Les athlètes de l'ombre : ces sportives dont on ne parle pas

Société
Les athlètes de l'ombre : ces sportives dont on ne parle pas
Analyses
| par Marie-Claude Belzile |

Au fond, c'est une question de possibilités. Les jeunes filles doivent sentir qu'elles peuvent progresser à tous les niveaux et gravir tous les échelons dans le domaine du sport. Trop souvent, on ne leur offre que des emplois subalternes, et les portes se ferment quand vient le temps de monter en grade, d'occuper des postes de direction, de prendre en charge une équipe professionnelle ou une équipe de haut niveau, avec comme résultat que la jeune fille laisse tomber parce qu'elle voit bien qu'il n'y a pas de place pour elle.

-      Séverine Tamborero, Casser le moule.

 

La sous-représentation des femmes dans le sport n'est que le reflet de la sous-représentation des femmes dans toutes les sphères de notre société. Cet article fait état des lieux de la présence des sportives dans les médias québécois et canadiens et offre une tribune à quatre femmes travaillant dans le monde du sport au Québec. Des pistes de solutions sont données en fin de texte quant aux manières de rendre accessible le sport aux femmes.

Des sportives font l'histoire

Il faut l'entrée dans le XXe siècle pour que les femmes puissent enfin concourir dans les Jeux olympiques, en 1900, et qu'on accepte socialement leur présence dans le monde sportif. À ces jeux, seules cinq disciplines accueillent les femmes, soit le golf, le tennis, les sports équestres, la voile et le croquet1. Pendant les deux guerres mondiales, les femmes participent de plus en plus aux sports,  poursuivant les tournois et constituant des équipes alors que les hommes sont partis à l'étranger. Cependant, comme elles reprennent le travail domestique où l'on tente de les confiner après la guerre, plusieurs délaissent à nouveau le sport pour occuper la sphère familiale et réaliser les travaux invisibilisés que l'on considère comme étant naturellement des tâches féminines : prendre soin de la maisonnée et des enfants. Dans les années 1950, le American way of life renforce les stéréotypes de genre et l'image idéale de la femme dans les cultures occidentales, et celle qui persiste est celle d'une femme hétérosexuelle au foyer, précieusement habillée et coiffée pour plaire à son mari, mère dévouée et prodiguant les soins à la famille, écoutant son mari et prévoyant réponses à ses besoins. Son épanouissement personnel est ainsi mis de côté, et peu de temps lui est disponible pour s'impliquer activement dans un sport. La société est convaincue que la place des femmes est à la maison, et que sa principale fonction est de procréer. Les sports sont le royaume des hommes et beaucoup s'évertuent à conserver cet état des choses.

Au Canada, dans les années 1970, certaines femmes portent en justice des cas de discrimination sexuelle, dans plusieurs sphères de la vie sociale, et aussi dans le sport. Elles veulent défendre leur droit de jouer dans des équipes sportives. La décennie suivante, l'Association canadienne pour l'avancement des femmes, du sport et de l'activité physique (ACAFS) est créée2. Le mandat que se sont donné les femmes de cette association est grand mais simple : elles sont déterminées à bâtir un système canadien de sport et d’activité physique équitable et inclusif qui permet aux femmes de se réaliser, tant à titre de participantes que de « leadeuses ». Elles ont pour souhait de produire des changements systémiques et, en partenariat avec des gouvernements, des organisations et des chefs de file, de remettre le statu quo en question. L'association participe aussi à des études, donne des formations et ateliers, et transmet des recommandations aux parties impliquées dans l'arène du sport au Canada, tant pour les entraîneur·euses et pour les écoles que pour les divers paliers des gouvernements et les athlètes elles-mêmes3. L'ACAFS rapporte, sur son site web, qu'aux Jeux olympiques d'Atlanta, en 1996, seulement 97 des 271 épreuves étaient ouvertes aux femmes et qu'il y avait 3 626 femmes pour 10 629 athlètes. De l'équipe canadienne composée de 307 athlètes, il y en avait déjà quand même plus de la moitié qui étaient des femmes, soit 154 pour 153 hommes!

Selon une étude de la chercheuse Marie-Hélène Landry, avec la participation de la Direction du sport et de l'activité physique du ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport4, trois fédérations sportives sur 33 rapportent qu'il y a une augmentation significative, depuis 1998, du nombre d'athlètes féminines, et cinq autres affirment que le nombre de sportives augmente continuellement. Cependant, neuf fédérations disent que la situation de leur côté est stable, et ce, depuis les cinq à dix dernières années. Parmi les fédérations interrogées, on constate que la participation des femmes stagne entre 15 % et 30 % pour chacune d'elles. Au sein des fédérations, toujours selon les données recueillies lors de cette étude, on développe une préoccupation consciente de l'importance d'amener les femmes vers le sport. Les fédérations désirent faire de la place aux femmes et veulent approcher un nombre égal de femmes et d'hommes parmi leurs membres. Les mentalités évoluent donc avec le temps, et plusieurs efforts sont collectivement déployés pour inclure les femmes dans la vie sportive. Cela est encourageant, bien qu'une étude plus récente5 maintienne que les hommes sont toujours plus susceptibles que les femmes de participer à un sport : en 2010, on comptait que le tiers des Canadiens pratiquait un sport, alors que seulement le sixième des Canadiennes le faisait. Par contre, de cette dernière étude, on note que la participation des femmes à des tournois sportifs a bien augmenté : 40 % des sportives ont déclaré qu'elles jouaient en tournois, comparativement à 33 % en 2005.

Sous-représentation et sexisme systémique

Bien qu'une certaine amélioration soit perceptible dans l'acceptation sociale de la présence des femmes dans le sport, beaucoup reste à faire. Si moins de femmes évoluent dans les milieux sportifs, c'est aussi parce que leur représentation est quasi nulle, et ce, à tous les niveaux du sport : entraîneuses, directrices de fédération, commentatrices, athlètes de haut niveau, journalistes sportives, etc. Elles sont toutes sous-représentées, d'abord parce qu'on ne leur ouvre pas les portes collectivement, ensuite parce que les médias et les commanditaires favorisent le sport masculin au détriment du sport féminin. Un effet  malheureux en découle : les jeunes filles ne voient pas beaucoup de modèles féminins autour d'elles (à l'école parmi les professeurs·es d'éducation physique, dans les équipes régionales, à la télévision, dans les journaux), ce qui les empêche de s'imaginer comme femmes dans le sport, les amenant souvent à délaisser le monde sportif après le cheminement scolaire, ce qui réduit donc leur présence dans ces milieux, puisqu'elles n'y voient pas de possibilités futures pour elles. Avec peu de modèles visibles, les jeunes filles oublient qu'elles peuvent aussi devenir modèles et ne poursuivent que rarement une carrière sportive. Il y a certainement des femmes dans le sport, et davantage aujourd'hui qu'avant, mais sans l'aide des médias qui pourraient diffuser le sport féminin, sans l'aide des hommes et des femmes pour leur faire plus de place dans les instances de haut niveau, sans l'aide des commanditaires pour appuyer financièrement les sportives dans leur parcours, sans programme scolaire gouvernemental pour inciter les jeunes filles à l'activité physique, peu d'opportunités seront créées pour inverser la tendance. Aussi, sans changement radical dans le sexisme systémique qui sévit dans notre culture, on ne verra pas évoluer les mentalités par rapport aux femmes dans le sport. Si on ne croit pas collectivement que les femmes peuvent aussi être sportives, fortes, énergiques, compétitives, persévérantes, musclées, faire preuve de leadership, et qu'elles doivent se restreindre à la sphère domestique et aux activités « typiquement féminines », le monde du sport sera à l'image de notre culture. Et le sexisme se produit aussi chez les hommes, lesquels peuvent rarement sans préjugés pratiquer un sport dit « féminin » (gymnastique, danse), puisqu'ils sont affublés de sobriquets tel « fif », « tapette », et autres commentaires homophobes. Dans le même ordre d'idées, l'homophobie résultant du sexisme s'exprime souvent chez les femmes sportives en cette idée qu' « elles doivent être lesbiennes », alors que les femmes ayant des activités et traits plus socialement attribués au genre masculin peuvent tout aussi bien être hétérosexuelles.

Selon une étude6 faite par l'ACAFS, en collaboration avec la campagne « Nourrir le sport féminin » des producteurs laitiers canadiens, les femmes ne reçoivent que 5 % de la couverture sportive médiatique, alors que le sport occupe en général 15,64 % des médias, rapporte La Gazette des femmes7. En 2014, parmi tous les diffuseurs des réseaux de télévision nationaux spécialisés dans le sport, seulement 4 % des 35 000 heures de diffusion ont porté sur le sport féminin. Leur représentation, aussi rare qu'elle soit, est principalement basée sur les stéréotypes de la féminité ainsi que sur leur apparence physique, ou encore sur le fait qu'elles soient épouses. Toujours selon cette étude, un maigre 5,1 % de la couverture médiatique journalistique des médias imprimés au Canada parlait des sportives.  De plus, dans l'industrie du sport canadien, 99,6 % des commandites sont données au sport masculin. Selon l'article « Sport féminin cherche temps d'antenne » publié dans la Gazette des femmes en 2014, parmi les athlètes les plus citées au Québec, Serena Williams est la première femme du palmarès... à la 38e position. Les femmes sont donc loin dans l'imaginaire sportif québécois. On ne les connait pas vraiment, on ne les suit pas, elles semblent réduites à l'ombre, là où elles participent pourtant avec passion et courage.

Une équipe de chercheur·euses de l'Université de Cambridge au Royaume-Uni a analysé des millions de mots relatifs aux sportifs et aux sportives rapportés dans les médias afin de voir avec quels termes on décrit les hommes sportifs en comparaison à ceux utilisés pour parler des femmes sportives lors des Jeux olympiques de Rio au Brésil en 20168. D'abord, on constate que le sport masculin est habituellement le sport « par défaut ». Par exemple, le hockey joué par les hommes demeure le hockey, tandis que le hockey joué par des femmes est le hockey « féminin ». Parmi les mots associés spécifiquement aux sportives, on retrouve « âgée », « plus vieille », « enceinte », « mariée », « célibataire », etc. En comparaison, les mots les plus employés pour parler des sportifs sont « le plus rapide », « fort », « grand », « vrai » et « bon ». Alors même qu'il s'agit de décrire les situations sportives dans lesquelles se retrouvent les sportives, elles demeurent associées à leur rôle genré d'épouse et de mère, en plus d’être observées sous la loupe de l'apparence physique, selon leur âge ou la façon dont elles sont habillées. Selon Emilie Tôn, dans son article « Sexisme dans le sport : ''et si on parlait autrement des championnes?'' »9, le sexisme se vit aussi dans la façon dont on commente les prouesses des sportives. Comme exemple, elle nous rappelle que la nageuse Katie Ledecky, au Jeux de Rio de 2016, a été surnommée la « Phelps au féminin », la comparant donc à un homme au lieu de lui donner le mérite qui lui revient en tant que personne sportive. Tôn nous fait aussi remarquer qu'aux même Olympiques, les joueuses de rugby ont été comparées entre elles, « les Françaises sont beaucoup plus mignonnes, beaucoup plus féminines que les Américaines ». Ces façons de parler des sportives les réduisent à des rôles genrés et les confinent dans une pensée de compétition des apparences physiques du type « qui est la plus belle », comme si les femmes se devaient d'être belles en tout temps pour le plaisir des spectateurs·trices, alors même qu'elles occupent une fonction où cela n'a aucune importance.

Visite chez trois grands quotidiens québécois

Dans le but de faire moi-même l'exercice, j'ai passé deux semaines, du 3 avril au 16 avril 2018, à scruter la section sport de trois grands journaux québécois en ligne, soit Le Journal de Montréal, La Presse et Le Devoir. Chaque jour, j'ai compté le nombre d'articles qui présentaient des sportives versus des sportifs en photo, j'ai aussi comptés le nombre de fois que des sportifs étaient cités versus celui où des sportives étaient citées. Parmi les sportifs et les sportives, j'ai inclus les noms d'entraîneur·euses et ceux des  directeur·trices d'équipe. Les noms répétés dans un même article ne comptaient que pour une fois, mais si ce nom était répété dans plusieurs articles différents une même journée, je le comptais autant de fois. Ainsi, pour un total de 2 494 citations de sportives et de sportifs durant ces deux semaines, et parmi les trois journaux, seulement 357 étaient des noms de femmes, soit 14,3 %. Si ce nombre dépasse la moyenne canadienne de 5 % de couverture médiatique, c'est probablement, selon notre jugement, dû aux Jeux olympiques de Pyeongchang qui se terminaient et aux Jeux du Commonwealth qui battaient leur plein. Sur un total de 320 articles analysés, 283 étaient dédiés aux hommes pour 33 dédiés aux femmes. Le meilleur jour pour les sportives a été le 3 avril 2018, alors que Le Devoir a cité 19 sportives sur 24 citations, que La Presse a cité 19 sportives sur 35 citations et que Le Journal de Montréal nommait un piètre 5 sportives sur un total de 54 citations. Cette courte étude a permis de voir que Le Devoir a invariablement publié, durant cette période, un total de 4 articles sportifs par jour et que chaque jour, au moins un article était publié au sujet d'une ou de plusieurs sportives. À l'opposé, Le Journal de Montréal était le journal le moins porté à publier des articles sur le sport féminin, alors qu'il attire le plus grand lectorat des trois quotidiens et qu'il compte le plus grand nombre d'articles sportifs. Si Le Devoir a publié quatre articles sportifs par jour sur son site, la moyenne des articles sportifs sur le site Journaldemontreal.com a été de 14 par jour (pour les deux semaines considérées). Ainsi, le plus grand nombre de citations s'est retrouvé dans Le Journal de Montréal, bien que ce soit dans celui-ci qu'on a le moins cité les femmes. En fait, pendant 13 jours sur 14 à lire ce journal, au moins 90 % des citations ont été données aux sportifs plutôt qu'aux sportives. Cette expérience, bien qu'incomplète, offre malgré tout une vision de la nature du traitement et de la couverture médiatique sportive qui ne revient pas aux femmes.

Et les sportives, qu'en pensent-elles?

Afin d'avoir un portrait plus juste de ce que des femmes dans le milieu du sport vivent, je me suis entretenue avec Séverine Tamborero, autrice, entraîneuse et conseillère en haute performance; avec Ariane Bergeron, photographe sportive; avec Karolyne Delisle-Leblanc, commentatrice à RDS; et finalement, avec Ariane Fortin-Brochu, boxeuse olympienne. Chacune ne vit pas sa « place dans le sport » pareillement, et il en découle que toutes ne revendiquent pas leur statut de femme dans le sport, alors qu'elles voudraient surtout être vues comme une personne, sans que leur genre ne les réduise à certaines idées préconçues.

Boxeuse olympienne

Ariane Fortin-Brochu, boxeuse de haut niveau, nous rappelle que la boxe n'a été acceptée comme discipline ouverte aux femmes qu'en 1991 et en 1993, au Canada et aux États-Unis respectivement. Elle nous partage son expérience en regard du biais sexiste qui pouvait exister, même quand on désirait la complimenter : « J'ai entendu beaucoup "Ariane, c'est comme un gars", ça se voulait un compliment, mais en fait ça demeure du sexisme, parce que, du moment qu'une fille s'entraîne fort, régulièrement, fait le même entraînement que les hommes, on la fait traverser "du côté des gars", alors que ce n'est pas ça. » Elle insiste pour me dire qu'il faut reconnaître qu'une femme peut s'entraîner aussi fort qu'un gars, et la percevoir toujours comme une femme. Pour elle, une femme championne du monde (au même poids), ça a autant de valeur qu'un homme, parce qu'elle est au plus haut niveau de compétition qu'il lui est possible d'atteindre. Il ne faudrait donc pas comparer les réussites des hommes dans la boxe à celles des femmes. La physionomie de chacun·e est différente et leurs limites ne peuvent pas s'inscrire dans un mode comparatif entre catégories. Pour Ariane, le sexisme vécu a plutôt été un élément de motivation dans sa carrière. Elle sait qu'elle représente une femme qui a réussi dans un milieu d'hommes et s'envisage comme une modèle pour les jeunes filles. Pour elle, ce qui est important, c'est de faire ressortir sa persévérance, car cet atout n'a pas de sexe. Ariane nous confie que c'est important d'être un modèle, non pas seulement pour les jeunes filles, mais pour tous·tes les jeunes sportif·ves. Selon la rétroaction qu'elle reçoit des élèves qu'elle visite pour donner des conférences dans les écoles, les garçons sont aussi ouverts à l'idée d'avoir des modèles féminins : « Ils embarquent, ils sont impressionnés par ce que j'ai réalisé. » Selon elle, enrayer le sexisme, ça ne passe pas juste par les filles, mais aussi par ce que l'on montre aux garçons.

Journaliste à RDS

De son côté, Karolyne Delisle-Leblanc est journaliste sportive pour la chaîne RDS. De son point de vue, il n'y a pas vraiment de problématique au niveau de l'égalité des sexes dans son milieu. Elle y voit s'y épanouir beaucoup de femmes et ne sent pas nécessairement le besoin de recourir au féminisme pour atténuer les injustices systémiques que le sexisme fait connaître au monde sportif. Cependant, elle concède que la communication est moins ouverte, selon elle, dans une salle de nouvelles sportives occupée majoritairement par des hommes : « C'est difficile pour eux d'exprimer leurs sentiments, et il peut en résulter une cumulation d'émotions négatives, ce qui n'est pas nécessairement bon à long terme. » Pour Karolyne, il y a de la place pour les femmes dans le journalisme sportif, « ça ajoute un aspect à la couverture ». Dans la salle de nouvelles, bien qu'elle ne choisisse pas les sujets qu'elle devra couvrir, elle a la ferme impression que « parce qu'elle est une femme », on lui donne majoritairement des sujets concernant le sport féminin. Pourtant, comme elle conclut avec moi : « Ne pensez pas que parce que nous sommes des femmes, nous préférons le sport féminin! ». Et voilà encore un commentaire qu'il ne faut pas prendre à la légère : être femme ne signifie pas que l'on veuille rester prisonnière de la couverture médiatique féminine dans tous les contextes. Les sportives aiment le sport, et leurs intérêts ne sont pas constamment teintés par leur nature stéréotypée de « femme ».

Photographe en mode sport

En discutant avec Arianne Bergeron, photographe de sportives, on sent que sa passion nourrit aussi ses convictions : « J'ai toujours préféré Justine Henin à Roger Federer. Pendant les Jeux olympiques, j'ai toujours tune in pour les épreuves féminines parce que je m'identifie plus à leur réalité. D'ailleurs, dans le temps, c'était pas mal la seule fenêtre sur nos athlètes féminines, une fois aux deux ans. » Ayant trop souvent ouvert la section sport des journaux sans y voir une seule photo de sportives, elle s'est donnée comme mandat d'imager et de représenter les femmes dans le sport. À la question « Comment trouvez-vous les photos de femmes dans le sport? », elle répond sans hésiter : « Certainement moins nombreuses que celles des hommes ». Elle nous confie qu'il lui est arrivé plusieurs fois d'ouvrir les journaux et de ne voir aucune photo de femmes sportives. Et quand il y en a, elle a souvent l'impression que les images des hommes sont plus avantageuses que celles des femmes, « comme si l'homme devait plus souvent être puissant et que la femme devait être belle ». Pour elle, photographier des sportives lui permet de rectifier la situation, de mettre son poids dans la balance : « Le fait d'être une femme qui photographie les femmes rend certainement la tâche plus facile pour les athlètes. La plupart ont tendance à se sentir comprises et appuyées dans le processus photographique. J'essaie avant tout de montrer que les athlètes sont présentes. Malheureusement, dans certains sports, on est encore au point où l'image comme telle est le message, plutôt que d'être le véhicule. » À la question « Croyez-vous que les sportives apprécient votre travail? », Arianne me répond, confiante, que oui, les sportives apprécient son travail : « Des skateuses m'ont dit que si je n'étais pas là, personne ne saurait qu'elles font du skate. » Son travail prend donc tout son sens dans le fait de rendre visible une population qui se sent trop souvent invisibilisée. Quand on lui demande ce qu'elle pense de la sous-représentation des femmes dans le sport, elle donne en exemple une situation qui est arrivée à des femmes en compétition de planche à neige : « Les organisateurs ont donné le "go" à la finale féminine de slopestyle pendant des conditions météorologiques qui étaient non seulement dangereuses, mais qui ont fait en sorte que les filles ont performé à une fraction de leur potentiel. Elles ont donné des performances qui sont impressionnantes selon les conditions, mais je ne pense pas qu'on puisse apprécier l'effort depuis son salon. Ça joue un grand rôle sur l'admiration qu'ont les jeunes filles pour leurs athlètes favorites. Dans des conditions différentes, les snowbordeuses [planchistes sur neige] auraient pu marquer l'histoire. » Selon elle, ce genre de situation fait en sorte que les commanditaires pour les athlètes féminines sont moins nombreux : « Encore en 2018, une compétition locale snowboard [planche à neige] donnait le double du cachet des femmes aux hommes et on les a tous fait poser avec leur gros chèque en plastique. C'est difficile dans ces cas-ci de ne pas faire passer ça sur de la mauvaise foi. » Mais foncièrement, Arianne Bergeron croit en ce qu'elle fait. Ses images sont une preuve de plus que les filles peuvent réussir : « Je suppose que des fois, une image vaut mille rêves! »

Des femmes et non pas des filles

Quand on demande à Séverine Tamborero pourquoi c'est encore d'actualité de parler de la sous-représentation des femmes sportives dans les médias, elle nous répond que surtout, les attentes envers celles-ci sont différentes de celles qu'on entretient envers les hommes : « Une femme dans les médias doit être à l'image des standards de beauté strictes qui sont dictés par la mode. Elle doit aussi s'exprimer de manière impeccable. Son intelligence sera sans cesse critiquée et on lui laissera peu de marge d'erreur. Les hommes, de leur côté, s'ils ont été athlètes ou impliqués dans le milieu du sport professionnel, sont automatiquement considérés comme étant compétents. On excuse ceux ayant un physique soi-disant de laisser-aller et ayant un langage familier », alors qu'on ne le permet pas aux femmes. Pour Séverine, il faudrait commencer déjà à prioriser le sport et l'activité physique à l'école, et ce, au plan gouvernemental. Dans le but d'échapper aux stéréotypes de genre et de sexe dans la représentation médiatique, il faudrait selon elle éduquer le monde sportif lui-même, et avoir plus de femmes à la tête d'entreprises sportives. Il faudrait aussi démystifier la place des entraîneuses au-delà des groupes sportifs juvéniles et les voir s'accomplir comme entraîneuses de haut niveau. Il y a aussi tout un travail à faire auprès des familles pour faire évoluer les mentalités qui font qu'encore aujourd'hui, on envoie les garçons au hockey et les filles à la danse. Si on lui demande comment elle aimerait que les commentateur·trices sportif·ves parlent des sportives, elle nous répond qu'il faudrait d'abord commencer par utiliser le mot femme au lieu de fille pour désigner une athlète, puisque qu'on ne nomme jamais les hommes « garçons ». Aussi, trop souvent ont décrit l'apparence physique d'une femme plutôt que de couvrir l'ensemble de ses performances. Il serait temps d'éviter les commentaires du type « elle court vite pour une fille » ou encore « elle est forte pour une fille », qui diminuent les capacités des femmes dans leur domaine sportif, ne les considérant plus comme une athlètes mais comme une image naturalisée de la femme « fragile », « faible » ou « impuissante ». Pour Séverine, parler de sport féminin, c'est déjà être féministe. Elle demeure persuadée qu'il faut aborder le fait que la réussite des sportives de haut niveau peut stimuler la participation des jeunes filles qui croient encore malheureusement que le sport leur est inaccessible. Ainsi, la couverture médiatique du sport féminin devient un outil pour contrer un problème qui est plus grand que celui de sa faible représentation.

Et elle n'a pas tort. Selon l'article À la recherche de l'équité entre les sexes dans le domaine de l'entraînement : opinions des athlètes féminines sur la carrière d'entraîneure10[sic], les athlètes ont mentionné que la culture à prédominance masculine du sport était perçue comme un obstacle à la poursuite d'une carrière en entraînement, et qu'il s'agissait de l'une des raisons pour lesquelles elles avaient quitté le poste d'entraîneuse qu'elles occupaient.

Dans tous les cas, la présence des femmes dans le sport existe et mérite de recevoir une diffusion publique et des ressources adéquates et paritaires pour amener les femmes et les jeunes filles à poursuivre des activités sportives tout au long de leur vie.

Bienfaits du sport et pistes de solutions

Selon l'ACAFS, les bienfaits de l'équité des sexes dans le sport sont multiples : représenter l'ensemble de la population et profiter des ressources de tous les membres permet de créer une association plus vaste, plus forte et plus efficace; les femmes compétentes offrent un bassin important de gestionnaires, d'entraîneuses et d'officielles aux associations; changer l'image des femmes dans le sport attire l'intérêt public et les investissements privés, ce qui a pour effet d'attirer encore plus de membres vers l'association; devenir une chef de file dans la promotion des filles et des femmes donne du prestige et attire le soutien; en travaillant ensemble, les hommes et les femmes peuvent apprendre à créer des partenariats; offrir aux mères et aux filles des occasions de participer ensemble à des activités sportives; le sport et l'activité physique apprend aux filles et aux femmes à respecter leur corps et ses limites, ce qui les aide à faire face aux problèmes de santé tels que les troubles alimentaires et le tabagisme, etc.

En bref, le sport au féminin, s'il était célébré, diffusé, accepté socialement, permettrait de donner aux femmes l'espoir qu'elles ont aussi leur place dans ce domaine durement gardé par les hommes. Il faut montrer que faire du sport est sain, souhaitable, bon pour la santé physique et psychologique, et ce, pour toutes et sans crainte de se faire harceler, ridiculiser, comparer, diminuer, réduire à une apparence.

À titre d'exemple à suivre,  la France a instauré des mesures d'incitation à la diffusion du sport féminin. Un fonds d'un million d'euros par année sera donné aux fédérations sportives pour financer la production d'images de sport féminin qui n'auraient encore aucune valeur aux yeux des diffuseurs. De grands événements sportifs féminins seront aussi choisis et mis à la liste des « événements d'importance majeure », dont les droits de diffusion devront être partagés entre les chaînes payantes et gratuites11.

Le calcul m'apparaît simple : plus il y aura d'opportunités données aux femmes dans le milieu des sports, que ce soit en tant qu'athlètes ou dirigeantes d'équipe, sans les réduire à un rôle de femme fatale ou de mère-entraîneuse aux bons soins de son équipe, plus il y aura de modèles pour les générations futures, donc plus il y aura de jeunes filles qui oseront s'aventurer dans les sports. Les femmes sont capables d'endurance, de surmonter les obstacles, de créer des stratégies, de pratiquer une discipline intensivement, de saisir l'esprit de compétitivité, d'aspirer au surpassement de soi. Elles possèdent, physiquement et psychologiquement, tous les traits souhaitables pour s'épanouir, au même titre que les hommes, dans le monde du sport. Ce qui leur manque, c'est une acceptabilité sociale et culturelle, un droit à la présence des femmes dans le sport. Les préjugés et stéréotypes sociaux telle l'idée que la couleur bleue est une couleur de garçon et la couleur rose est une couleur de fille ont fait leur temps : on sait aujourd'hui que le genre et les attributs allouées aux sexes sont inexactes, trompeurs, réducteurs. Les femmes peuvent évoluer dans les mêmes domaines que les hommes, leur corps et leur mental le leur permettent. Elles ne sont pas dépourvues de ces capacités et ces capacités ne sont pas que celles des hommes. Les femmes sportives ne sont pas toutes lesbiennes, et non pas nécessairement davantage celles qui sont plus musclées, poilues ou agressives. Une femme peut être féminine et lesbienne, comme elle peut être masculine et hétérosexuelle. Les stéréotypes ne correspondent pas aux réalités. Les hommes qui pratiquent la danse ne sont pas tous gais non plus, les femmes peuvent courir vite tout comme les hommes, et les réussites sportives ne dépendent pas du sexe de l'athlète. Ce qui peut être comparé, ce sont les poids, les distances, les temps, la précision d'exécution, la finesse, la souplesse, l'endurance, la force. Mais les sexes et les genres ne peuvent servir de point de comparaison, car les humains sont dotés d'un plus large éventail de capacités que ne leur confèrent les constructions sociales d'« homme » et de « femme ».

Le sport est surtout l'apprentissage de la confiance en soi, de la découverte de ses compétences, du respect des limites de son corps, du soin et de l'écoute de soi, du dépassement de soi, de la fierté, du travail en équipe, de la connaissance de ses faiblesses et de la résilience. La place des femmes dans le sport est donc tout à fait indiquée, favorable, souhaitée. Vivement que la tendance s'inverse et que l'on voie s'épanouir un plus grand nombre de femmes dans ce domaine ceinturé d'hommes et de masculinité idéalisée.

1 Séverine Tamborero, 2017, Casser le moule, Éditions Québec Amérique, Québec, p.19.

2 Tabitha Marshall, 20 octobre 2013, « Les femmes et le sport au Canada, une histoire », Encyclopédie canadienne, consulté le 22 avril 2018. www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/les-femmes-et-le-sport-au-canad...

3 Association canadienne pour l'avancement des femmes, du sport et de l'activité physique, consulté le 22 avril 2018. www.caaws.ca/?lang=fr

4 Marie-Hélène Landry, 2008, La place des femmes dans le sport au Québec, la représentation féminine au sein des fédérations québécoises unisports et multisports, des unités régionales de loisir et des municipalités de plus de 75 000 habitants, Rapport Landry, Gouvernement du Québec. www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/loisir-sport/Rappo...

5 Patrimoine Canadien, 2010, Participation au sport, Gouvernement du Canada. publications.gc.ca/collections/collection_2013/pc-ch/CH24-1-2012-fra.pdf

6 2016, Le Sport féminin : nourrir toute une vie de participation : L'état de la participation sportive des filles et des femmes au Canada, Association canadienne pour l'avancement des femmes, du sport et de l'activité physique et les producteurs laitiers canadiens. www.lesportfeminin.ca/bundles/dfcwomenchampions/dist/pdf/research-long-f...

7 Véronique Chagnon, 10 février 2014, « Sport féminin cherche temps d'antenne », Gazette des femmes, Montréal. www.gazettedesfemmes.ca/8664/sport-feminin-cherche-temps-dantenne/

8 5 août 2016, « Aesthetic, athletics and the olympics, Cambridge University Press research shows gender divides in the language of sport », Cambridge University Press. www.cambridge.org/about-us/news/aest/

9 Emilie Tôn, 18 août 2016, «Sexisme dans le sport : “Et si on parlait autrement des championnes?”», L'Express.fr. www.lexpress.fr/actualite/sport/sexisme-dans-le-sport-et-si-on-parlait-a...

10 Gretchen Kerr et Jenessa Banwell, juillet 2014. « À la recherche de l'équité entre les sexes dans le domaine de l'entraînement : Opinions des athlètes féminines sur la carrière d'entraîneure », Journal canadien des entraîneures, vol.14, no.2. www.coach.ca/files/CJWC_JULY2014_FR.pdf

11 Véronique Chagnon, op. cit.