Les indépendantistes et la question fédérale

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Les indépendantistes et la question fédérale
Opinions
| par Jonathan Durand-Folco |

L’objet de ce texte découle d’une question apparemment fort simple mais qui s’avère beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à première vue : en tant qu’indépendantiste écosocialiste, pour qui devrais-je voter aux prochaines élections fédérales ? Sur le plan personnel et idéologique, ma sensibilité politique est relativement bien représentée à l’échelle provinciale par Québec solidaire, un parti de gauche écologiste, féministe, pluraliste, altermondialiste et indépendantiste. À l’échelle fédérale par contre, l’unité philosophico-pratique de la question sociale et nationale se retrouve scindée en deux formations foncièrement différentes : le Nouveau Parti démocratique du Canada (NPD) et le Bloc québécois. Pour plusieurs raisons que j'expliquerai sous peu, aucun de ces deux partis ne peuvent défendre adéquatement un projet de société et un projet de pays réellement transformateur. L'un et l'autre ne peuvent représenter l’expression politico-institutionnelle de la lutte pour l’émancipation sociale et le combat pour la libération nationale. Devant cette contradiction, je vais essayer de montrer que l’abstentionnisme et le mythe de la convergence des mouvements sociaux représentent une impasse, et que la seule solution à long terme réside dans la création d’une nouvelle alternative politique inspirée des plus récentes expérimentations des luttes populaires en Europe.

Tout d’abord, le NPD, parti fédéraliste et « social-démocrate », a effectué un important recentrage depuis la mort de Jack Layton et le leadership de Thomas Mulcair, qui a d’ailleurs appelé à voter pour la droite (Parti libéral du Québec) lors des dernières élections provinciales. Si l’objectif est de renverser le gouvernement conservateur en 2015 par le vote stratégique, les libéraux (PLC) et les néo-démocrates seraient, grosso modo, des options largement équivalentes. De plus, les libéraux ont par le passé réussi à polariser davantage le débat entre fédéralistes et souverainistes, de sorte qu’il serait utile de manière machiavélique, de voter pour Justin Trudeau. Ce dernier incarnerait d’ailleurs la boutade de Marx, à savoir que «  tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».

Évidemment, loin de moi l’intention cynique d’appuyer ironiquement un chef opposé à mes valeurs éthiques et politiques. Dans ce cas, le NPD serait-il un moindre mal ? À regarder de près le projet de création d’une filière provinciale de cette formation politique, le NPD-Québec, qui viendrait concurrencer directement Québec solidaire, il serait absurde d’appuyer un parti mollement progressiste qui ne remet pas en cause le néolibéralisme et les institutions parlementaires déficientes, et qui viendrait menacer directement l’unification des forces progressistes québécoises. Outre ces intérêts corporatistes, il semble peu probable, de toute façon, qu’un gouvernement néo-démocrate majoritaire puisse améliorer substantiellement les choses à l’échelle canadienne. Les deux contradictions fondamentales, à savoir le capitalisme et la domination fédérale sur le peuple québécois et les Premières Nations, ne seraient pas remises en question. Le NPD suivrait alors la trajectoire historique de l’ensemble des partis de centre-gauche, qui appliquent des mesures d’austérité et des politiques néolibérales parce qu’ils sont incapables de remettre en question les règles du jeu de la finance mondiale, la cage de fer du modèle de développement dominant qui essaie de concilier de manière schizophrénique croissance économique et préservation de l’environnement.

Le volontarisme du Bloc

En rejetant le capitalisme vert et à visage humain prôné par le NPD, ainsi que son « fédéralisme coopératif » qui admet sur le bout des lèvres le droit à l’autodétermination des peuples tout en prônant une forte unité canadienne, il reste alors le Bloc québécois. Ce parti représente-il une alternative crédible à l’échelle fédérale ? D’une part, ce parti organiquement relié au Parti québécois, et prônant la défense des intérêts nationaux dans les institutions parlementaires canadiennes, fut créé dans le but de « préparer le terrain de l’indépendance » et d’offrir une tribune pour diffuser l’idéologie nationaliste et souverainiste. L’élection récente de Mario Beaulieu à la tête du parti est représentative à cet égard : bien que certains y voient un risque électoral à cause de la ligne dure de son discours et de sa volonté d’investir pleinement la lutte idéologique en faveur de l’indépendance, cela n’est pas un problème en soi, bien au contraire. La question réside dans la manière dont le projet d’émancipation nationale doit être porté pour recevoir un large écho populaire dans les circonstances historiques du XXIe siècle.

Or, c’est précisément là que le bât blesse : Mario Beaulieu ne renouvelle pas le discours indépendantiste, mais fait preuve d’un volontarisme qui ne remet pas en question les contradictions du mouvement souverainiste traditionnel. La forme de nationalisme prônée par le nouveau chef, qui fut d’ailleurs appuyé par une dynamique équipe militante (composée de plusieurs jeunes issus d’Option nationale et d’organisations de la société civile), représente au mieux un retour aux sources de l’idéal de René Lévesque, au pire une caricature d’une idéologie qui peine à se réinventer. Malgré l’importante crise du mouvement souverainiste qui laisse théoriquement aux jeunes la possibilité de changer les choses et de transformer ces deux partis de l’intérieur, la question fondamentale demeure la suivante : s’agit-il de vieux vin dans de nouvelles bouteilles, ou de nouveau vin dans de vieilles bouteilles ? Malgré la bonne volonté de la nouvelle génération souverainiste, le « sang neuf » ne semble pas accompagné d’une transformation radicale de l’esprit, car la stratégie classique reste fondamentalement inchangée.

De plus, l’insistance sur la question identitaire et linguistique, manifestée par certaines déclarations controversées de Beaulieu, et la centralité de la lutte contre la « québécophobie » n’augurent pas un réel élargissement de la cause souverainiste aux minorités culturelles et à de nouveaux groupes de la population. Je ne veux pas ici nier l’importance de redéfinir l’identité québécoise et de préserver la langue française, qui demeurent somme toute précaires à l’heure de la mondialisation. Mais l’enjeu linguistique est intrinsèquement polarisant, et ne représente pas une bonne perspective stratégique pour fonder le projet d’indépendance et rallier une large unité populaire qui dépasserait la simple majorité francophone. La lutte linguistique, prise isolément, représente une position défensive et réactive, et non un large projet d’émancipation qui permettrait de fonder la Nation québécoise sur une nouvelle base sociale et politique. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas d’abord la conservation ou la restauration de la culture québécoise menacée par les forces dissolvantes de l’anglicisation, du multiculturalisme, des droits individuels, etc., mais sa reconstruction par l’émergence de nouvelles valeurs collectives de solidarité qui traversent les clivages traditionnels, en vue de fonder une nouvelle République en Amérique du Nord.

D’un point de vue pragmatique, le Bloc québécois pourrait éventuellement reprendre vie par quelques sièges supplémentaires au Parlement canadien et redonner un peu d’espoir au mouvement souverainiste qui peine à se rebâtir. L’objectif à court terme n’est donc pas de faire peser réellement les intérêts du Québec à l’échelle fédérale, mais de ralentir le processus de décomposition d’un mouvement en profonde désorientation. L’important est de ne pas lâcher, de continuer à croire à l’idéologie souverainiste, coûte que coûte. Celle-ci considère la question nationale comme une priorité politique absolue, les questions sociales, économiques, écologiques ; et les questions autochtones étant subordonnées, voire sacrifiées, à l’éventuel salut par l’indépendance. Le problème est qu’on hiérarchise encore les luttes populaires en croyant que les intérêts nationaux ne sont pas traversés par d’importantes contradictions : les intérêts de Québecor et des employé.es en lock-out ne sont pas les mêmes, ceux de Pétrolia et des municipalités en lutte pour préserver leur eau potable non plus. Au fond, le Bloc québécois ne se soucie guère des intérêts pour les classes populaires du reste du Canada, pourvu que les « intérêts québécois », supposément uniformes, soient pris en compte. Cette forme de corporatisme national alimente paradoxalement la « québécophobie » qui est dénoncée par ailleurs, alors qu’il faudrait prôner une solidarité entre peuples québécois, canadien et autochtones contre l’État pétrolier et impérialiste canadien.

Une alternative populaire ?

Compte tenu qu’il est peu probable que le Bloc québécois fasse un virage à gauche en mettant sur un pied d’égalité la question sociale et nationale, ou que le NPD fasse preuve d’ouverture à l’égard du projet indépendantiste et retourne aux valeurs du socialisme démocratique, le changement politique à l’échelle canadienne semble être bloqué. Je me retrouve donc, comme une majorité de progressistes indépendantistes et de personnes qui en ont marre du système démocratique actuel, qui ne croient plus aux promesses des grands partis vieillis et bureaucratisés, dans une position d’orphelin politique. Devrais-je faire un compromis, c’est-à-dire choisir entre des valeurs qui me tiennent à cœur et qui sont incarnées séparément (et de manière insatisfaisante !) dans deux formations politiques distinctes, la souveraineté (Bloc) ou la justice sociale (NPD) ? Devrais-je renoncer à me compromettre et plutôt voter blanc, pour le Parti communiste du Canada, ou le Parti Rhinocéros ? L’abstention ou le vote de contestation sont-ils une solution ?

Devrait-on plutôt miser sur les mouvements sociaux, se retrancher sur la société civile en voie de reconstruction, et espérer une convergence des luttes qui a été amorcée lors du Forum social des peuples (lequel eut lieu pour la première fois à Ottawa du 21 au 24 août 2014) ? Le mouvement Idle no more, les luttes écologistes et citoyennes contre les projets d’oléoducs, les syndicats en guerre contre Harper à l’échelle canadienne, tous ces acteurs dispersés et divisés par la langue, des référents culturels distincts et la force des classes dominantes, pourront-il se sortir de leur isolement respectif, et entamer un réel dialogue qui pourrait déboucher sur de nouvelles alliances ? Si cela est possible, et doit être minimalement essayé afin de donner une chance aux classes subalternes et aux peuples opprimés de se reprendre en main, resterons-nous enfermés dans un espace de discussion sans débouché politique concret ? Comment dépasser ce qui se passe trop souvent avec le mouvement altermondialiste et les forums sociaux, où les échanges fructueux peinent à se traduire dans une pratique effective en dehors de ces moments de « tourisme militant »? Doit-on bouder les urnes fédérales, ou plutôt bien essayer de s’appuyer sur les luttes sociales pour proposer un projet politique global qui pourrait être construit et élaboré différemment à de multiples échelles locales et nationales ?

Pourrait-on créer une alternative politique à l’image de Québec solidaire, c’est-à-dire un parti de gauche écologiste, féministe, pluraliste et altermondialiste à l’échelle pan-canadienne, qui reconnaîtrait pleinement les projets d’auto-détermination des peuples québécois et autochtones ? La forme du parti politique traditionnel serait-elle adaptée à une telle ambition ? Serait-il utopique de se lancer dans un projet de la sorte, compte tenu des forces fragiles de la gauche québécoise et canadienne, qui peinent déjà à obtenir un appui suffisant dans leurs milieux respectifs ? Ce projet ambitieux, voire téméraire, qui aurait du être écarté d’emblée par souci de réalisme politique, doit être néanmoins envisagé sérieusement comme une solution possible. Et si la réponse était : « Oui nous le pouvons ! » ?

L’exemple de Podemos

Je rendrai ici l’exemple de la formation politique espagnole Podemos, une alternative aux partis de gauche traditionnels qui a remporté 8% des voix lors des dernières élections européennes de mai 2014, et ce, seulement après quatre mois d’existence. À quoi ce nouveau venu doit-il son succès ? Tout d’abord, Podemos émane du mouvement des Indignés, de l’initiative de groupes anticapitalistes et d’un réseau militant proche de la télévision web indépendante La Tuerka, fondée par un jeune professeur charismatique en sciences politiques, Pablo Iglesias.

 « Son fonctionnement favorise la participation politique du peuple, organisant des élections primaires ouvertes, l’élaboration d’un programme politique participatif, la constitution de plus de 400 cercles et assemblées populaires dans le monde entier. Podemos obtient ses ressources exclusivement de contributions populaires, refusant tout prêt bancaire, et toute sa comptabilité est publique et accessible en ligne (podemos.info). Tous ses représentants seront révocables, et soumis à la stricte limitation de leurs mandats, leurs privilèges et leurs salaires. » (1)

La particularité de ce parti « nouveau genre » ne réside pas dans son projet de société, mais dans son modèle d’organisation souple et horizontal. Il représente une innovation politique qui dépasse la séparation traditionnelle entre le parti et les mouvements sociaux, en traduisant les pratiques de démocratie participative et délibérative des grandes contestations populaires amorcées en 2011 sur le plan institutionnel. Selon Pablo Iglesias, ce qui différencie Podemos de ses concurrents comme Izquierda Unida :

 « ce n'est pas tant le programme. Nous voulons un audit de la dette, la défense de la souveraineté, la défense des droits sociaux pendant la crise, un contrôle démocratique de l'instrument monétaire… Ce qui nous différencie, c'est le protagoniste populaire et citoyen. Nous ne sommes pas un parti politique, même si nous avons dû nous enregistrer comme parti, pour des raisons légales, en amont des élections. Nous parions sur le fait que les gens « normaux » fassent de la politique. Et ce n'est pas une affirmation gratuite : il suffit de regarder le profil de nos eurodéputés pour s'en rendre compte (parmi les cinq élus, on trouve une professeur de secondaire, un scientifique, etc.) ». (2)

Quelles leçons doit-on tirer pour l’articulation de la gauche pan-canadienne et le projet d’indépendance ? D’une part, il faut sortir du carcan des vieux partis politiques, qui sont non seulement démodés sur les plans du discours et de l’idéologie, mais qui représentent des véhicules archaïques et déconnectés des nouvelles pratiques d’organisation citoyenne et populaire. Il ne faut pas d’abord axer notre attention sur l’élaboration du programme, mais sur la structure démocratique, souple et horizontale, qui pourra faire naître une volonté collective dans de multiples localités du Canada, du Québec et dans les communautés des Premières Nations. Il faudra évidemment dépasser le fossé culturel entre des traditions et des sociétés fort différentes, et nouer de nouvelles relations à partir des rencontres qui ont émergé lors du Forum social des peuples.

Or, ce fossé n’est pas infranchissable, et il ne serait pas impossible de développer rapidement un programme commun opposé à l’État pétrolier et militaire canadien, soucieux de reconnaître pleinement le droit à l’auto-détermination des peuples. Encore une fois, l’exemple de Podemos est éclairant car il encourage, contrairement au reste de la gauche espagnole qui demeure largement fédéraliste, la lutte pour l’indépendance nationale du peuple catalan. Il est donc possible d’articuler les questions sociale, écologique et nationale, à condition de dépasser la vieille dichotomie entre la social-démocratie centralisatrice et le nationalisme classique du mouvement souverainiste. Il ne faut pas seulement une coalition abstraite entre des peuples qui cohabitent dans un État unifié qui les domine, mais un souci réel pour l’auto-détermination des communautés, pour la décentralisation du pouvoir et pour les liens de solidarité entre les Nations qui peuvent se gouverner elles-mêmes. Telle est l’essence du rapport concret entre indépendantisme et internationalisme à l’échelle canadienne.  

(1) http://www.contretemps.eu/interventions/appel-international-nous-souteno...
(2) http://www.mediapart.fr/journal/international/200614/pablo-iglesias-pode...

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