Le vide politique

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| par Missila Izza |

L’adage veut que la nature ait horreur du vide. Ce n’est pas le cas d’un gouvernement conservateur et néolibéral. Au contraire, la suspension des mécanismes habituels permet à l’exécutif de prendre des décisions sans les obstacles d’un système démocratique. Cela fait bientôt deux ans que nous vivons dans ce vide politique caractérisé par la réalisation du rêve de François Legault : devenir Maurice Duplessis.

Depuis le 13 mars 2020, le gouvernement renouvelle tous les 10 jours l’état d’urgence sanitaire lui permettant de gouverner par décret sans consulter l’Assemblée nationale. À ce jour, les décrets et arrêtés sont à l’absurde nombre de 331. Cela implique qu’une décision qui nécessite des circonstances extraordinaires et qui requiert une immense gravité est devenue aussi banale pour la CAQ que l’est devenu le port du masque pour la population. La raison pour laquelle il y a une limite de 10 jours dans les dispositions de l’état d’urgence est qu’il s’agit d’une suspension du fonctionnement démocratique de gouvernement. Le problème est qu’une urgence ne l’est que dans un temps limité. Après près de deux ans, il ne s’agit plus d’une urgence, mais bien du nouvel état normal des choses. Il est donc absolument inacceptable que François Legault se permette de surfer encore et toujours sur la peur des gens parce qu’il a lui-même peur de l’opposition.

François Duplessis

Après avoir sacrifié à l’autel du blâme Dr Horacio Arruda, François Legault continue de multiplier les conférences de presse, s’arrogeant  un temps de parole sans précédent. On le voit, en septembre dernier, mener une défense insolite de Maurice Duplessis dans le Salon bleu : « Il avait beaucoup de défauts, mais il défendait sa nation. Il n’était pas un woke comme le chef de Québec solidaire. » Outre l’usage exaspérant d’un néologisme qui ne veut plus dire grand-chose, le premier ministre pêche avant tout par une lecture très libre de l’histoire en réduisant des crimes à « beaucoup de défauts ». On rappelle que les historien·ne·s nomment la période au pouvoir de Duplessis la Grande Noirceur, rien de moins. C’est pourtant cette figure sombre avide de censure et de lois spéciales ayant traumatisé toute une génération (les orphelins de Duplessis les premiers) qui semble être le modèle de François Legault[1]. Il n’est donc pas surprenant de le voir s’épanouir dans un cadre lui permettant d’assouvir ses passions autoritaires.

Il y a lieu de remettre en question la bonne foi du premier ministre en ce qui a trait à sa gestion légale et médiatique de la crise sanitaire. Là où le fonctionnement démocratique de l’État souffre d’un état d’urgence perpétuel, ce même état d’urgence bénéficie au premier ministre en termes de pouvoir et de visibilité. Ainsi, il lui est possible de gérer l’agenda médiatique et de faire campagne pour la prochaine élection provinciale à un niveau monopolistique. À titre d’exemple, la gestion illogique du temps des Fêtes lui a permis de « sauver Noël », puis de rendre illégales les festivités du 31 décembre qui n’ont pas la même importance pour son électorat que la naissance du Christ. Le variant Omicron existait pourtant bel et bien avant le 24 décembre.

Ce qui remporte la palme de la décision la plus douteuse est sans doute la réinstauration d’un couvre-feu qui, cette fois, n’a pas eu le même destin que celui qui s’est étendu de janvier à mai 2021 : il s’est terminé en moins de trois semaines. Reste que cette mesure n’aurait jamais dû être reprise. Lors de tous ces mois de 2021, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS) n’a pas mené une seule étude sur l’efficacité de la mesure, ce qui est étrange lorsqu’une politique inhabituelle est testée sur le terrain. Cela n’a pas empêché le gouvernement Legault de décréter le retour du couvre-feu en décembre dernier. Face à l’incompréhension générale, le MSSS cite des études menées ailleurs pour justifier le couvre-feu. Au grand dam du gouvernement, ces études ont été vérifiées par des chercheurs et chercheuses qui ont fini par remettre en question leur validité. Ce qui est révélateur ici n’est pas l’incompétence du MSSS. Au contraire, les personnes qui y travaillent sont amplement aptes à faire la distinction entre des études crédibles et invalides. Ce qu’il faut retenir, plutôt, c’est que l’instauration du couvre-feu, du premier au deuxième, n’était en aucun cas basée sur la science et que le gouvernement ne souhaitait pas vraiment connaître son niveau d’efficacité. Le MSSS a sans doute été chargé de trouver rapidement des sources à utiliser pour justifier une décision déjà prise. Face à cela, on ne peut que conclure qu’il s’agit de la manifestation de l’hubris autoritaire du gouvernement Legault.

Les crises avant la crise     

Les conséquences d’un état d’urgence sans cesse renouvelé ne sont pas limitées aux libertés individuelles. Pendant que le gouvernement essaie d’éteindre un incendie en lui donnant des ordres, on ne parle pas de solutions concrètes aux problèmes que la COVID-19 a exacerbés. Ce qu’il faut souligner est que la raison principale pour laquelle les hospitalisations sont aussi inquiétantes pour l’État n’est pas la santé des individus qui les composent. La raison principale est plutôt que notre système de santé est dans un état si catastrophique qu’il n’est plus en mesure d’absorber davantage de chocs et de pressions. C’est précisément là que le vide politique se fait sentir le plus intensément : dans l’absence de débat contradictoire sur le système de santé québécois.

Les politiques néolibérales ont éventré les services publics à un tel point que le personnel de la santé se fait supprimer ses vacances, que les parents sont appelés à jouer les enseignants et que le temps d’attente pour voir un psychologue est devenu interminable. Non seulement cela est dû à la soif de pouvoir toujours grandissante de François Legault et son parti, mais c’est aussi parce que leur idéologie les rend incapables de comprendre que c’est leur vision du monde qui a généré une telle situation. Ce sont les politiques néolibérales d’austérité venant tout droit du management qui sont responsables d’une quantité plus grande de morts et de souffrance que ce que le virus aurait pu accomplir seul. Pendant que Legault se prend pour Duplessis, on ne parle pas de réforme radicale des services publics et du mode de dépense de l’État. On ne parle pas plus du rôle du Collège des Médecins dans le blocage de la reconnaissance des diplômes de médecine de l’étranger[2], ainsi que dans la limitation du rôle des infirmières dont les capacités dépassent leurs autorisations. On ne parle pas non plus de la formation des psychologues qui devrait peut-être augmenter en nombre. Pendant que le néolibéralisme conservateur se déchaîne, il y a du vide là où il devrait y avoir du politique. 

Pour toutes ces raisons, et bien davantage, nous exigeons l’arrêt de l’état d’urgence sanitaire au Québec.

 


[1] On rappelle aussi que François Legault considère son parti, la CAQ, comme l’héritier de l’Union Nationale, parti de Duplessis. https://www.policymagazine.ca/francois-legaults-doctrine-of-wwdd-what-wo...

[2] Le Collège des Médecins est allé jusqu’à refuser l’offre de médecins étrangers de participer à l’effort collectif lors de la situation d’horreur des CHSLD au courant de la première vague. https://www.ledevoir.com/politique/quebec/577474/quebec-repousse-l-offre...

Signataires

Missila Izza, candidate au doctorat, département de science politique de l’Université de Montréal

Andréanne Brunet-Bélanger, candidate au doctorat, département de science politique de l’Université de Montréal

Garance Robert, candidate au doctorat, département de science politique de l’Université de Montréal

Martine El Ouardi, étudiante à la maîtrise, département de science politique de l’Université de Montréal

Dimitri M’Bama, candidat au doctorat, département de science politique de l’Université de Montréal

Jean-Philippe Chauny, étudiant à la maîtrise, département de science politique de l’Université de Montréal

Farah Jemel, candidate au doctorat, département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal

Alexia Renard, candidate au doctorat, département de science politique de l’Université de Montréal

Milan Bernard, candidat au doctorat, département de science politique de l’Université de Montréal

Vicky Laprade, diplômée de la maîtrise en histoire de l’Université du Québec à Montréal

Mylène Thériault, diplômée de la maîtrise en science politique à l’Université du Québec à Montréal

Audrai Dubreuil, étudiante au baccalauréat, école de travail social de l’Université de Sherbrooke

Anne Morais, étudiante à la maîtrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal

Héloïse Michaud, candidate au doctorat, département de science politique de l’Université du Québec à Montréal

Sophie-Anne Morency, candidate au doctorat, département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal

Lara Maillet, PhD, professeure à l’École nationale d’administration publique (ENAP) en santé et services sociaux

Maxime Carignan, étudiant à la maîtrise en science politique, département de science politique de l’Université de Montréal

Naomi Bovi, étudiante au doctorat, département de sociologie de l’Université de Montréal

Claudia Léger, étudiante au doctorat, département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal

Francis Desbiens Prud’homme, diplômé d’un DEC en technologies de la production horticole et de l’environnement de l’Institut de Technologie agroalimentaire, campus La Pocatière

(Crédit image : Flickr/abdallahh)