Le commerce mondial du pétrole, une arme économique ?

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Le commerce mondial du pétrole, une arme économique ?
Analyses
| par Simon Bernier |

Ceux qui contrôlent le pétrole, contrôlent beaucoup plus que le pétrole. – John McCain, sénateur américain de l’Arizona, 17 juin 2008

Depuis la dernière période estivale, les consommateurs ont pu profiter d’une forte baisse du prix de l’essence. En effet, pour la première fois depuis l’été 2010, le prix à la pompe au Québec est descendu en dessous du seuil d’un dollar. Cette diminution bénéficie aux propriétaires de véhicules motorisés ainsi qu’à l’économie mondiale, dépendante du pétrole pour le transport des marchandises et des personnes. Phénomène éphémère ou tendance lourde ? Les analystes s’interrogent sur les causes et conséquences de cette chute drastique. Est-ce une guerre économique entre pays producteurs, une résultante d’une surproduction pétrolière ou encore le début de la fin d’une économie mondiale moribonde ? Les réponses varient et si aucune d’entre elles n’expliquent à elles seules le phénomène, elles sont toutes une composante du casse-tête qui, une fois reconstruit, nous permet d’avoir un portait global de la situation et de dégager la complexité des jeux d’intérêts entre les différents acteurs de cette industrie.

Trop de producteurs, pas assez d’acheteurs

Il est possible d’expliquer la baisse initiale du prix du pétrole ainsi : l’offre est plus forte que la demande. Cette dernière demeure faible, en raison d’une économie mondiale sans grande vigueur depuis la crise financière de 2008. Malgré tout, le prix du baril de pétrole s’est envolé depuis cette date, attirant les investisseurs dans un secteur considéré comme fiable et lucratif. Ceux-ci ont massivement aidés à l’accroissement de l’exploitation du pétrole par la fracturation hydraulique aux États-Unis. Conséquemment, la production interne de pétrole est en voie de doubler. Alors qu’en 2008, ce pays produisait environ 6,7 millions de barils par jour, il en a produit cette année 11,6 millions : une augmentation de près de 5 millions de barils par jour de plus sur le marché mondial (1). Ceci a poussé l’offre sur le marché à de nouveaux sommets. Dès le premier trimestre de 2014, la production mondiale de combustible liquide (essence, diésel, kérosène etc.) a dépassé la demande mondiale, provoquant une chute des prix. De plus, l’Agence d’Information sur l’Énergie américaine s’attend à ce que « les réserves mondiales de pétrole continuent d’augmenter en 2015, maintenant une pression vers le bas sur le prix du baril ». (2) Nous pourrions nous limiter à l’analyse économique et se satisfaire de ces explications. Mais le portrait de la situation serait incomplet. Nous ferions abstraction de la force politique du pétrole et des opportunités qui se présente pour certains pays d'utiliser la baisse du prix du pétrole comme une force pour déstabiliser un adversaire.

Une guerre de prix contre les nouveaux producteurs américains ?

La baisse du prix du pétrole est souvent suivie d’une baisse de production afin de stabiliser le prix, particulièrement lorsque les réserves mondiales sont à la hausse. L’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole, cartel regroupant douze pays, et 40% de la production mondiale) a réagi ainsi dans le passé lorsque le prix du baril tendait vers la baisse. Pourtant en novembre 2014, l’organisation a plutôt décidé de maintenir les niveaux de production, ce qui contribua à accentuer la chute du prix. Le ministre Saoudien du pétrole a justifié cette politique, expliquant que le marché allait se corriger par lui-même. Selon Olivier Jakob, directeur chez Petromatrix et analyste de marchés, la stratégie défendue par l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe (Koweït, Émirats Arabes Unis, Qatar) est d’accepter que le prix du baril doit « à court terme continuer de descendre, avec un plancher de 60$ le baril, afin d’avoir plus de stabilité dans les années à venir avec un baril autours de 80$ ». (3) Pourtant, l’Arabie Saoudite a ouvertement appelé l’OPEP à combattre les producteurs nord-américains, ce qui pousse certains à douter du discours officiel des pays du Golfe persique (incluant l’Arabie Saoudite, le Koweit, les Émirats Arabes Unis et le Qatar mais excluant l’Iran et l’Iraq). (4)

En effet, afin de maximiser leurs parts de marché, ces pays ont besoin que le prix du baril reste entre un prix plancher, où l’exploitation de la ressource est rentable, et un prix plafond. Si le prix du baril dépasse ce prix plafond, d’autres formes de production deviennent rentables (pétrole de schiste, sables bitumineux) et peuvent ainsi concurrencer la production conventionnelle de pétrole. *

Ainsi, lorsque le prix du pétrole est élevé, l’exploitation non conventionnelle devient plus intéressante. C’est ce qui explique le récent boom dans l’industrie de l’exploitation par fragmentation hydraulique aux États-Unis, dont les puits se sont multipliés ces dernières années. Cette nouvelle forme d’exploitation offre une possibilité unique aux Américains de se détacher graduellement de leur dépendance au marché mondial, diminuant la sortie de capitaux vers l’étranger et offrant aussi un meilleur contrôle de ce marché. Il s’agit ici d’un gain économique et politique non négligeable.

C’est ce pour quoi plusieurs expliquent le refus de l’OPEP d’augmenter sa production par une tentative des pays du Golfe de nuire à cette industrie croissante qui volerait leurs parts de marchés. En diminuant sa production, l’OPEP stabiliserait ou augmenterait le prix du baril, ce qui profiterait aux producteurs américains en maintenant le prix du baril à un niveau de rentabilité acceptable et leur permettrait donc d’augmenter leur production ainsi que leurs parts de marchés. Bref, l’Arabie Saoudite aurait décidé d’accentuer la tendance à la baisse du prix du pétrole afin de nuire aux industries nord-américaines d’exploitation de pétrole non conventionnel. (5)

Car après tout, l’Arabie Saoudite peut compter sur une grande marge de manœuvre financière afin de combler la diminution de revenus pétroliers. Le pays n’a pratiquement pas de dette, possède d’énormes réserves financières et a une excellente cote de crédit. Le pays est dans une situation financière très favorable et pourrait supporter une perte de revenus pendant plusieurs années afin de conserver, voire d’augmenter, sa part de marché mondial.

Le pétrole au cœur du conflit chiite-sunnite

Ce qui, par contre, n’est pas le cas d’autres pays producteurs membres de l’OPEP, dont le pouvoir à l’intérieur de l’organisation est moindre. Ces pays, comme le Nigeria, l’Algérie, l’Équateur, le Venezuela sont tous des pays dont les budgets nationaux sont grandement dépendants des revenus tirés de l’exploitation pétrolière. Le maintien du niveau actuel de production contribue à la dépréciation de la valeur du baril et équivaut à une perte de revenus importante pour ces pays. Cet écart entre le « Gulf Three » (Émirats Arabes Unis, Koweit, Arabie Saoudite), parmi les pays les plus financièrement confortables sur le globe, et les autres membres de l’OPEP démontre que l’organisation est divisée entre ceux qui veulent diminuer la production et ceux qui préfèrent maintenir les quotas actuels. (6) (7) (8)

Notons que l’Iran et l’Irak font partie de ces pays qui tirent une partie importante de leurs revenus de la vente du pétrole. Ce produit représente entre 80 et 95% des exportations totales pour ces deux pays. Ainsi, certains analystes avancent que l’Arabie Saoudite ne craint pas réellement le développement du secteur pétrolier nord-américain. Cette baisse de prix cacherait plutôt une tactique politique, car dans cette région du monde, deux forces se disputent une guerre pour le contrôle du Moyen-Orient (9): l’Iran, berceau moderne du chiisme, branche minoritaire dans le monde musulman et l’Arabie Saoudite, lieu d’origine de l’Islam et pays à écrasante majorité sunnite. Ces deux forces s’affrontent souvent par partenaires interposés. La politique de l’Arabie Saoudite s’inscrit dans une longue confrontation avec l’Iran : ils supportent les leaders sunnites locaux dans des zones de guerre en Syrie et en Iraq, tandis que l’Iran fait de même avec les leaders chiites. L’Iran tente de solidifier sa zone d’influence en Irak, dont les champs pétroliers sont principalement exploités par la majorité chiite, ainsi qu’en Syrie où le régime Al-Assad (un régime chiite dans un pays à majorité sunnite) peut compter sur son soutien dans la guerre civile qui a débuté en mars 2011. De son côté, l’Arabie Saoudite voit d’un mauvais œil la création d’un état irakien contrôlé par un gouvernement chiite et qui a activement soutenu la rébellion syrienne depuis le début de la guerre civile. L’Arabie Saoudite voit donc dans la baisse du prix du pétrole une opportunité pour nuire à son ennemi direct et limiter sa zone d’influence en lui coupant les revenus provenant de la vente.

La filière russe

Une autre explication possible serait l’alliance stratégique entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite afin de nuire à la Russie, premier producteur pétrolier mondial. Depuis l’annexion de la Crimée à la Russie et le début du conflit entre séparatistes pro-russes et le gouvernement ukrainien, l’Occident a déployé un grand nombre de sanctions économiques punitives envers la Russie. Le maintien des niveaux de production défendu par l’Arabie Saoudite permettrait aux États-Unis et à leurs alliés de priver la Russie de revenus importants, menaçant l’économie du pays d’une récession. (10) De plus, la Russie est un allié de l’Iran et de la Syrie. D’ailleurs, la seule base navale russe en Méditerranée se situe dans la région syrienne, plus précisément à Tartous. Ainsi, il pourrait exister un consensus entre l’Arabie Saoudite et l’Occident afin d’attaquer économiquement la Russie.

Certes à première vue, les États-Unis joueraient un jeu dangereux, car la baisse du prix risque de nuire à son florissant secteur de l’exploitation pétrolière. Mais l’industrie peut se transformer afin de s’adapter à un pétrole de moindre valeur. Les compagnies indépendantes, rendues vulnérables par la difficulté à rentabiliser leurs opérations, pourraient être acquises par des géants pétroliers qui peuvent absorber des opérations moins rentables, voire déficitaires et considérer la transaction comme un investissement à long terme. Selon William Arnold, ancien cadre chez Royal Dutch Shell, les acheteurs potentiels s'intéressent particulièrement aux réserves contrôlées par ces compagnies indépendantes. La valeur des producteurs de gaz de schiste ayant chuté d'environ 25% en un an, les opportunités pour les ExxonMobill, Shell et autres multinationales se multiplient. Cette transformation de l’industrie éliminerait les producteurs les plus faibles en plus de forcer l’industrie à utiliser les profits accumulés afin d’investir dans la recherche et le développement de procédés et de technologies plus efficaces, toujours dans l’optique d’assurer un retour en capitaux intéressant pour les investisseurs. (11) (12) (13) Autrement dit, le défi que représente la chute des prix devient une opportunité afin de solidifier l’industrie et la rendre plus efficace.

Ainsi, si les causes de ce phénomène sont multiples et complexes les conséquences le sont aussi. Les réalités économiques et politiques s’entrecroisent : la baisse du prix du pétrole devient une arme politique. Les consommateurs de pétrole, que ce soit les particuliers ou les entreprises, profitent présentement d’une accalmie dans ce marché crucial, leur permettant de faire des économies. Pourtant, ce marché du pétrole n’en est pas à ses premières variations. Il est probable que le prix du baril reparte éventuellement à la hausse, notamment par la diminution mondiale éventuelle possible de l’offre de la part des producteurs. Les réjouissances prendront fatalement fin un jour.

N’oublions pas que le pétrole n’est pas une simple marchandise commerciale. Son importance capitale dans l’économie mondiale la transforme en une arme utilisée entre les nations. Chaque dollar dépensé à la pompe devient une munition dans une guerre économique complexe. Peut-être serons-nous les prochaines victimes de celle-ci, les pays producteurs ayant prouvé qu’ils n’hésiteront pas à fluctuer descendre le prix de cette commodité selon leurs intérêts géopolitiques. Dans ce contexte, il serait plus sage de continuer nos efforts afin de développer une indépendance économique et politique envers ce produit, dont la consommation est l’une des principales causes du réchauffement climatique, du smog dans les villes, sans compter les impacts des incidents liés à l’exploitation et au transport.Cette guerre économique démontre encore une fois l’urgence de nous débarrasser de notre surconsommation pétrolière au plus vite.

* Le pétrole conventionnel réfère à l’exploitation par des techniques conventionnelles d’extraction, c’est-à-dire en siphonnant la nappe de pétrole qui se situe sous terre. Le pétrole non-conventionnel réfère à l’exploitation par des nouvelles techniques d’extractions, comme le pétrole de schiste, les sables bitumineux, etc.

(1) http://www.eia.gov/totalenergy/data/monthly/#petroleum
(2) http://www.eia.gov/forecasts/steo/report/global_oil.cfm
(3) http://uk.reuters.com/article/2014/11/27/uk-opec-meeting-idUKKCN0JB0M420141127
(4) http://www.reuters.com/article/2014/11/28/us-opec-meeting-shale-idUSKCN0JC1GK20141128
(5) http://www.ft.com/cms/s/0/0668b928-83d7-11e4-9a9a-00144feabdc0.html#axzz3OYq5Emgi
(6) http://www.bbc.com/news/business-30876920
(7) http://www.bloomberg.com/news/articles/2014-12-02/saudi-venezuela-opec-split-plays-out-behind-closed-doors
(8) http://www.hellenicshippingnews.com/a-guide-to-the-inner-workings-of-opec/
(9) http://foreignpolicy.com/2014/12/23/is-saudi-arabia-trying-to-cripple-american-fracking-oil-iran/
(10) http://www.reuters.com/article/2014/12/22/us-russia-crisis-economy-poll-idUSKBN0K01LT20141222
(11) http://www.reuters.com/article/2014/12/10/oil-ma-idUSL6N0TT2SG20141210
(12) http://www.mcall.com/news/local/mc-marcellus-shale-wells-for-sale-20141123-story.html
(13) http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-03-11/get-ready-for-oil-deals-shale-is-going-on-sale

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