 1960, natif de Medellín, à la population de Bogotá. Pour ce faire, ils avaient grimpé une tour servant au contrôle du trafic, en pleine rue, et avaient commencé à se déshabiller. Une grande foule s’était rassemblée et Arango avait commencé à lire un poème écrit sur dix billets d’un peso, le poème des dix pesos. 

« Parlamentos: burdeles políticos,

Bacanales de bla bla bla »

 

« Parlements : bordels politiques,

Bacchanales de bla-bla-bla » 

 

« Revolución no es tomar el poder

Con el pum pum para después

Defenderlo con el pum pum y así pasar

Todo el tiempo de pum pum en pum pum

Hasta la muerte » (4) 

 

« La révolution ce n’est pas prendre le pouvoir

Avec le pow pow pour ensuite

Le défendre avec le pow pow et ensuite 

Passer son temps de pow pow en pow pow

Jusqu’à la mort »

 

Après la conférence, je me suis rendu à La Havane pour connaître davantage le pays, un entre-deux situé à l’articulation d’un imaginaire utopique et d’une réalité de fange et de sueur, dont les représentations trahissent souvent sa réalité : un goulag des tropiques pour certains, une Mecque révolutionnaire pour d’autres. La plupart des mouvements de gauche des années 1970, y compris ceux du Québec, envoyaient certains de leurs membres couper de la canne à sucre, pour faire acte de solidarité envers la révolution cubaine, comme le racontait l’historien Donald Cuccioletta. Sur la terre ferme, en 2022, les choses sont plus nuancées.

En dehors des enclaves balnéaires, la réalité crue d’un désastre économique

L’embargo imposé par les États-Unis contre Cuba a été mis en œuvre à la suite de la nationalisation des entreprises étatsuniennes par Fidel Castro et dure tout au long des années 1960. De nos jours, Cuba est une destination prisée des Québécois·e·s, et ce, depuis les années 1990, lorsque le pays a ouvert ses frontières à la recherche de devises étrangères après la guerre froide et la perte du soutien de l’Union soviétique. Selon Don Carlos, économiste cubain à la retraite chez qui je logeais, avant ce tournant historique, Cuba ne manquait de rien. Je me souviens qu’il y a 20 ans, en vacances à Cuba avec mon père, on sortait à peine de ces installations balnéaires, qui constituaient des isoloirs par rapport au reste de l’île, pour ne pas avoir à subir les pénuries de viande, de lait, d’œufs, etc., sévissant au jour le jour, jusqu’à l’approvisionnement en denrées alimentaires.

À l’extérieur de ces enclaves, les temps ont été difficiles à partir des années 1990 ou de la « Période spéciale » : pas de carburant, pas d’huile de cuisson. Les transports se sont immobilisés du jour en lendemain. On utilisait du beurre de noix de coco pour cuisiner, et des plantes aux propriétés nettoyantes pour se laver ou laver les vêtements. Dans les deux dernières années, la pandémie et l’adoption d’une monnaie unique en 2021 (5) — le peso cubain — ont fait en sorte que les choses soient aujourd’hui encore extrêmement difficiles. Quelqu’un qui travaille pour le gouvernement gagne 300 pesos par mois. Le dollar canadien vaut 20 pesos dans les bureaux de change officiels, mais facilement quatre ou cinq fois plus sur le marché, plus près de la valeur réelle, qui change tout de même de jour en jour. Un appartement coûte 5 000 pesos par mois à La Havane. Le gouvernement fournit un carnet qui permet aux Cubain.e·s d’obtenir mensuellement des produits de base pour 400 pesos : sept livres de riz, un peu de haricots, de farine, d’huile, une livre de viande ou de poulet, un savon pour le corps et un autre pour la lessive. Tout le reste doit être obtenu comme faire se peut, à des prix généralement exorbitants, dans la mesure où les produits sont disponibles. Il n’y a pas de lait frais. Le lait en poudre coûte 1 000 pesos par sac. Les œufs coûtent entre 150 et 700 pesos la trentaine, selon l’endroit. Pour faire leurs achats, les Cubain·e·s utilisent également une monnaie virtuelle, sur une carte, qui doit être remplie au moyen de devises étrangères, soit achetées avec des pesos cubains, soit obtenues par d’autres moyens, dont le tourisme. Une paire de chaussures coûte 5 000 pesos; le reste des pièces de vêtement se vendent à des prix similaires. Ainsi, il n’est pas rare de voir les Cubains·e·s porter les mêmes vêtements tous les jours ou presque. Mes trois ou quatre ensembles de voyage semblaient un luxe en comparaison. Étant donné la situation, je vivais d’un régime de noix que j’avais apportées dans mes bagages et je buvais du café, pour ne pas faire exploser mon modeste budget. 

Par les temps qui courent, même lorsqu’on est étranger·ère, la vie peut coûter cher. Je logeais chez l’habitant pour environ 20 $ par jour à La Havane, mais, à sortir dans les rues, j’avais de la peine à trouver de quoi manger à des prix abordables. Bien des restaurants sont fermés, faute de produits à vendre ou faute d’électricité. Ceux qui sont ouverts ont des étals presque vides, les produits changent d’un jour à l’autre et sont parfois couverts de mouches ou de guêpes, ce qui n’inspire pas confiance. Tout le monde essaye de vendre pour survivre, et l’on peut souvent acheter des produits aux fenêtres des maisons. J’ai vu, par exemple, des pizzas avec du ketchup comme sauce tomate et un peu de fromage qui me semblait moisi. Oubliez le pepperoni ou les légumes, hors de prix. Les rues ont aussi des nids de poule à faire envier Montréal.

Évidemment, ce sont ces mêmes vendeur·euse·s de rue qui occupent la place la plus importante de l’économie de La Havane. Dépendant du produit recherché, on nous envoie cogner à la porte de telle ou telle maison. On vend, on revend et on revend encore. La prostitution est aussi répandue et donne lieu à un certain tourisme charnel dont nous avons vu les manifestations çà et là. Comme les livres ne se mangent pas, j’ai été en mesure d’acheter des premières éditions de livres des années 1960 et 1970, de la poésie révolutionnaire aux ouvrages de Fernando Ortiz, célèbre anthropologue cubain. Celui-ci a étudié entre autres les cultures africaines, dont la présence à Cuba est très importante, en raison de l’importation d’esclaves à l’époque de la colonisation espagnole. Par ailleurs, je me trouvais dans un quartier ou était répandue la pratique de la santeria, mélange de spiritualité africaine et de christianisme, amenée principalement par les esclaves yorubas du Bénin et du Nigeria actuels, et semblable au vaudou haïtien ou à la macumba (ou au candomblé) du Brésil, quoique distincte. Les livres coûtaient entre 200 et 1 000 pesos. En me rendant dans ces librairies aux livres poussiéreux empilés pêle-mêle, j’ai entrevu une vieille dame d’origine africaine, avec son attirail de santeria, une bruja, qui a offert de me lire le tarot. J’ai refusé poliment, mais arrivé à la librairie, je me sentais fondre, presque perdre conscience, comme si j’avais été victime d’un sort…

Les Cubain.e.s, un peuple solidaire et résilient 

De manière générale, il faut souligner la solidarité du peuple, dans une situation où les Canadiens·ne·s s’entretueraient probablement pour survivre. Non, La Havane, en dépit d’un manque d’à peu près tout, reste très sécuritaire. Les Cubain·e·s font preuve d’une résilience extraordinaire. J’ai rencontré des étranger·ère·s qui s’offusquaient d’une telle pauvreté, blâmant le régime et l’endoctrinement marxiste. Or, il ne faut pas oublier les conséquences de l’embargo, en grande partie la cause de cette situation, même si, aux dires de Don Carlos, Cuba n’a pas su profiter de sa prospérité pendant la guerre froide. Le pays se trouvait alors dans une situation de dépendance qui a préparé la catastrophe de la « Période spéciale ». 

Malgré ces conditions moins qu’idéales, l’éducation reste gratuite, et ce, jusqu’au doctorat. Au Canada, les frais de scolarité augmentent, sous prétexte d’inflation, sans que les salaires suivent. À Cuba, si certaines personnes hésitent à parler de la situation, d’autres, surtout les jeunes, s’en donnent à cœur joie. Même si l’on décrit souvent Cuba comme étant le théâtre de répressions violentes, Don Pedro m’expliquait que certaines des images vues sur les chaînes de télévision, montrant des policiers qui tiraient sur les gens, provenaient en fait de Turquie. Bien qu’on ne puisse vérifier cette assertion, il est clair, dans tous les cas, que les gens peuvent s’exprimer en pleine rue, contrairement aux gens d’autres pays que j’ai pu visiter, comme la Colombie (6), pays sur lequel j’ai récemment écrit un article, ou encore l’Algérie (7), pays sur lequel j’ai également écrit.

En me baladant dans les rues, j’ai parlé à Don Luis, un homme âgé qui vendait du kérosène dans des bouteilles de plastique. Il me disait : « Nous, à Cuba, on est maudits » (« somos jodidos »). Pas seulement en raison de l’embargo, car l’État a aussi sa part de responsabilité. « Les jeunes veulent voyager, vont au Nicaragua pour essayer de se rendre aux États-Unis. Il y a aussi des mouvements subversifs. Moi, je suis trop vieux et j’aime Cuba… Il faut continuer de lutter. »

Dans le parc central, de retour des boutiques de livres usagers, j’ai rencontré deux jeunes de Guantanamo, Alberto et Pedro, venus à La Havane pour chercher du travail, tâche rendue impossible par la nécessité d’obtenir toutes sortes de paperasse du parti. Alberto survit en faisant de petits boulots ici et là. « Aujourd’hui, je ne mange pas. J’espère manger demain. » Quand je lui ai dit que je travaillais sur ma thèse de doctorat, il m’a dit que je devrais faire une thèse sur la situation qui accable les Cubains·e·s.

En revenant vers mon logement, je passe devant un magasin d’État ou les Cubains·ne·s peuvent obtenir les denrées garanties par leur fameux carnet. Emilio, un homme maigre avec une croix sur le front et quelques larmes tatouées sous l’œil gauche, m’aborde : « J’ai passé 20 ans dans un hôpital psychiatrique et un an à la rue. » Il exprime son désespoir et termine en disant : « C’est ton devoir de retourner dans ton pays et de raconter ce que nous vivons ici à Cuba. » 

La relation entre le Canada et Cuba : aide importante ou pratique d’ignorance? 

C’est au problème de ne pas savoir et de se limiter à la fréquentation d’hôtels étrangers masquant la réalité cubaine que s’en prend cette modeste contribution. Si le Canada a apporté une aide prétendument importante, en fournissant des emplois et des devises, et en exploitant, par la même occasion, les plages cubaines, cette aide ne contribue en rien à l’indépendance de Cuba, et la majorité des gens en voient très peu les retombées. En fait, ce n’est qu’une autre manifestation de la pensée développementaliste, qui maintient un rapport de dépendance économique.

Don Carlos me disait que le Canada avait fourni une aide pour la reprise d’une mine d’exploitation de nickel, qui recevait auparavant une aide de technicien·ne·s de l’ancien bloc de l’Est, de la République démocratique d’Allemagne, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Tchécoslovaquie et du Kazakhstan. Par contre, à une certaine époque, le Canada interdisait à certain.e.s des employé·e·s de la fonction publique de voyager à Cuba, notamment celles et ceux qui travaillaient au sein des services de renseignements, même si Cuba elle-même ne faisait pas nécessairement entièrement confiance à son grand-frère russe. Don Carlos devait par ailleurs, à un moment donné, aller en Union soviétique pour défendre et protéger les intérêts de Cuba. Si le Canada est un ami de l’État marxiste-léniniste, il n’éprouve aucun remords à laisser les Cubain·e·s affamé·e·s. Pas de paramilitaires comme en Colombie, même si les conditions de travail restent plutôt précaires. Pire encore, un hôtel récemment construit emploie des travailleurs.euses importés directement de l’Inde.

Paradoxalement, le moyen le plus efficace d’affaiblir le régime cubain, voire de le faire tomber, serait de lever l’embargo, l’économie de marché comme machine aliénante pouvant s’infiltrer presque partout et affaiblir les États qui se limitent à effectuer une capture des flux de capitaux. Il semblerait que les États-Unis aient simplement besoin d’un.e ennemi.e et de faire souffrir pour pouvoir déployer les efforts que leur commande la doctrine de la « Destinée manifeste ». En effet, les États-Unis s’imposent comme police du monde et s’arrogent le droit moral de faire souffrir ceux et celles qui ne sont pas d’accord avec eux, et le Canada suit de très près son voisin du Sud. Ce qui menace ladite sécurité nationale, ou le pouvoir d’un État, c’est la libéralisation des marchés, et pas les musulman.e.s, les anarchistes, ou les voyages à l’étranger, le fait de connaître d’autres réalités. Enfin, on dirait que les États-Unis et le Canada s’entêtent à faire la promotion de l’adage on ne peut plus faux selon lequel l’ignorance fait le bonheur.

Écrit d’un balcon de La Havane, dans une rue dont les édifices s’écroulent (il n’y a pas de ciment pour les réparer), les 5-6 juin 2022.

 

(1)  Pour en savoir, vous pouvez lire : https://www.ababord.org/Pourquoi-la-decroissance

(2) 

Pour en savoir davantage, veuillez consulter les ouvrages suivants :

Campos, Haroldo de, et María Tai Wolff. 1986. « The Rule of Anthropophagy: Europe under the Sign of Devoration ». Latin American Literary Review 14 (27) : 42‑60.

Cheyfitz, Eric. 1991. The Poetics of Imperialism. Translation and colonization from The Tempest to Tarzan. Oxford : Oxford University press.

Cisneros, Odile. 2012. « From Isomorphism to Cannibalism: The Evolution of Haroldo de Campos’s Translation Concepts ». TTR, 15‑44.

Vieira, Else Ribeiro Pires. 1998. Liberating Calibans:Readings of Antropofagia and Haroldo de Campos’ poetics of transcreation. London, US : Taylor and Francis.

(3) De « nada » en espagnol, qui veut dire « rien ». 

(4)  Il ne nous a pas été possible de retrouver le poème des dix pesos original. Nous avons donc décidé d’utiliser des extraits de poèmes représentatifs de l’œuvre d’Arango.

Source : Arango, Gonzalo. 1991. Todo es mío en el sentido en que nada me pertenece. Bogota : Plaza & Janes, p. 88 et 103

(5) Deux monnaies existaient à Cuba depuis 1994, l’une pour la population locale, et l’autre destinée aux touristes.

(6) Voir https://revuelespritlibre.org/en-colombie-plus-ca-change-plus-pareil-les-plus-recentes-peripeties-dun-etat-policier.

(7) Voir https://revuelespritlibre.org/sous-les-palmiers-dalger-une-question-de-poil.

CRÉDIT PHOTO: Alexandre Dubé-Belzile 

 

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