Les cigares de Daniel Ortega : une industrie socialiste?

International
Les cigares de Daniel Ortega : une industrie socialiste?
Opinions
| par Alexandre Dubé-Belzile |

La consommation de tabac est antédiluvienne. Sa production industrielle est plus récente. La montée du capitalisme a mené une contestation qui s’est cristallisée dans les idées de Karl Marx. Cela dit, même si de nombreux régimes politiques se réclament du marxisme, la plupart n’incarnent cependant pas une transformation radicale de l’économie. C’est ce que ce texte d’opinion tente d’illustrer, en abordant justement la production de tabac au Nicaragua, ce pays qui a connu la révolution socialiste sandiniste en 1979 et qui peine, de nos jours, à se montrer comme représentant toujours les idéaux de cette dernière.

En effet, le Nicaragua a, dans la dernière année, fait la manchette, avec des manifestations massives contre la présidence de Daniel Ortega. À l’occasion du 40e anniversaire de la révolution sandiniste, la légitimité du régime est remise en question, en dépit de son discours gauchiste proche de celui des ex‑présidents Hugo Chavéz, Lula ou encore Evo Morales. L’économie du Nicaragua est tout à fait subordonnée au libre marché plutôt qu’à une planification économique quelconque ou à tout autre système alternatif. Certaines mauvaises langues affirmeraient même que ce qui resterait de sandinistes en serait venu à adopter le néolibéralisme tout en maintenant un socialisme de façade, contradiction qui démontrerait qu’Ortega s’accroche désespérément au pouvoir, faisant fi des beaux principes jadis défendus : « sauver » la révolution sandiniste de 1979, influencée par le mouvement mené dans les 1930 contre l’Impérialisme étatsunien par Augusto Sandino, quoiqu’à un niveau très superficiel. Pour le Nicaragua, Cuba incarne toujours la Mecque révolutionnaire des Amériques. Cuba est, comme le Nicaragua, un important pays producteur de cigare. Dans cet article, nous nous pencherons sur l’industrie du cigare au Nicaragua et nous nous interrogerons sur le caractère « socialiste » de cette dernière, qui accuse pourtant une forte présence d’intérêts et de savoir‑faire cubains.

Dès les premiers jours de notre passage à Managua, nous avons croisé dans notre hôtel bon marché plusieurs groupes de Cubain·e·s qui venaient acheter de grandes quantités d’électroménagers au Mercado del Oriente, bazar réputé autant pour la vente d’articles en quantité phénoménale et d’origine parfois obscure que pour ses pickpockets et son ambiance électrisée. Ces visiteur·e·s de l’île communiste des Caraïbes allaient et venaient au marché, entassés dans la boîte d’un pick-up, entre congélateurs, réfrigérateurs, téléviseurs, pièces de vêtements et autres articles que l’on trouve difficilement accessibles sur l’île. De nombreux articles autrement difficiles à trouver à Cuba, soit en raison de l’embargo, soit en raison de la double économie du pays et du rationnement de l’État, étaient ainsi amenés du Nicaragua.

Cela dit, il ne s’agit pas de la seule manière dont ces camarades cubains font des affaires au Nicaragua. L’industrie du cigare existe à Estelí depuis près de 70 ans. Le pays s’était d’ailleurs démarqué comme un important exportateur de tabac sous la dynastie Somoza, et l’industrie a fait un pas en avant grâce à sa nationalisation avec la révolution de 1979. Depuis, de nombreux entrepreneurs venus de Cuba ont participé activement à l’expansion de l’industrie du cigare. Les investissements étrangers y ont également contribué de manière importante à partir de l’année 2000, après la fin de la guerre civile et la libéralisation de l’économie du pays. À ce jour, une grande partie des investissements proviennent de Cuba et des États‑Unis.

Le tabac est une plante indigène des Amériques que les autochtones utilisent depuis des siècles pour les cérémonies religieuses et pour ses propriétés médicinales, fumé ou prisé. Il est à noter que cet usage n’a rien à voir avec celui qu’on en fait aujourd’hui avec la cigarette ou du vapotage. De nos jours, la consommation de tabac, par ailleurs ostracisée jusqu’au ridicule, est le résultat de sa commodification. En effet, c’est après sa découverte dans les Amériques et à l’occasion de la révolution industrielle que le tabac a commencé à être commercialisé sous forme de cigarette à travers le monde. Cette commercialisation a ensuite mené à sa consommation effrénée et abusive.

L’industrie des cigares a été lancée par le Cubain José Orlando Padrón en 1970. La même année se sont aussi installées de grandes entreprises étatsuniennes. En 1977, près de 10 millions de cigares ont été fabriqués. Toutefois, cette production a été interrompue par la révolution sandiniste et par l’embargo des États-Unis qui a duré de 1980 à 1990. Sous le gouvernement sandiniste, des entreprises nicaraguayennes ont repris, pendant un certain temps, leurs activités sur le marché : Cubanica, Nicaragua Cigars, La Nave et Padrón Cigars. Néanmoins, l’industrie a surtout pris de l’expansion à partir du début du présent millénaire1.

En 2015, la production de tabac au Nicaragua, dominée par le cigare, était menée à bien par 65 entreprises, dont 15 locales (environ 15 % de la production), 20 étrangères exploitants les zones franches (environ 30 % de la production) et 30 fermes familiales (environ 45 % de la production)2. Cette production recevait, en 2013, un financement totalisant près de 120 millions de dollars3 de la part des banques comme Banpro, cette dernière a été fondée en 1991 au lendemain de la libéralisation de l’économie du pays, et d’entreprises comme la Drew Estate Tobacco Company, fondée par des entrepreneurs étatsuniens à Estelí en 19984. L’industrie employait, en 2013, près de 70 000 personnes (de manière directe et indirecte) et avait connu une augmentation de 318 % depuis 20095. Selon le Centro de Trámites de Exportación (CETREX), le montant des exportations serait passé de 1 623,2 millions de dollars à 1 872,5 millions de dollars entre 2012 et 2013.

À Estelí seulement, 150 000 personnes bénéficieraient des retombées résultant de la présence de l’industrie6. Enfin, 60 % de la production serait destinée aux États-Unis7. En 2018, le Nicaragua était également en tête de file des exportateurs de cigares vers ce pays (263,7 millions de cigares), ce que ne manque pas de rappeler la Chambre de commerce américaine du Nicaragua (Cámara de Comercio Americana de Nicaragua AMCHAM) dans sa revue mensuelle. Sur la première page de la revue en question, une carte du Nicaragua fardée des couleurs du drapeau américain nous laisse comprendre les intérêts représentés. Le Nicaragua y est décrit comme le « roi du cigare »8. La qualité de ces cigares serait excellente, en grande partie en raison du sol, et le rapport qualité‑prix est bien meilleur que dans les pays où l’industrie se caractérise par un monopole ou un quasi‑monopole, affirme la revue. On souligne aussi le peu de restrictions au commerce et aux investissements dans le pays. En somme, ce sont là toutes les caractéristiques d’une économie néolibérale. Enfin, même si l’industrie souffrait de sanction de la part des États-Unis, elle reste la moins affectée par l’instabilité actuelle9.

Nous avons eu l’occasion de visiter l’une des fabriques de cigares d’Estelí. Selon notre guide, Rodrigo, la ville compte environ 120 fabriques, dont les plus grandes emploient entre 1000 et 2000 personnes et les plus petites, entre 200 à 300 personnes. Celle que nous avons visitée était de la seconde catégorie. Les cigares sont assemblés par des couples composés d’une femme et d’un homme. L’homme se charge de compresser le fourrage, tandis que la femme roule le cigare dans la fine feuille qui en recouvre l’extérieur. L’homme place ensuite ces derniers dans un compresseur manuel, appareil que notre guide nous a permis de voir en action. Le tabac est cultivé, nous dit Rodrigo, de novembre à avril, mais les cigares sont produits toute l’année, le processus de fumage, de fermentation et de séchage s’étendant sur plusieurs mois.

« La majorité des fabriques est de propriété privée et les coopératives sont l’exception à la règle », nous explique Rodrigo. Les conditions de travail sont quand même plutôt bonnes, avec des journées de huit heures, deux pauses d’une demi-heure et une heure de dîner. La fabrique que nous avons visitée appartient à un Cubain. Rodrigo nous a fait remarquer son pick-up qui passait à toute allure dans les étroites ruelles d’Estelí. Ces fabriques représentent tout de même du capitalisme, à petite échelle, certes, et au visage humain, avec une conscience sociale, dans une certaine mesure, mais du capitalisme quand même. Avec l’implication des Cubain·e·s dans l’industrie, il y a lieu de se demander si le Nicaragua ne serait pas un lieu hybride qui permettrait à Cuba de faire un peu de capitalisme hors de son île, sans pour autant collaborer avec les impérialistes, le gouvernement d’Ortega maintenant un discours très nationaliste et anti-gringo10.

Le revers de la médaille : les États-Unis accaparent l’industrie du cigare au Nicaragua et restent le plus important consommateur du produit en question. Les Nicaraguayen·ne·s fument très peu, et encore moins le cigare. Autre fait intéressant, les cigarettes vendues au Nicaragua sont surtout fabriquées au Honduras et, parfois, au Costa Rica. De plus, certaines compagnies disposent de droit de propriété intellectuel sur les cigares une fois la couronne de marque apposée. Lorsque cette dernière est présente, il n’est plus possible pour la fabrique de les vendre elle-même. Cela dit, le même cigare, sans couronne, se vend pour un dollar plutôt qu’au prix exorbitant de la marque. 

En somme, si on s’intéresse spécifiquement à l’industrie du tabac au sein de la République du Nicaragua, qui est désormais un état fardé d’un socialisme de surface, force est de constater les problèmes qui minent cette industrie et qui rendent difficilement concevable la socialisation de ses moyens de production. Le premier obstacle à une telle réalisation serait le statut de « commodité » du tabac. La deuxième serait le cadre totalement néolibéral au sein duquel l’industrie s’épanouit, en dépit de la décennie d’embargo qui avait stimulé, pendant un certain temps, des industries nationales à proprement parler. Enfin, force est de reconnaître que les bonnes conditions de travail au sein des fabriques nous contraignent de reconnaître au Nicaragua le mérite d’un certain « visage humain », néanmoins assombri par la répression qui a récemment fait rage, et qui devra faire l’objet d’un autre article.

Photo : Alexandre Dubé-Belzile

1 Ivania Sofía López Merlos et Orlando Antonio Zelaya Martinez, Comportamiento de las exportaciones de tabaco artesanal en Nicaragua en el periodo 2009-2013, Universidad Nacional Autónoma de Nicaragua, 2015, pp. 13-14. repositorio.unan.edu.ni/3893/

2 Ibid., pp. 17-18.

3 On parle de dollars des États-Unis.

4 Ibid., pp. 27-28.

5 Ibid., p. 35.

6 Ibid., p. 36.

7 Ibid., p. 37.

8 Roberto L. Fonseca, « Nicaragua, nuevo Rey de los puros en EE.UU. », Business : Camara de Comercio Americana de Nicaragua, vol. 22, n° 107, juin 2019, p. 10.

9 Analía Llorente, « Cómo se convirtió Nicaragua en uno de los principales productores de tabaco de América Latina », BBC News Mundo, 10 août 2018. www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-44035162

10 « Gringo » est une expression le plus souvent péjorative utilisée een Amérique latine pour désigner un nord-américain.