« Le confinement les a projetées à la rue » : femmes et itinérantes à Montréal

Nathalia Segato, Unsplash.
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« Le confinement les a projetées à la rue » : femmes et itinérantes à Montréal
| par Adèle Surprenant |

 

Pour beaucoup, les premiers mois de la pandémie de Covid-19 ont été synonymes de rester chez soi. Un impératif que n’ont pas pu respecter les milliers de personnes en situation d’itinérance à Montréal, sans pour autant être épargnées par le virus ni par la précarisation qui a accompagné la fermeture de l’économie pour causes sanitaires. Regard sur les femmes et personnes trans sans domicile fixe, pour qui la rue est rarement le meilleur des refuges.

En septembre, la rue Sainte-Catherine est vide de ses touristes, qui se font déjà rares depuis l’irruption de la pandémie de Covid-19. Parmi le fourmillement des passant.e.s, lui ininterrompu, se détache une silhouette. Vêtue de velours magenta de la tête aux pieds, Noémie et son sourire se reconnaissent de loin : « Je peux emprunter ton téléphone deux minutes?, demande-t-elle à l'intervenante qui m’accompagne, il faut que j’appelle quelqu’un pour qu’il m’aide à changer mon chèque ». 

Nous sommes au début du mois et Noémie n’est pas la seule à éprouver des difficultés à encaisser son chèque de solidarité sociale, connu sous le nom de « bien-être social ». Pour les personnes sans logement, il n’est pas rare de ne pas avoir de compte à la banque, salon Ann-Gaël Whitman, coordonnatrice de la Maison Jacqueline, centre d’hébergement d’urgence pour femmes qui a pignon sur rue dans l’arrondissement montréalais de Centre-Sud. Avec la pandémie, il n’est plus possible d’obtenir une carte d’assurance maladie avec photo, pièce d'identité nécessaire pour pouvoir encaisser un chèque dans une institution bancaire sans y être membre.  

La pandémie a provoqué de nombreux bouleversements et a multiplié les problèmes, déjà nombreux, auxquels font face les personnes en situation d'itinérance et les femmes en particulier : « Au début de la pandémie, il n’y avait aucune ressource pour les personnes en état d’itinérance, explique Mme Whiteman, au téléphone avec L’Esprit libre. Les femmes étaient dans la rue depuis des semaines, elles n’avaient pas accès à des douches, à des toilettes... on a même dû fermer notre centre de jour », se désole-t-elle. Le gouvernement a par la suite débloqué des fonds d’urgence pour soutenir les ressources en itinérance comme la Maison Jacqueline. La coordinatrice du centre témoigne tout de même d'une « augmentation [des demandes] à tous les niveaux, » que ce soit pour obtenir des repas, des vêtements propres ou prendre une douche, mais aussi « une augmentation des demandes et des refus pour les lits ».

L’itinérance au féminin

Sur les 1 000 places en hébergement d’urgence à Montréal en 2019, entre 10 à 14% étaient réservés aux femmes, qui représentent pourtant le quart de la population en situation de précarité extrême au Québec1.

Lors du dernier dénombrement officiel, 3 149 personnes itinérantes ont été recensées à Montréal, parmi lesquelles une majorité d’hommes et 41% d’hommes âgés de 30 à 49 ans2. Des chiffres qui ne correspondent pourtant pas au vrai visage de l'itinérance, dénonce la professeure et directrice du département de travail social à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), Céline Bellot. Ils ne correspondent qu’à l’itinérance de rue, souvent associée aux hommes, alors que pour les femmes « on va parler d’une itinérance ”cachée“ ou "invisible”, nous explique-t-elle en entrevue. Elles vont trouver toutes sortes de solutions pour éviter la rue : vivre en colocation, vivre en motel, se maintenir dans des logements non sécuritaires où elles vivent de la violence, dormir chez quelqu’un en échange de services sexuels... »  

Selon elle, les femmes vont tout essayer avant d’arriver à la rue. Si elles échouent à « rester sur la première marche de l'escalier sans tomber sur le trottoir », pour reprendre l’expression employée par une femme en situation d’itinérance interrogée par Mme Bellot, « elles vont tout faire pour ne pas être repérées comme quelqu’un en situation d’itinérance ». Pour des raisons de sécurité, certaines femmes sans logement vont user de diverses stratégies pour s’invisibiliser elles-mêmes, que ce soit en apportant un souci particulier à leur apparence ou en évitant certains lieux publics comme les parcs, fréquentés par une population itinérante majoritairement masculine. 

Mais l’invisibilisation n’est pas la seule spécificité de l’itinérance au féminin. Pour Ann-Gaël Whiteman, « c’est le choc post-traumatique qui mène quasi toutes les femmes à l'itinérance. » Des traumas liés à des violences physiques, psychologiques ou sexuelles remontant pour beaucoup à l'enfance. 

Un constat que seconde Mme Bellot, pour qui « une femme qui arrive à la rue a essayé de se démener pendant des mois, des semaines, des années pour ne pas tomber, et quand elle tombe c’est que toutes les ressources ont été épuisées, y compris elle-même physiquement, psychologiquement et émotionnellement », contrairement à l'expérience des hommes, qui ont tendance à basculer plus rapidement dans l’itinérance. 

En marge de la marge

De retour aux angles des rues Sainte-Catherine et Panet, Noémie nous raconte son parcours dans la rue, qui a commencé il y a environ un an, suite au décès de sa mère : « il y a des personnes qui consomment, d’autres qui boivent. Et il y a des personnes qui souffrent », commente-t-elle avec émotion, en référence à sa situation. 

Noémie fait partie des 20 à 40% de personnes itinérantes en Amérique du Nord qui s’identifient à la communauté LGBTQ+. Elle a entamé sa transition il y a huit ans, bien avant de tomber dans l’itinérance. Pour nombre de personnes trans ou non binaires, le chemin vers la rue est souvent plus direct, d’après le professeur de sexologie à l'UQAM Philippe-Benoît Côté, qui a fait de la recherche sur les personnes LGBTQ+3 en situation d’itinérance. 

Rappelant le manque criant de recherche sur la question, M. Côté estime que ces gens se retrouvent peut-être à la rue à cause « de l’exclusion familiale, des parents et de la famille élargie qui répondent très mal à l'orientation sexuelle, l'identité de genre des jeunes, ce qui fait en sorte que certains parents vont les pousser directement à la rue », explique-t-il à L’Esprit libre. D’autres pourraient eux et elles-mêmes choisir de quitter le domicile familial pour chercher du soutien dans d’autres milieux, un soutient qui manque cruellement à l’appel.

À Montréal, il n'existe aucune ressource dédiée spécifiquement aux personnes trans en situation d’itinérance. Il y a un « trou de services », commente M. Côté, rapportant le témoignage de personnes trans se voyant refuser l’accès à certains services ou refusant simplement de les réclamer, par peur d’être discriminées. « Une femme trans m’a raconté s’être fait refuser l'entrée d'un centre d’hébergement pour femmes parce qu’elle avait un peu de pilosité faciale », se souvient-il, ajoutant qu’elle n’avait pas eu accès à un rasoir depuis plusieurs jours. 

« C’est une clientèle qui est extrêmement mal desservie », acquiesce Mme. Whiteman, qui soutient que « le fait d’être trans est une facette [de] qui elles sont », qui devrait être prise en charge par des ressources spécifiques. 

Penser l’après Covid

Fin août, la mairesse de Montréal Valérie Plante donnait jusqu’au 1er septembre aux campeurs de la rue Notre-Dame, à l’est de la métropole, pour démanteler leurs installations et quitter le site4. Un îlot d'une quarantaine de tentes, qui grossit depuis le 3 juillet et où se retrouvent à la fois des itinérants de longue date et d’autres, poussée à la rue par la crise du logement5.

Malgré l'ultimatum de la mairie et l’hiver qui approche, le campement n’est toujours pas démantelé. Les ressources qui avaient été mises sur pieds pour répondre à la demande croissante et aux mesures sanitaires imposées par la Covid-19 commencent à fermer, au désespoir des actrices et acteurs du milieu de l’itinérance: « on est très inquiètes du manque de places en lits d’urgence à Montréal, commente Mme Whiteman. Les froids s’en viennent, l’hiver s’en vient », et seulement une nouvelle ressource en hébergement d’urgence vient d’ouvrir ses portes. Soixante lits dans un YMCA, accueillant les hommes comme les femmes. De quoi décourager les femmes, selon Mme Whiteman, qui, très souvent, ne se sentent pas en sécurité dans les endroits mixtes où elles sont à risques de vivre des agressions physiques et sexuelles. 

« Il y avait déjà peu de solutions pour les femmes pendant le confinement », commente Céline Bellot, rappelant que les mesures de distanciation sociale et l’injonction au « rester chez soi » a également plombé l'économie informelle, de laquelle les personnes itinérantes tirent principalement leur revenu. « Le ramassage des canettes, la quête et une partie de la demande pour le travail du sexe se sont effondrés, mais il y a aussi des côtés positifs à la pandémie » en ce qui concerne l’itinérance à Montréal, rappelle la professeure à l'UQAM, qui réalise actuellement une recherche sur le sujet.

La flexibilité dans les ressources ouvertes spécialement durant le confinement a permis, selon Mme Bellot, de montrer aux autorités publiques que d’autres méthodes sont possibles en matière d'hébergement: des horaires moins contraignants, la possibilité d’héberger des couples ou de laisser entrer les chiens avec leurs propriétaires, etc. Aussi, « à cause des mesures de distanciation sociale, on a créé des bulles d’intimité, et donc une nouvelle façon de concevoir et d’accueillir les gens dans un espace plus intime qu’à l'habitude, » ajoute-t-elle, secondée par Mme Whiteman, pour qui les refuges accueillant 300 personnes ne sont plus acceptables. « Il faudrait favoriser les petites unités d’hébergement », complète celle qui est à la tête d'un centre abritant 20 lits d’urgence. 

« Le gros mot, partout, c’est qu’il faut se réinventer, notamment dans notre façon de concevoir l’intervention, le logement, la fonction des centres-villes », d’après Mme Bellot, pour qui l’itinérance peut profiter des transformations plus larges de la société qu’a provoqué l’apparition de la Covid-19. Même avec le déconfinement, le télétravail perdure, se développe et se normalise, laissant de nombreuses tours à bureaux du centre-ville vides, du moins partiellement. Fin septembre, une étude de la Chambre de Commerce du Montréal métropolitain (CCMM) recensait qu’à peine un tiers des employeur.se.s enregistrent un taux d’occupation de plus de 20% dans leurs bureaux du centre-ville.

Une direction vers laquelle regarder pour repenser la situation de l’itinérance au Québec et particulièrement à Montréal, à quelques pas de la Place Émilie-Gamelin et des rues peuplées de Centre-Sud et du Village, où l'itinérance est loin d’être masquée par les impératifs de la pandémie. 

 

 

Lortie, Marie-Claude. 27 décembre 2019. « Rare ressource pour femmes itinérantes » dans La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/2019-12-27/rare-ressource-pour-femmes...

2 Radio-Canada. 25 mars 2019. Près de 5800 itinérants "visibles" au Québec. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1160344/denonbrement-itinerants-vis...

Chiffres tirés d'une entrevue avec Philippe-Benoît Côté. 

Ruel-Manseau, Audrey. 31 août 2020. « Campement de Notre-Dame : "personne n'a l'intention de partir" » dans La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2020-08-31/campement-d...

Ibid.

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