Le récit historique d'Erdogan

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Le récit historique d'Erdogan
Analyses
| par Jacques Simon |

La sphère médiatique ne se suffit pas en soi. Au-delà de son existence simple, celles et ceux qui y participent doivent se poser la question de sa raison d’être, sa structure, son objectif : elles et ils doivent se définir un objectif et trouver la façon de l’atteindre.

L’invisibilité médiatique est, entre autres, liée à la complexité naturelle des événements. Trop souvent sommes-nous présenté·e·s à des faits atomisés, comme si les événements se produisaient dans un vide contextuel. Chacun·e connaît le sentiment énervant d’avoir commencé à suivre une histoire en cours de route, et de se sentir complètement perdu, comme si l’on entrait dans une salle de cinéma où la projection aurait déjà commencé.

Ce problème peut être vite résolu pour ce qui est des faits divers, les petites affaires d’État, et autres histoires qui seront oubliées demain. Une recherche Google et nous voilà remis à jour. Mais pour celles et ceux qui souhaitent se pencher sur des problèmes d’envergure plus large, sur des questions sociétales, géopolitiques, ou autres, la tâche se révèle alors plus dure. Chacun·e doit alors s’intéresser à une multitude de facteurs pour être capable d’analyser les faits non pas dans leur essence, mais dans le contexte qui leur est propre. Chacun·e doit alors construire un récit.

Le devoir des médias est d’informer, certes, mais aussi de faire comprendre. Pour ce faire, ils se doivent de présenter ce récit au lectorat. On doit pouvoir mettre en relation les événements, passés et futurs, afin de comprendre la logique qui fait que nous en sommes arrivé·e·s là.

Le règne de Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie, illustre la nécessité du récit pour une réelle compréhension. Cet article fait le pari d’une analyse historique du fait contemporain turc. La Turquie est riche d’une culture et d’une politique qui ont été construites pendant des siècles, voire des millénaires. Pour parvenir à comprendre pleinement le président actuel, il faut pouvoir le placer dans un contexte historique.

 

La première analyse

Une lecture sommaire des médias de masse permet  d’avoir les premières clefs pour situer Erdogan dans un contexte plus large. Il est en effet largement connu que dans les récentes années, ce dernier a profondément restructuré la vie politique turque et qu’il a largement miné les libertés civiles dans son pays. Sa dérive autoritaire a été largement relayée dans les médias de masse, d’une part à cause des problèmes éthiques que posent ses réformes, et d’autre part à cause de l’embarras qu’il génère pour les intérêts des pays occidentaux.

Peut-être peut-on commencer en 2013. Durant cette année ont lieu de spectaculaires manifestations au parc istanbuliote de Gezi. Originellement issu d’une mobilisation contre un projet de piétonisation de la place Taksim, le mouvement s’enflamme et provoque une série de protestations à travers la Turquie. Pour Dogan Ergün, membre du Parti communiste de Turquie du peuple (HTKP), c’est à cette occasion que s’explicite un mouvement populaire contre les politiques du Parti de la justice et du développement (AKP)[i]. La répression est brutale : l’État utilise l’armée pour mater les manifestant·e·s, le sang coule, et plusieurs dizaines de personnes sont tuées. Devant les caméras, Erdogan crie qu’il « écrasera [la place] Taksim[ii] ».

En 2016, ensuite, a lieu la tentative de coup d’État ratée contre le gouvernement Erdogan. S’ensuit une vague de répression intensive. Un collectif d’étudiants turcs publie dans le magazine Jacobin une critique acerbe de la réponse gouvernementale. Cent-quatre putchistes sont tué·e·s ainsi que 246 policier·ière·s, soldat·e·s et civil·e·s. Une purge de l’armée est effectuée : en quelques jours, 1684 militaires sont démis·es de leurs fonctions, accusé·e·s de proximité avec Gulen[iii]. « Erdogan, contrairement aux leaders turcs avant lui, a refusé d’être intimidé par l’armée », explique Steven Cook, un spécialiste du Moyen-Orient[iv].

En réponse à cette tentative de coup, Erdogan organise son référendum constitutionnel en avril 2017, qui, comme on le sait, est adopté à une courte majorité. Cette réforme constitutionnelle permet une concentration des pouvoirs autour de la figure du président. Ce dernier nomme dorénavant lui-même ses ministres ainsi que douze des quinze membres de la cour suprême, le poste du premier ministre est aboli, et le mandat présidentiel, allongé.

Cette série de faits — Gezi, coup d’État, référendum — forme à elle seule un début de récit, celui du retour d’un certain autoritarisme turc. Avec elle, on peut déjà voir une tendance, une suite plus ou moins logique qui mène d’un point A à un point B. Ce petit récit, permet peut-être de répondre à la question « comment ? » : comment en sommes-nous arrivé·e·s là ? Mais cette question, si intéressante soit-elle, est bien loin de permettre une compréhension d’ensemble de la situation. L’observateur·trice est encore loin d’être capable de répondre à la question « pourquoi ? ».

C’est pour répondre à ce genre de questions que le récit devient important. Avec lui, on peut non seulement expliquer pourquoi Erdogan se retrouve dans la position de force qu’il détient aujourd’hui, mais on peut aussi l’inscrire dans une lignée historique, une tendance qui n’a jamais disparu en Turquie.

Si ces trois événements marquent peut–être les temps forts de la dérive autoritaire turque des dernières années, cette tendance s’est manifestée de façon quasi ininterrompue. On peut par exemple citer le musellement des médias — autre volet de l’invisibilité dont nous parlons : celui de l’absence médiatique. Hugh Williamson, qui travaille pour Human Rights Watch, parle de la détention de « 148 journalistes et collaborateur·trices de médias [ainsi que de la fermeture de] 169 médias et maison d’éditions[v] ». On peut aussi parler de la violence avec laquelle le mouvement kurde est réprimé, de la volonté de rétablir la peine de mort, ou de l’islamisation des programmes scolaires qui entraîne le retrait de l’enseignement de la théorie de l’évolution.

 

Erdogan, au sens large

Pour comprendre Erdogan aujourd’hui, il faut pouvoir le situer dans le contexte politique qu’il a connu et influencé. À l’évidence, il n’a pas agi seul mais en relation et en réaction à un nombre infini de variables. Sans toutes les nommer, on se doit tout de même de peindre le décor dans lequel existe Erdogan, afin de comprendre comment le récit en est arrivé où il en est aujourd’hui.

En 2001 apparaît le Parti pour la justice et le développement (AKP). Issu d’une scission du mouvement islamo-conservateur Refah, l’AKP veut incarner un renouveau politique dans un contexte où les partis traditionnels manquent cruellement de légitimité populaire. Au début, le mouvement brasse large : Islamistes, libéraux, gulenistes[vi] et Kurdes s’y lient pour faire avancer un programme de réformes en profondeur.

Le 3 novembre 2002, c’est avec 34,4 % des voix que l’AKP devient majoritaire au parlement : il y détient désormais 363 des 550 sièges à l’assemblée[vii]. Le parti a non seulement bénéficié des voix de la ruralité, mais aussi de la population urbaine qui, il n’y a pas si longtemps encore, vivait dans les gecekondus[viii]. À quelques sièges près, ils détiennent une majorité suffisamment imposante pour modifier la constitution. Si les chefs de file provoquent initialement un malaise en Europe (certain·e·s parlent d’un « agenda caché » des islamistes[ix]), Abdullah Gül et Recep Tayyip Erdogan — tous deux ténors du parti — vont rapidement réussir à se détacher de cette image.

Face à une Union européenne (UE) réticente, ils vont mettre en œuvre le « désir d’Europe » du peuple turc[x]. Un des chantiers majeurs en vue de l’adhésion à l’UE est la redéfinition du rôle du l’armée. D’héritage kémaliste[xi], les forces militaires ont, historiquement, joué un rôle éminemment politique. À plusieurs reprises, l’institution a renversé des gouvernements, citant la protection de la laïcité comme motivation. Or, l’armée s’était justement cabrée pour faire barrage à l’élection de l’AKP[xii]. C’est donc non sans une certaine joie qu’Erdogan a « rédui[t] l’emprise que l’armée exerçait sur la vie politique, notamment par l’intermédiaire du Conseil de sécurité nationale[xiii] ». Ainsi donc, « au nom de la nécessaire convergence des normes européennes, les militaires ont perdu le droit d’imposer leurs décisions au conseil des ministres et d’intervenir dans l’élaboration des politiques nationales[xiv] ».

Les efforts pro-européens de l’AKP ne se limitent pas qu’à l’armée. Égalité homme-femme, abolition de la peine de mort, réformes en termes de droit civil et pénal : Erdogan et son parti n’hésitent pas à utiliser leur imposante majorité parlementaire pour mener des politiques qui brossent les européen·ne·s dans le sens du poil[xv].

En 2008, la crise de Wall Street provoque des ondes de chocs à l’échelle mondiale. Deux ans plus tard, l’UE tombe victime à son tour d’une contraction financière. Politiquement, c’est la droite et le nationalisme qui en sortent gagnants. Angela Merkel, chancelière allemande et à la tête du pays européen ayant les liens les plus profonds avec la Turquie, avait, déjà en 2004, proposé un « partenariat privilégié » entre les deux pays plutôt qu’une adhésion à l’Union européenne[xvi]. En 2008, c’est au tour de Nicolas Sarkozy, fraîchement élu à la présidence de la République française, de tenir des propos anti-adhésion. Pour l’AKP, le coup est rude : ce sont plusieurs années de réformes et de collaboration qui sont mises en cause. Ce repli identitaire de « l’Europe des cathédrales » contre la « Turquie des mosquées » ne plaît guère aux personnes libérales. Dépité·e·s, elles et ils quittent l’AKP.

En 2013, les tensions entre Fetullah Gulen[xvii] et Erdogan atteignent leur paroxysme lors d’un désaccord à propos de l’éducation, thème cher à la mouvance guleniste. Une véritable chasse aux sorcières a lieu pour vider l’administration turque des fidèles de Gulen. Privé de ses membres gulenistes, l’AKP ne se retrouve composé que de Turco-islamistes et de Kurdes. Le mariage est improbable et ne tient pas longtemps : sans surprises, les Kurdes quittent à leur tour le parti pour se diriger vers une formation qui est plus à même de répondre à leurs envies nationalistes. Lors des élections de 2014, le Parti démocratique des peuples, de gauche et pro-Kurde, obtient presque 10 % des voix.

Débarrassés de toute opposition interne, Erdogan et les Néo-Ottomans peuvent mener leur politique comme ils le souhaitent.

Ainsi donc, on voit que le président turc est apparu tel qu’il est aujourd’hui à la suite de tensions au sein de son parti et d’une purge qu’il a menée avec ses sympathisant·e·s. Fort·e·s de cet élément d’analyse, les observateurs·trices peuvent mieux comprendre pourquoi il est important pour Erdogan de limiter les libertés de ses opposant·e·s qui pourraient souhaiter prendre leur revanche.

 

Les deux pôles de la République de Turquie

Si nous comprenons pourquoi l’AKP est devenu le parti qu’il est aujourd’hui, nous ne savons toujours pas pourquoi il a été élu — et continue à l’être — dans un pays qui, historiquement, a été républicain.

Pour comprendre la prise de pouvoir d’un parti réactionnaire comme celui de l’AKP d’Erdogan, il faut comprendre la division qui existe au sein même de la population turque. Cette tension puise ses sources au fondement même de la République turque.

Avec l’arrivée au pouvoir en 1923 de Mustafa Kemal, dit Atatürk, c’est en effet une nouvelle ère qui s’ouvre pour la Turquie. Le grand vainqueur de la guerre d’indépendance contre la Grèce proclame immédiatement la république et envoie en exil le denier sultan. La Turquie tourne le dos à son passé ottoman et devient, au Moyen-Orient, un des seuls pays qui n’est pas sous le joug d’une puissance coloniale. Fort de son pouvoir autoritaire, Kemal entame une série de réformes qui dureront plusieurs décennies. Deux volets se distinguent : les changements identitaires et les transformations économiques.

En termes d’identité, le kémalisme se veut réformiste. Peu friand de l’ottomanisme d’antan, Atatürk entreprend de forger à son pays une identité nationale. Celle-ci se distance largement de celle des pays moyen-orientaux et s’inspire ouvertement des exemples européens.

La liste des réformes est longue : Kemal n’épargne quasiment aucune facette de l’ancien monde. En 1924, des lois unifiant l’enseignement sont adoptées, limitant ainsi la prolifération de la pensée religieuse à travers le système scolaire. En 1926, il introduit le calendrier géorgien, et adopte le code pénal suisse. En 1925, les confréries religieuses sont abolies et en 1928, l’État devient laïque, principe qui sera inscrit dans la constitution en 1933. Ces attaques marquées envers le passé religieux de la région témoignent de l’inspiration occidentale — française en l’occurrence — d’Atatürk. En 1935, le dimanche remplace le vendredi comme jour officiel férié. Mais l’exemple le plus frappant de ce « réformisme » identitaire reste le changement, du jour au lendemain, de l’alphabet. En 1928, Kemal annonce que le turc s’écrira non plus avec les lettres arabes mais avec l’alphabet latin[xviii].

De par la mise à mort de l’Ottomanisme, Atatürk cherche à créer une identité nationale pour son nouveau pays. « Heureux est celui qui dit "je suis turc" » proclame la devise nationale adoptée en 1933 et conservée depuis lors.

Autre volet du kémalisme : la doctrine économique. Mustafa Kemal perçoit l’État comme « un acteur de premier plan de l’économie[xix] ». Si les années 1920 sont plutôt libérales, dès le début des années 1930, avec la crise internationale de 1929, le gouvernement kémaliste change d’approche. À partir de 1933, des plans quinquennaux sont établis, donnant le la de la production nationale[xx]. Également, la part du PIB national représentée par les investissements publics passe de 3,5 % à 6,1 % entre 1929 et 1939. Ce financement est issu d’une taxation augmentée du système bancaire[xxi].

À la mort de Kemal, le 11 novembre 1938, c’est Ismet Inönü, un proche collaborateur, qui prend la relève. Kémaliste de première heure, il suit la ligne économique de son mentor. Avec le début de la deuxième guerre mondiale, l’État turc prend un contrôle encore plus marqué de l’économie. La « loi de défense nationale », passée en 1940, lui octroie le pouvoir quasi-illimité de fixer les prix, réquisitionner les matières premières et de placer des barrières tarifaires[xxii].

Cette série de réformes, qui s’étend sur plusieurs décennies et est mise en place de façon plus ou moins coercitive, peine cependant à prendre racine dans l’intégralité du pays. Le kémalisme, malgré lui, a créé une division intense au sein de la Turquie. D’une part, une bourgeoisie urbaine se développe, et se tourne vers l’Europe culturellement et économiquement. Laïque et démocrate, cette élite forme le berceau, encore aujourd’hui, du mouvement kémaliste. Mais d’autre part, une frange rurale importante de la population conserve son héritage ottoman, marquée par la tradition et l’islam. À l’évidence, sur les plans économique et politique, la relation est houleuse. L’économie est largement dominée par les intérêts de la bourgeoisie urbaine qui, par la même occasion, détient une part importante du pouvoir économique.

Pendant que la Turquie se tourne lentement vers l’Europe institutionnelle, des changements économiques majeurs ont lieu. Durant les années 1960, une migration interne intense mène des centaines de milliers de personnes vers les centres urbains. De ce fait, les populations marginalisées par les réformes d’Atatürk se retrouvent au cœur des grandes villes, et côtoient la bourgeoisie kémaliste et europhile. Un des symboles de cette migration intensive est le gecekondu.

Les années 1970 et 1980 sont, elles, le terrain de jeu d’un néolibéralisme acharné. Les programmes d’ajustement structurel (PAS) du Fonds Monétaire International (FMI), qui imposent une rigueur budgétaire intransigeante, sont mis à l’œuvre en Turquie où la situation économique est critique. Un coup d’État militaire a lieu en 1980, menant au pouvoir Turgut Ozal. Celui-ci accélère les politiques d’austérité. Avec le démantèlement de l’État-providence, une réelle précarité s’installe. Dans les quartiers où se trouvent les gecekondus, ce sont les mosquées qui prennent la relève pour protéger la cohésion sociale. Si elles aident largement ces communautés à se créer une unité et une solidarité, elles véhiculent, naturellement, un enseignement religieux. Ainsi se structure dans les centres urbains — autrefois largement dominés par le laïcisme — une nouvelle population qui adhère à un islam traditionnel et conservateur. Parmi cette population, un certain Recep Tayyip Erdogan grandit et fait ses premiers pas vers la politique, qui le mèneront à la mairie d’Istanbul en 1994[xxiii].

À partir de 1923 donc, le peuple turc se scinde en deux, une division qui est encore d’actualité. Un des terrains d’affrontement de ces deux pôles est l’intégration — ou du moins le rapprochement — à l’Union européenne. La bourgeoisie kémaliste, elle, s’intéresse à cette communauté qui offre l’accès à un juteux marché commun et une ouverture vers le monde occidental. Les franges de la population nostalgiques du passé ottoman de la Turquie sont, en revanche, moins intéressées par cette option qui représente un certain reniement des valeurs qui leur sont chères ainsi qu’une perte d’autonomie géopolitique. L’intégration à l’UE, en effet, nécessite une certaine normalisation des politiques, intérieures comme extérieures, des pays membres.

 

L’actualité par le prisme du passé

En 1958, Fernand Braudel, célèbre historien français, publie un article qui devient une référence. Intitulé « La longue durée », il appelle les penseurs et penseuses des sciences sociales à se séparer de leur tendance à traiter de l’événementiel, c’est-à-dire des faits sortis de leur contexte. À la place, il les invite à se pencher sur la longue durée, même si elle se présente « comme un personnage encombrant, compliqué, souvent inédit[xxiv] ».

Le temps court, lui qui est « à la mesure des individus, de la vie quotidienne », est « le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste ». Or, poursuit-il, « chronique et journal donnent, à côté des grands évènements, les médiocres accidents de la vie ». La presse dont parle Braudel, celle qui travaille le fait divers, a certes son utilité. Pourtant, si la sphère médiatique souhaite dépasser les maux qui la gangrènent, médiocrité du contenu, sensationnalisme à outrance, ou encore productivisme à tout va, elle se doit de pouvoir aussi offrir à son lectorat une analyse portée sur le temps long. « Rien ne se passe dans le vide » ajoute Jerzy Borzecki, historien interrogé par L’Esprit libre, « bien connaître le passé aide à comprendre le présent ».

« Le temps d’aujourd’hui date à la fois d’hier, d’avant hier, de jadis ». Si les médias souhaitent faire comprendre aussi bien qu’informer, ils se doivent donc de présenter le récit historique, trop souvent invisible pour l’instant.

L’exemple de la Turquie est parlant. Si l’on revient au début de notre récit, on s’aperçoit qu’au fur et à mesure qu’on remonte dans le temps, notre compréhension du personnage d’Erdogan s’approfondit : « présent et passé s’éclairent de leur lumière réciproque ». Depuis les manifestations du parc Gezi en 2013, nous pouvons constater que la dérive autoritaire de la Turquie s’est faite en réaction à un certain nombre de protestations issues des rangs des opposant·e·s à Erdogan. Avec un retour en arrière d’une quinzaine d’années, nous comprenons que ces mouvances politiques étaient alliées à Erdogan au sein de l’AKP, avant qu’elles soient plus ou moins mises à la porte souvent en raison de conflits internes. Avec un retour en arrière d’une ou deux décennies en plus, nous avons vu que le soutien à l’islamisme conservateur d’Erdogan est, au moins en partie issu des classes anciennement très défavorisées, dont l’intégration sociale a été assurée non par l’État, mais par des mosquées urbaines. Si l’on remonte davantage, on s’aperçoit que ces populations sont issues d’un profond clivage au sein de la République de Turquie causé par les réformes inabouties d’Atatürk.

Fort·e·s de ce récit, nous pouvons comprendre que Recep Tayyip Erdogan est issu en ligne droite d’une philosophie ancienne, d’une philosophie nostalgique de la grandeur passée de l’Empire dont Istanbul était la capitale. Cette information nous permet de comprendre un peu mieux pourquoi Erdogan semble systématiquement se poser en confrontation avec les puissances occidentales : il souhaite revenir à un temps où la Turquie était une puissance centrale et mondiale. Définir exactement l’idéologie qui inspire Erdogan est source de débat. Malek Abisaab, professeur spécialiste du Moyen-Orient à l’Université McGill et interviewé par L’Esprit libre, en parle dans ces termes : « Erdogan est un islamiste, on peut identifier son règne comme un retour au à l’islamisme. Il est allié avec les islamistes arabes tels que les Frères musulmans, il soutient les islamistes en Syrie et au Qatar ».

Comprendre Erdogan, l’AKP, ou la politique turque n’est donc pas possible si l’on se limite à observer l’actualité immédiate. Pour pleinement saisir ce qu’il se passe en Turquie, on ne peut ignorer qui est Erdogan ni la manière dont il s’inscrit dans le contexte politico-intellectuel turc plus large. Il faut savoir comment son mouvement a pris le contrôle de l’AKP, menant ainsi au pouvoir des individus à sensibilité ottomane qui ont persisté malgré les réformes d’Atatürk. En somme, il faut être capable de se construire un récit historique.

Interrogé par L’Esprit libre, un des animateurs du Caspian Report, chaîne YouTube qui s’intéresse aux questions géopolitiques et qui utilise fréquemment le récit historique pour étayer ses propos, explique pourquoi il se sert de l’Histoire pour parler de l’actualité : « L’Histoire donne un contexte et révèle des schémas de comportement qui permettent de clarifier des évènements de façon impartiale ». « Tout est contextuel », conclu de son côté le professeur Abisaab, « connaître le passé est absolument nécessaire pour comprendre l’origine et le développement d’un événement ou d’une idée ».

À l’évidence, ceci n’est en aucun cas une spécificité turque. Chaque événement auquel l’on peut être confronté·e n’est, in fine, que l’aboutissement d’une suite d’antécédents plus ou moins identifiables.

Pour les retracer, le travail est considérable. Il s’agit d’une entreprise de profondeur, une tâche longue et minutieuse. C’est là le travail du ou de la journaliste. Il ou elle se doit de donner aux lecteurs·trices une vue d’ensemble du sujet traité. À ce titre, il faut plaidoyer pour que l’Histoire entre dans l’actualité.

 

CRÉDIT PHOTO : ©Paul Morigi Photography

[i] Jan Ronahi et Alp Kayserilioğlu, 7 juin 2015, « Turkey after Gezi », The Jacobin, Brooklyn. www.jacobinmag.com/2015/06/kobane-erdogan-turkey-elections

[ii] Paul Benjamin Osterlund, 21 janvier 2015, « A Coup Around Every Corner », The Jacobin, Brooklyn. www.jacobinmag.com/2015/01/turkey-erdogan-authoritarian-intellectuals/

[iii] Alp Kayserilioğlu, Güney Işıkara et Max Zirngast, 16 août 2016, « The AKP’s Hegemonic Crisis », The Jacobin, Brooklyn. www.jacobinmag.com/2016/08/turkey-erdogan-gulen-coup-purge

[iv] Steven A. Cook, 21 juillet 2016, « How Erdogan Made Turkey Authoritarian Again », The Atlantic, Washington D.C. www.theatlantic.com/international/archive/2016/07/how-erdogan-made-turkey-authoritarian-again/492374/

[v] Human Rights Watch, 15 décembre 2016, « Turquie : les médias sont muselés », Human Rights Watch, Istanbul. www.hrw.org/fr/news/2016/12/15/turquie-les-medias-sont-museles, repéré le 20/06/2017

[vi] Les gulenistes sont les personnes qui adhèrent au mouvement de l’imam Fethullah Gülen, très important en Turquie.

[vii] Alain Chenal, 2005, « L’AKP et le paysage politique turc », Pouvoirs, no.115, Paris. doi.org/10.3917/pouv.115.0041

[viii] Les gecekondus sont des espèces de favelas à la turque, construits avec des matériaux de récupération et dans lesquels habitaient d’immenses parties des populations récemment arrivées dans les secteurs urbains.

[ix] Alain Chenal, loc. cit.

[x] Ibid.

[xi] Philosophie politique issue de la pensée de Mustafa Kemal dit « Atatürk », fondateur de la République de Turquie. L’armée qui lui est fidèle a fait trois putschs depuis les années 1960.

[xii] Gülcin Erdi Lelandais, 2007, « L’énigme de l’AKP : regards sur la crise politique en Turquie », Politique étrangère, no.3, automne, Paris. doi.org/10.3917/pe.073.0547

[xiii] Jean Marcou, avril 2017. « Le président Erdogan signe la fin du "modèle turc" », Le Monde diplomatique, Paris. www.monde-diplomatique.fr/2017/04/MARCOU/57386  

[xiv] Sümbül Kaya, octobre 2016, « Comment M. Erdogan a maté l’armée turque », Le Monde diplomatique, Paris. www.monde-diplomatique.fr/2016/10/KAYA/56453  

[xv] Jean Marcou, loc. cit. 

[xvi] Hans Kundnani et Astrid Ziebarth, janvier 2017 « Entre l’Allemagne et la Turquie, l’enjeu des réfugiés », Le Monde diplomatique, Paris. www.monde-diplomatique.fr/2017/01/KUNDNANI/56972  

[xvii] Imam influent et père fondateur de la mouvance guleniste. Aujourd’hui exilé au New Jersey, le gouvernement d’Erdogan essaye sans cesse de faire pression sur les États-Unis pour qu’il soit extradé vers son pays d’origine — en vain pour l’instant.

[xviii] Patrick Kinross, 2001 (1966), Atatürk : The rebirth of a nation, Weidenfeld & Nicolson History,  Londres.

[xix] Hamit Bozarslan, 2005, « La laïcité en Turquie », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol.78, pp.42-49, Nanterre. www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_2005_num_78_1_1026

[xx] Deniz Akagül, 1989, « L’économie turque : de l’étatisme à une forme de libéralisme », CEMOTI – Cahiers d’Études sur la Méditerranée orientale et le monde Turco-Iranien, vol.8, pp.133-148, Paris. www.persee.fr/doc/cemot_0764-9878_1989_num_8_1_918

[xxi] Ibid.

[xxii] Erik Zürcher, 2004, Turkey : A Modern History, 3e édition, I.B. Tauris, New York.

[xxiii] Ibid.

[xxiv] Fernand Braudel, 1958, « Histoire et Sciences sociales : La longue durée », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, volume 13, numéro 4, pp. 725-753, Paris. www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1958_num_13_4_2781

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