Le piratage de données, un crime sexuel ?

Canada
Le piratage de données, un crime sexuel ?
Analyses
| par Sarah Daoust-Braun |

Le piratage de données informatiques est un phénomène mondial dont personne n’est à l’abri. Pas même les plus grandes célébrités. Et quand ce sont des photos d’elles nues qu’on pirate, la justice se brouille.

Le 31 août 2014, des pirates anonymes se sont emparés de photos intimes de centaines de stars sur leur compte iCloud pour ensuite les publier sur Reddit et 4Chan, des sites de partage de liens et d’images. Ce célèbre Celebgate (1), dont les principaux suspects sont Bryan Hamade, un Américain de 27 ans, et Sergei Kholodovskii, un Russe de 28 ans, remet en question la sécurité informatique du « Nuage ». Le cloud computing est un système qui permet le stockage et l’externalisation de données sur des serveurs liés à Internet. Autrement dit, grâce à l’informatique en nuage, les utilisateurs ont accès à leurs données, telles des photos, n’importe où et n’importe quand. Il suffit d’avoir en main un périphérique branché sur Internet : portable, téléphone intelligent, tablette. L’iCloud est un service de cloud computing pour les usagers d’Apple, mais il en existe d’autres en ligne comme Dropbox ou Google Drive.

En marge du scandale, plusieurs se sont penchés sur la méthode utilisée par les hackers pour obtenir les clichés privés. Quelques hypothèses ont été émises, dont le simple vol des mots de passe des célébrités pour avoir accès à leur compte iCloud grâce à une faille dans l’application « Localiser mon iPhone » d’Apple. Les pirates ont pu utiliser un logiciel pour tester des mots de passe des comptes des stars sans être bloqués, même après un certain nombre de tentatives infructueuses.

Au-delà de l’acte de pirater des données informatiques qui est un crime en soi, c’est le partage de photos de nus, intimes, intrinsèquement personnelles, dont il est question. Les technologies d’aujourd’hui permettent de saisir, parfois avec une facilité étonnante, des données qu’on croyait fermement protégées. L’actrice oscarisée Jennifer Lawrence fut l’une des victimes des pirates informatiques. Des clichés d’elle dénudée, destinés à son copain de l’époque, ont été dévoilés sur la Toile. En entrevue pour le magazine américain Vanity Fair, elle semble révoltée. « Ce n’est pas un scandale, c’est un crime sexuel. C’est une violation sexuelle, soutient-elle. C’est dégoûtant. Les lois doivent changer, et nous devons changer. »

Serait-il vraiment possible de considérer le piratage de photos de nus comme un crime sexuel? Bref, une infraction d’ordre sexuel au même titre que l’agression sexuelle? La question est complexe. Au Canada, aucun article du Code criminel n’y fait directement référence. Si une situation semblable s’était produite au Canada et qu’une victime avait porté plainte, plusieurs types d’accusations auraient pu être portées. D’abord, il y a le volet piratage qui est traité à l’article 342.1 du Code criminel qui rend illégal « l’accès et l’utilisation d’un système informatique par une personne non autorisée » (2). On pourrait également songer à une accusation de vol (ici de photos), mais une décision en décembre 2013 de la Cour d’appel du Québec a infirmé cette idée. « Les choses intangibles, comme des données informatiques, ne peuvent qu’être “détournées”, elles ne peuvent être “prises” puisqu’elles n’ont pas d’existence matérielle. Or, sans prise ou sans détournement qui puisse entraîner une privation pour la victime, il ne peut y avoir de vol » (3).

Ensuite, l’infraction de voyeurisme pourrait être évoquée. C’est-à-dire lorsqu’une personne, d’après l’article 162 du Code criminel, « subrepticement, observe, notamment par des moyens mécaniques ou électroniques, une personne — ou produit un enregistrement visuel d’une personne — se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée ». De même, une accusation de corruption des mœurs décrite à l’article 163(1)(a), c’est-à-dire lorsque quelqu’un « produit, imprime, publie, distribue, met en circulation, ou a en sa possession aux fins de publier, distribuer ou mettre en circulation, quelque écrit, image, modèle, disque de phonographe ou autre chose obscène ». Cette infraction est passible d’une peine d’emprisonnement maximale de deux ans.

Toutefois, rien n’indique ou n’associe clairement le piratage de photos de nus à une infraction d’ordre sexuel. Ce crime ne peut donc être considéré juridiquement comme un crime sexuel, du moins au Canada. Le fait que Jennifer Lawrence, en tant que femme ayant subi un préjudice moralement irréparable, probablement choquée et oppressée par la façon dont on dispose de son corps, ait associé cet acte à une forme de violation sexuelle est compréhensible. Aux États-Unis, pays d’où provient la majorité des personnalités touchées par le Celebgate, la situation est différente. L’État de Californie a adopté en septembre une loi contre le piratage de photos intimes qui permet un « recours légal contre une personne qui distribue intentionnellement une image ou une vidéo à contenu sexuel d’une autre personne sans son consentement », et « avec intention d’infliger une détresse émotionnelle » (4).

Le piratage de photos intimes, au-delà du discours réducteur selon lequel les victimes n’avaient simplement pas à se photographier ainsi, viole le droit fondamental du respect de la vie privée. Un phénomène similaire, la cybervengeance ou revenge porn, qui consiste en la publication et le partage en ligne d’un document sexuellement explicite sans le consentement de la personne qui figure sur ledit document, s’observe de plus en plus. Des pirates informatiques ou d’anciens partenaires téléchargent par exemple des photos à caractère pornographique de la victime, souvent féminine, et les diffusent sur le web où, on le sait, rien ne peut jamais complètement disparaître. Au Québec, une jeune femme de Victoriaville, Maggy Saint-Martin, poursuit présentement en justice pour un montant de 35 000$ un ancien collègue de travail pour diffusion sur les réseaux sociaux de photos de ses implants mammaires. Douze États américains, dont la Californie, ont adopté des lois pour criminaliser le revenge porn, tout comme Israël et l’Allemagne. Au Canada, le projet de loi C-13, adopté le 9 décembre 2014, permet de condamner la cybervengeance et la cyberintimidation, et ainsi criminaliser le piratage de photos de nus. L’article 162.1 a été ajouté au Code criminel où « Quiconque sciemment publie, distribue, transmet, vend ou rend accessible une image intime d’une personne, ou en fait la publicité, sachant que cette personne n’y a pas consenti ou sans se soucier de savoir si elle y a consenti ou non » peut être déclaré coupable d’acte criminel et être passible d’une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans. Le projet de loi essuie cependant plusieurs critiques. Selon ses opposants, il faciliterait la surveillance policière et l’accès aux renseignements personnels des Canadiens. Ce qui revoit à l’éternel débat entre la protection des renseignements personnels et le droit d’accéder à ceux-ci au nom de la sécurité nationale, mais il s’agit d’une autre discussion.

Le piratage de données, plus particulièrement de photos de nus privées, est un crime. Difficile cependant de le considérer d’un point de vue juridique comme un crime sexuel. Le développement du phénomène conjugué à l’adoption de plusieurs législations un peu partout dans le monde a toutefois certainement influencé le Canada à revoir son Code criminel sur la question.  

(1) Le suffixe gate est utilisé par les médias anglophones depuis le scandale du Watergate dans les années 1970. Il tend à désigner un scandale en lien avec l’autorité politique et gouvernementale. Ici, celeb fait référence aux célébrités touchées par le piratage de données.

(2) Gendarmerie royale du Canada. « Crimes technologiques », Gendarmerie royale du Canada, [en ligne], http://www.rcmp-grc.gc.ca/ns/prog_services/specialized-services-services... (page consultée le 4 décembre 2014).

(3) Cormier c. R., 2013 QCCA 2068 (CanLII)

(4) LE MONDE. « La Californie adopte une loi contre le piratage de photos intimes », Le Monde (1er octobre 2014), [en ligne], http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2014/10/01/la-californie-adopte-... (page consultée le 4 décembre 2014).

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