Le style de vie de la restauration

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Le style de vie de la restauration
Feuilletons
| par Jules Pector-Lallemand |

Par Jules Pector-Lallemand (auteur) et Alexandre Legault (photographe)

Notice biographique : L’auteur travaillait auparavant dans les bars et les restaurants. Il n’a jamais vraiment quitté ce milieu, car il a passé les deux dernières années à l’étudier d’un point de vue sociologique. Accompagné de son collègue et ami photographe, il est allé faire un tour dans le bar qui l’employait jadis.

Ce texte est extrait du quatrième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Lorsque je fais de nouvelles rencontres, mon enquête sur la restauration est généralement un sujet de prédilection pour délier les langues et alimenter la conversation[1]. Nombreuses sont les personnes qui ont travaillé dans le domaine et qui en ont conservé quelques anecdotes mémorables. Ces séances de small talk se terminent systématiquement par une remarque soulignant l’exceptionnalité de ce milieu de travail : « C’est un monde à part », conclut-on.

C’est précisément cette impression, vague mais généralisée, que j’ai tenté de saisir en m’entretenant avec une quinzaine de serveurs et serveuses des restaurants et bars branchés du grand Montréal. Au fil de l’enquête, j’en suis venu à considérer la restauration comme un univers culturel qui marque durablement les individus qui y entrent. Voici quelques éléments de cette « culture ».

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La transformation des goûts

Les personnes que j’ai rencontrées identifient clairement leur premier emploi dans le milieu comme une étape marquante : c’est à partir de ce moment qu’elles ont commencé à s’engager dans un travail permanent d’élargissement de leur culture gastronomique. Au début, on s’intéresse aux vins, aux aliments rares et aux cocktails pour être un bon serveur ou une bonne serveuse. On cherche à se donner les moyens de décrire adéquatement le menu à la clientèle, de bien faire son travail. Peu à peu, cet intérêt professionnel devient une passion personnelle. On développe alors un amour profond et sincère pour les vins nature, les produits du terroir, les nouvelles cartes de la métropole ou la dégustation de bières de microbrasserie. Cette passion trouve sa forme concrète dans les nombreuses sorties au restaurant, généralement avec ses collègues lors des journées de congé. On prend ainsi plaisir à découvrir de « bons produits » entre comparses qui savent en « apprécier la qualité ».

La bière staff

En restauration, la coutume veut que le patron ou la patronne offre une consommation d’alcool à ses employé·e·s une fois le quart de travail terminé. On s’installe généralement au bar afin de siroter sa « bière staff » tout en discutant avec les collègues. Ce moment de sociabilité est considéré comme quelque chose de précieux. En effet, le labeur en restauration est intense et appelle à un moment de détente. L’essentiel du travail se déroule sous pression durant les périodes de rush. Les collègues doivent être particulièrement bien coordonné·e·s afin de parvenir à servir une clientèle nombreuse. Il n’est pas rare que les nerfs des employé·e·s soient mis à rude épreuve : de petites erreurs peuvent générer de sérieuses frustrations et mener les collègues à se rudoyer. C’est pourquoi la bière staff est si importante : elle permet de relaxer, de rigoler et de s’excuser si nécessaire.

Puisqu’un des effets de l’alcool est de donner envie de boire plus d’alcool, cette bière est souvent la première d’une longue série. S’ensuivent logiquement des soirées bien arrosées. Les personnes avec qui je me suis entretenu n’ont pas manqué de souligner que cette sociabilité après le quart de travail est « quasiment obligatoire ». Celles et ceux qui n’y participent pas sont vu·e·s d’un mauvais œil, on les considère comme des outsiders qui ne prennent pas à cœur l’esprit d’équipe.

La tournée de shooters

Lorsqu’on travaille dans un restaurant ou un bar et que l’on veut montrer son appréciation d’un·e comparse, l’offrande par excellence est le shooter d’alcool fort. Que ce soit après le quart de travail ou durant celui-ci, on ne le boit jamais seul·e (on risquerait alors d’être étiqueté·e comme alcoolique). On le commande plutôt en tournée et l’on partage les petits contenants. Il ne s’agit pas d’une simple consommation d’alcool, mais d’un véritable rituel ayant pour effet de lier les participant·e·s. En entrechoquant les minuscules verres avant d’avaler le doux poison qu’ils contiennent, puis en les cognant à répétition contre le comptoir une fois vidés, on souligne sa solidarité et son appartenance à un monde commun.

Si la plupart des personnes que j’ai interrogées durant mon enquête apprécient le rituel, quelques-un·e·s m’ont confié trouver l’exercice épuisant à la longue. C’est parce que l’on peut difficilement s’y soustraire. Comme n’importe quel cadeau, il est mal vu de refuser une tournée de shooters. Celui ou celle qui ne paie jamais de tournées risque pour sa part d’être rapidement identifié·e comme « radin·e » ou « cheap ». Symbole d’appréciation mutuelle, la tournée de shooters n’en reste pas moins une obligation sociale, c’est-à-dire implicite et diffuse.

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La culture des employé·e·s de la restauration ne se limite évidemment pas à ces trois éléments, mais ceux-ci me semblent particulièrement importants, car ils ont un point commun : ils participent à un brouillage des frontières entre le professionnel et le privé, le sérieux et le plaisir. Le travail prend aisément des airs de fête tandis que les temps libres sont marqués par les habitudes et les rituels issus de l’univers de la restauration. Si celui-ci se présente comme un « monde à part », c’est probablement parce qu’il offre plus qu’un mode de subsistance; il attire les personnes qui y travaillent dans un style de vie. Ce style de vie est caractérisé par de nombreuses sorties gourmandes et une sociabilité alcoolisée entre pairs.

On se délecte du style de vie de la restauration dans la vingtaine, mais lorsqu’on avance dans la trentaine ou la quarantaine, celui-ci devient de plus en plus incompatible avec ses autres engagements, familiaux notamment. Les personnes les plus vieilles que j’ai rencontrées semblaient souffrir d’un dilemme. Elles exprimaient un désir de « moins sortir », voire de quitter la restauration, mais faisaient état d’une incapacité à y parvenir. En réalité, c’est qu’elles sont rattachées à la restauration par des fils invisibles : leur communauté et leur identité sociale résident dans ce style de vie, y renoncer reviendrait à renoncer à une partie de soi.

J’ai employé le verbe « souffrir » plus haut, mais en y pensant bien, je ne crois pas que ce soit le mot approprié. Il est trop fort, il renvoie à quelque chose de pathétique. Ici, il n’y a rien de misérable, simplement un tiraillement intérieur, une difficulté d’être, une ambivalence existentielle qui relève davantage du soupir que des larmes.

[1] Celle-ci a abouti à la publication d’un livre qui vient tout juste de paraître : Pourboire : une sociologie de la restauration, Montréal, Les éditions XYZ, 2022.

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