Les abus sexuels des casques bleus : toujours d’actualité ?

International
Les abus sexuels des casques bleus : toujours d’actualité ?
Analyses
| par Sacha Lubin |

52 cas en 2014, 69 en 2015. Il s'agit là du nombre d'allégations d'exploitation et d'abus sexuels recensés par l'ONU, commis par ses casques bleus sur deux années consécutives (1). Les victimes de ces exactions sont majoritairement des femmes, pour beaucoup mineures, issues de populations parmi les plus démunies et désœuvrées vivant sur notre planète. Alors que les comportements adoptés par les personnels de maintien de la paix des Nations Unies sont déterminants, peu des exactions commises par les casques bleus semblent être condamnées, en dépit des instruments juridiques internationaux existants et destinés à enrayer ce fléau.

La gangrène des opérations de maintien de la paix des Nations Unies

Les chiffres présentés ci-haut traduisent une réalité dramatique qui nous a été rappelée en janvier 2016, à Bangui, en Centrafrique. Or, malgré la gravité des événements qui y ont eu lieu, Bangui a bénéficié en 2015, puis plus récemment en janvier 2016, d'une faible couverture médiatique internationale (2).

Rappelons les faits au cœur du scandale. Des membres de contingents militaires, déployés sous l'égide des Nations Unies dans le cadre d'Opérations de Maintien de la Paix (OMP), ont été accusés de s'être livrés – d’avoir récidivé dans certains cas – à des exploitations et abus sexuels (EAS) sur des habitants de la ville de Bangui. Des militaires issus notamment de la France, de la République Démocratique du Congo, de la Géorgie, du Niger puis du Maroc, ont été visés par ces allégations, ces États étant ceux au cœur des deux plus récents scandales médiatiques (3). Ces accusations ont soulevé indignation et dégoût autour du globe, notamment en raison du fait qu'elles ont été portées par des mineur-e-s, qui ont relaté avec précision le genre de pratique sexuelle dégradante auquel ils et elles avaient été soumis-e-s (échange de vivres contre fellation par exemple) (4).

Un vacarme médiatique de ce type peut évoquer le sentiment, pour le spectateur-trice ou le lecteur-trice, que les événements dont il est question sont ponctuels et surprenants. Pourtant, cet assaut médiatique a relevé le voile sur un phénomène constituant l’un des principaux freins au succès des OMP. En effet, ces cas d'abus sexuels de la part des casques bleus sont loin de constituer des cas isolés, et sont commis de façon assez récurrente pour que ce fléau soit devenu un objet d'étude à part entière.

En plus de provoquer une profonde fracture avec les idéaux et valeurs véhiculés par les Nations Unies et de se détacher radicalement de la dimension salvatrice associée aux missions de maintien de la paix, ces crimes constituent de graves violations des droits humains au regard du droit international. Mentionnons, à ce titre, l'article 7 du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, dans lequel les violences sexuelles figurent parmi les éléments et comportements qualifiés de crimes contre l'humanité (5). Malheureusement, ces crimes sexuels n'ont pas cessé lorsque fut ratifié, en 2002, le Statut de Rome.

Des pénalisations et criminalisations existantes mais inefficaces

Si les chiffres fournis au début de cet article peuvent être interprétés comme le reflet d’un inéluctable laxisme judiciaire en matière d'éradication des violences sexuelles, il serait pourtant erroné d'affirmer que la communauté internationale et les Nations Unies sont demeurées silencieuses et passives face à l'accumulation des cas de EAS.

En effet, plusieurs résolutions du Conseil de Sécurité de l'ONU reconnaissent et condamnent les violences à caractère sexuel commises, tant en temps de guerre qu’en situation d’après-guerre. À ce titre, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté, en décembre 1992, suivant la vague de violences observée ex-Yougoslavie, une résolution novatrice dans laquelle était pour la première fois officiellement reconnu le caractère répétitif, systématique et organisé des abus sexuels commis en temps de guerre (6). Par ailleurs, une politique dite de tolérance zéro à l'égard des exploitations et abus sexuels commis par les casques bleus a été formellement établie, en 2003, dans un rapport faisant état de la situation déplorable des EAS au sein des missions onusiennes (7). On y retrouvait notamment des recommandations adressées aux états contributeurs, rappelant la responsabilité incombant à leurs personnels militaires d'assurer la sécurité la plus optimale aux populations qu'ils côtoient, le contraire représentant sans conteste un abus de pouvoir.

Ces différentes mesures et outils peuvent faire oublier le désengagement des Nations Unies lorsqu'il s'agit de criminaliser les crimes sexuels commis par ses personnels. Cela dit, nous ne sommes pas sans savoir que l'on fait dire ce qu'on veut aux chiffres – même ce que l'on ne veut pas –.. La diminution du nombre d'allégations, une fois traduite en termes politiquement incorrects, illustre une baisse du nombre de cas rapportés plutôt qu'une baisse du nombre d'abus. Cette tendance à « sous-rapporter » les exploitations et abus sexuels s'observe tant chez les personnels de maintien de la paix que chez les victimes elles-mêmes, et s'est confirmée notamment en République Démocratique du Congo puis au Libéria (8).

Impunité horizontale : un fléau dramatiquement diffus

Comme mentionné ci-haut, les exploitations et abus sexuels sont explicitement criminalisés par une multitude d'outils juridiques universellement reconnus, aucune immunité diplomatique ou qualité officielle ne leurs étant opposables. Comment expliquer alors qu'en dépit des recommandations, résolutions et criminalisations, ces crimes soient encore, à ce jour, perpétrés dans d'aussi larges proportions ?

La principale raison en cause se trouve à être le climat d'impunité qui sévit au sein des OMP, et qui a fini par gangréner profondément les sociétés visées par ce fléau. Conséquemment, les EAS sont plutôt étouffés ou ignorés par les populations, les militaires, leurs supérieurs hiérarchiques, puis trouvent même difficilement écho auprès des hautes instances judiciaires des Nations Unies, à New York, d’où « l’impunité horizontale ».

Une grande majorité des victimes des crimes sexuels en situation post-conflit s'avère être des femmes adultes et des adolescents-es, issu-es généralement de milieux extrêmement précaires (9). Ainsi, l'absence totale d'accès à des ressources éducationnelles, financières et même humaines, les dissuade souvent de porter des allégations d'abus sexuels contre des casques bleus incarnant, en théorie, discipline et autorité. Peur, absence de confiance et découragement sont autant de facteurs muselant les bouches des victimes et taisant leurs voix. D'un autre côté, les comportements exagérément masculinistes qui sont valorisés auprès des militaires, entretiennent la « tradition du silence » consistant à ne pas dénoncer un collègue qui se serait livré à des exploitations et abus sexuels (10). Un code d'honneur tacite est ici en cause, malheureusement souvent respecté et valorisé par les supérieurs hiérarchiques de certains contingents. Ainsi, sous peine de s'attirer une réputation de délateur ou de salir l'honneur de leur unité, beaucoup de personnels des missions optent pour la non-dénonciation, entretenant ce climat d'impunité nocif et terrifiant pour les victimes.

En conséquence, les deux principaux groupes de personnes directement concernés par ces situations sont parts et victimes d'un cercle vicieux participant à protéger et perpétuer des exactions dont le niveau de tolérance tend à stagner.

S’attaquer aux fondements du problème

À ce jour, les exploitations et abus sexuels sont toujours commis dans de larges proportions par les personnels de maintien de la paix déployés dans le cadre de missions onusiennes, bien que leur caractère délictuel soit incontestablement reconnu.

À court terme, il est important de veiller à ce que soient appliquées les sanctions pénales prévues afin de freiner la récurrence des violences sexuelles commises par les casques bleus. Cette pénalisation devrait être portée conjointement avec le développement d’efficaces mécanismes d’assistances aux victimes, les encourageant à dénoncer les crimes dont elles sont les cibles.

Cependant, il est fondamental de privilégier une solution qui puisse s’articuler sur le long terme et viser ainsi l’éradication des EAS. Loin d’être une utopie, l’approche éducationnelle est probablement l’unique outil en mesure de déloger durablement les fondements conceptuels néocolonialistes, biaisés et masculinistes qui sous-tendent la perpétuation des abus sexuels commis par les casques bleus de l’ONU.

  1.  « Un rapport de l'ONU met en évidence de nouvelles mesures de prévention des abus sexuels par des Casques bleus ». Centre d’actualités de l’ONU. En ligne, paru le 4 mars 2016. http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=36760#.V2gKXLvhDIV  Consulté le 5 mai 2016.
  2. Des médias du monde entier ont relayé l’éclatement du scandale. Blessig, M. 2016. « Centrafrique : nouveau scandale d’abus sexuels présumés sur des mineurs ». Le Journal de Montréal. En ligne, paru le 29 janvier 2016. http://www.journaldemontreal.com/2016/01/29/centrafrique-nouveau-scandale-dabus-sexuels-presumes-sur-des-mineurs Consulté le 3 mai 2016
  3. France 24. « Centrafrique : l’ONU révèle un nouveau scandale d’abus sexuels sur mineurs ».  France 24. En ligne, paru le 30 janvier 2016. http://www.france24.com/fr/20160129-centrafrique-RCA-onu-revele-nouveau-scandale-sexuel-mineurs Consulté le 3 mai 2016.
  4. Ibid.
  5. Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, 17 juillet  1998, 2187 R.T.N.U.
  6. Doc. Off. CS NU, 1992, 3150e séance, Doc. NU. S/RES/798.
  7. UN Secretary-General (UNSG) « Secretary-General’s Bulletin : Special Measures for Protection from Sexual Exploitation and Sexual Abuse », ST/SGB/2003/13. En ligne, paru le 9 octobre 2003. <http://www.refworld.org/docid/451bb6764.html>  Consulté le 20 avril 2016
  8. Whitworth, S. 2004. « Men, Militarism and UN Peacekeeping: A Gendered Analysis ». London : Lynne Rienner Publishers.
  9. Ndulo, M. « The United Nations Responses to the Sexual Abuse and Exploitation of Women and Girls by Peacekeepers during Peacekeeping Missions ». Cornell Law Faculty Publications. En ligne, paru en janvier 2009, p. 127-161.
  10. Consulté le 25 avril 2016.
  11. Ibid.

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