Les sciences et la liberté contre la santé publique? Regard sur l’opposition au couvre-visage obligatoire

William Grondin
Canada
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Les sciences et la liberté contre la santé publique? Regard sur l’opposition au couvre-visage obligatoire
Opinions
| par William Grondin |

 

À l’aube d’une seconde vague de COVID-19 dans la province, le gouvernement Legault a déclaré, le 26 septembre dernier, un resserrement des mesures sanitaires dans les zones les plus affectées par le virus. Face à cette annonce, des figures de proue du mouvement anti-masque ont organisé des rassemblements à travers la province. 

Le 30 septembre à Montréal au parc Lafontaine, un millier de personnes se sont rassemblées – la très grande majorité sans masques – pour  protester contre ces mesures jugées au mieux excessives, au pire fasciste. Quelques semaines auparavant, ce mouvement a réussi un tour de force en regroupant environ 10 000 personnes à Montréal, pour s’opposer au port du masque obligatoire et aux resserrements des mesures de confinements, comme la fermeture des bars et des salles à manger (Trudel, 2020).

Incontestablement, les mouvements conspirationnistes ont – depuis les dernières années – connu un essor fulgurant, se décomplexant et occupant une part significative de l’espace public. Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication – au premier plan les réseaux sociaux – ont rendu possible le partage à grande échelle de ces théories. Une autre variable importante pour expliquer de cette ascension : la diffusion de ces théories par des figures politiques populistes comme le président américain Donald Trump ou encore le président brésilien Jair Bolsonaro (Dale, 2020). 

Même si les analyses de ces mouvements dans les médias se font nombreuses, elles achoppent lorsqu’il s’agit de les rendre intelligible dans un ensemble sociologisant. Ce billet propose de renverser cette tendance en abordant l’argumentation du mouvement s’opposant au port obligatoire du couvre-visage et des mesures de santé publique. 

Libertés et communs  

L’appel à la liberté est un argument de type péremptoire, c’est-à-dire auquel l’objection est impossible – dans ce cas, parce que c’est une valeur constitutive de la modernité. Qui pourrait ouvertement se positionner contre « la liberté», valeur fondamentale si chère à l’Occident ? Il n’est pas donc surprenant que le présent mouvement s’opposant au port obligatoire du couvre-visage mobilise cet argument pour faire valoir sa position « pro-choix ». Dans ce cas, la liberté individuelle est mise en opposition à « l’oppression » étatique face aux mesures de santé publique.

Dans son ouvrage La démocratie contre elle-même (2002), Marcel Gauchet résume l’état d’esprit individualiste où la liberté prime : « L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société, le premier individu à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société » (Gauchet, 2002, p. 254). La perte de confiance envers les institutions modernes, comme les médias, la démocratie représentative et l’État, laisse un vide politique en ce qui concerne la vie en commun. Cet espace déserté s’est peu à peu comblé par une conception individualiste du vivre ensemble au détriment de la communauté. 

La dissolution de la confiance envers l’État démocratique – figure résiduelle de la vie en commun et du vivre ensemble – s’est transmutée en une conception strictement économique de l’État. La société ne semble plus exister. Les principes de communauté et de vivre ensemble sont remplacés par un État prestataire de services, où la citoyenneté est substituée par le statut de « payeur de taxes ». Dans cette nouvelle genèse sans commun, il n’est pas étonnant que des problématiques comme les changements climatiques ou les mesures de santé publique mises en place pour répondre collectivement à la crise sanitaire en cours  rencontrent une résistance. 

On le rappel, le port du couvre-visage est un geste relevant essentiellement du vivre ensemble, dans la mesure où il ne protège pas celui ou celle qui le porte, mais exclusivement les personnes à proximité. Exiger, au nom de la
« liberté » de ne pas porter un couvre-visage revient à réclamer le droit d’être un vecteur d’infection, et ce, au détriment de la vie en commun et des plus vulnérables.

Les sciences : ni pour ni contre, bien au contraire 

La mobilisation de l’argument scientifique est primordiale dans les sociétés occidentales pour convaincre de la légitimité d’une position. La raison scientifique est un pilier des sociétés modernes, face aux anciennes croyances des sociétés traditionnelles. Les savoirs scientifiques dépassent un unique domaine de recherche pour s’insérer dans la doxa, c’est-à-dire en tant que principes plus ou moins conscients qui semblent aller de soi dans une société donnée. Par exemple, nul besoin d’être astronome professionnel pour comprendre les bases de l’héliocentrisme ou que la terre n’est pas plate. En somme, une importante partie de notre conception – consciente et inconsciente  – du monde naturel découle de travaux scientifiques. Discursivement, se positionner contre les sciences revient donc à adopter une position irrationnelle en opposition au progrès, voire à la conception moderne du monde (Freitag, 2002).

Les discours des leaders anti-masques et anti-confinement sont ambigus et voguent sur une ligne entre attaques et mobilisations de l’argument scientifique. Si les grandes institutions demeurent une cible de choix pour les conspirationnistes, la mobilisation de l’argument scientifique fait étonnamment partie intégrante de leur discours. 

En assistant au rassemblement du 30 septembre, j’ai constaté – autant dans les discours des leaders, qu’au cours de conversation avec les manifestant.e.s – que la mobilisation du discours scientifique était systématique. Si cela peut initialement paraître contradictoire avec les positions des manifestant.e.s, cela s’explique par un effort de gymnastique intellectuelle fort intéressant. 

Il s’agit d’attaquer les grandes institutions scientifiques, au premier plan l’Organisation mondiale de la santé, puis les universitaires et les grandes pharmaceutiques. Un exemple probant pour comprendre le rejet des institutions scientifiques en conjonction avec de l’appel aux sciences est le cas du docteur Didier Raoult en France. Infectiologue au style marginal, il a été propulsé à l’avant-plan par le mouvement conspirationniste parce qu’il détiendrait la clé pour lutter contre le virus : la chloroquine. L’utilisation de ce remède miracle serait paralysée par les grandes institutions scientifiques et politiques. Or, les récentes études démontrent que ce médicament – utilisé dans les traitements contre la malaria – n’a pas d’effet clinique bénéfique dans la lutte contre le COVID-19 (World Health Organization, 2020). 

La tirade : « faites vos  recherches [scientifique] » est devenue une devise du mouvement conspirationniste. Elle suppose la possibilité de faire des recherches scientifiques hors de ces mêmes institutions. Or, le processus scientifique est une affaire d’institution, dans la mesure où il doit s’inscrire dans une démarche éthique, méthodologique et procédurale. La publication scientifique révisée par les pairs est considérée comme le produit de ce procès. 

Or, le mouvement conspirationniste associe ces grandes institutions au « discours officiel », ipso facto à la manipulation du peuple par l’élite. Il n’est donc pas étonnant que quand l’argument scientifique est mobilisé, il soit associé à des sources plus ou moins vagues, voire inexistantes. J’en paraphrase ici un exemple, entendu lors du rassemblement du 30 septembre à Montréal : « aucune étude ne prouve que le masque soit utile pour limiter la propagation du virus […] les études montrent que le virus est moins mortel que la grippe saisonnière ». Du côté argumentatif, bien que ces études soient inexistantes, elles permettent d’associer le mouvement anti-masque aux sciences, donc à la raison moderne.  

La conspiration, c’est les autres 

Dans les sociétés démocratiques, la vigilance citoyenne face aux politiques gouvernementales est saine et nécessaire. Elle permet de favoriser le sentiment de redevabilité des élu.e.s, de faire valoir une pluralité d’opinions et d’alimenter le débat public. Il s’agit cependant de reconnaître que les grandes institutions ne sont pas systématiquement en opposition à la population. 

En discutant avec plusieurs personnes lors de la manifestation du 30 septembre, un constat est clair : aucun.e d’entre eux et elles ne veut s’associer explicitement à des théories de la conspiration. Libre penseur.se.s, réveillé.e.s, patriotes, ces manifestant.e.s accusent plutôt les député.e.s, les médias, les partis politiques, les pharmaceutiques – donc l’élite politique et économique – d’être les vrais conspirateurs. 

Je ne doute pas du bien fondé d’une démarche visant à dénoncer l’inacceptable et le comportement des élites. Les mouvements citoyens ont historiquement joué des rôles cardinaux dans les diverses luttes sociales. Or, dans le cas du mouvement anti couvre-visage, son essence individualiste et anti-science va à l’encontre du devoir citoyen et communautaire. Mobiliser des études scientifiques inexistantes et le droit d’être un vecteur d’infection –  au détriment des plus vulnérables – est au mieux égoïste, au pire une attaque frontale faite aux principes du vivre ensemble.

 

Dale, D. (2020, 2 septembre). Fact check: A guide to 9 conspiracy theories Trump is currently pushing. Dans CNN. Récupéré de https://www.cnn.com/2020/09/02/politics/fact-check-trump-conspiracy-theo...

Freitag, M. (2002). L’oubli de la société: pour une théorie critique de la postmodernité. Québec : Presses de l’Université Laval.

Gauchet, M. (2002). La démocratie contre elle-même. Paris : Gallimard.

Trudel, R. (2020, 12 septembre). Au diable les mesures sanitaires. Dans TVA Nouvelles. Récupéré de https://www.tvanouvelles.ca/2020/09/12/au-diable-les-mesures-sanitaires-1

World Health Organization. (2020). COVID-19 Mythbusters. Récupéré de https://www.who.int/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019/advice-f...

 

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