Le cinéma politique : une autre forme de lutte ? (1/2)

Culture
Le cinéma politique : une autre forme de lutte ? (1/2)
Idées
| par Alexandre Dubé-Belzile |

Dans cet article, nous traiterons du cinéma politique, c’est-à-dire du septième art mobilisé à des fins d’expression engagée ou carrément comme moyen de lutte politique. Il va sans dire que le cinéma politique et engagé est défini de multiples manières. Nous chercherons donc à explorer les théories et les films de certain·e·s artistes qui ont marqué le XXe et le XXIe siècle, en nous concentrant sur une période charnière de la contre-culture, c’est-à-dire le cinéma des années 1960 et 1970. Le présent texte traitera surtout de cinéma européen et latino-américain et sera suivi d’un second, qui fera le pont avec le cinéma québécois. Dans cette première partie, nous définirons d’abord le cinéma politique grâce au cinéma de Jean-Luc Godard et aux théories du philosophe Gilles Deleuze sur le cinéma. Nous aborderons aussi le troisième cinéma de Fernando Solanas et Octavio Getino. Par la suite, nous examinerons trois exemples de cinéma politique européen, soit Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, et L’État de siège de Costa-Gavras.

Qu’est qu’un film politique?

En 1967, les cinéastes Agnès Varda, Alain Resnais et Chris Marker ont lancé un projet de film collectif contre la guerre du Vietnam intitulé Loin du Vietnam. La contribution du cinéaste Jean-Luc Godard s’intitulait, en hommage au réalisateur soviétique Dziga Vertov, Camera Eye. Le segment réalisé par Godard était un essai filmé qui cherchait à redéfinir le cinéma politique, à « penser en filmant » à la guerre du Vietnam depuis Paris. Selon le chercheur Julien Pallotta, ce film est politique pour trois raisons. Il est d’abord politique par son objet, le conflit qui sévit au Vietnam, dont l’incidence est extrêmement importante. Ensuite, il l’est en raison des intentions de son auteur, qui voulait inciter à combattre l’impérialisme, à prendre en exemple le Vietnam du Nord et Ernesto « Che » Guevara[i]. Enfin, le film est aussi politique par sa forme, car il n’est pas réalisé avec des acteurs et un scénario de fiction. Il s’agit plutôt d’un discours, construit à partir d’images documentaires mobilisées et détournées contre l’impérialisme et l’intervention militaire des États-Unis au Vietnam[ii].

Les écrits de Gilles Deleuze sur le cinéma nous éclairent encore un peu plus sur la question. En effet, ce dernier a rédigé deux ouvrages sur le cinéma : L’image-mouvement en 1983 et L’image-temps en 1985[iii]. Par ces deux ouvrages en apparence moins politiques que ses textes précédents, dont Schizophrénie et capitalisme, Deleuze aurait justement tenté de défendre la révolution qui se voyait récupérée et édulcorée, rendue inoffensive dans l’ère post-mai 1968[iv]. Au Québec, ce pourrait être en quelque sorte l’équivalent de la « Révolution tranquille », qui a donné naissance au Parti Québécois, ou, au Mexique, de la « révolution institutionnalisée », incarnée par le parti politique du même nom (Parti  révolutionnaire institutionnel – PRI), à laquelle le cinéaste révolutionnaire Raymundo Gleyzer avait répondu en signant son film intitulé La révolution congelée (La revolución congelada). Quoi qu’il en soit, Deleuze aborde, dans ses ouvrages, des cinéastes très hétérodoxes comme Pier Paolo Pasolini, Glauber Rocha ou encore Pierre Perrault[v]. Nous dresserons un parallèle sur ces deux derniers dans notre deuxième article sur le cinéma politique. Enfin, selon le philosophe franco-serbe Igor Krtolica, dans L’image-temps, Deleuze analyse les relations qu’entretient le cinéma moderne avec la politique et il souligne ainsi quatre traits distinctifs : l’absence du peuple, l’abolition des frontières entre les sphères du politique et du privé, la transition d’un caractère politique qui relevait du « renversement » vers un caractère politique qui relève plutôt de « la fragmentation du peuple en minorités non unifiables » et enfin, l’énonciation par « la fabulation d’un peuple à venir[vi] ».

Dans L’image-temps, Deleuze compare également les cinémas soviétique et américain et la place qu’y occupe le héros : individualiste dans le cinéma hollywoodien ou incarnant « la praxis des masses » dans le cinéma soviétique[vii]. Cependant, il relève que le plus important pour un peuple reste de « prendre conscience de son existence et la réaliser, passer de l’en-soi au pour-soi[viii] », ce qui lui fait souligner la pertinence et la force qui réside dans le cinéma « tiermondiste ». En effet, ce dernier naît hors de l’hégémonie étatsunienne et, durant la guerre froide, à l’extérieur du giron de l’URSS. Il est aussi associé aux luttes de libération en Afrique et en Amérique latine. Il se trouve donc en étroites relations avec le phénomène de décolonisation. Par conséquent, pour Deleuze et Krtolica, ce cinéma est le cadre « d’interrogations profondes sur les identités collectives, nationales ou populaires[ix] ». Qui plus est, ce cinéma ne doit pas « s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple[x] », ce qui écarte d’emblée les conceptions hollywoodienne et soviétique du cinéma pour nous amener au cœur de notre sujet, précisément au cinéma-géniteur, iconoclaste et anti-hégémonique[xi].

Deleuze traite aussi de toute la problématique de la colonisation des moyens cinématographiques, c’est-à-dire qu’il avance la nécessité de trouver les moyens de faire de l’art sans reproduire les méthodes des colonisateurs, sans s’abreuver de stéréotypes étrangers, sans adopter le point de vue des colonisateurs et, enfin, sans tomber dans l’idéalisation du passé[xii]. Il explique encore que le cinéaste « se trouve devant un peuple doublement colonisé, du point de vue de la culture : colonisé par les histoires venues d’ailleurs, mais aussi par ses propres mythes devenus des entités impersonnelles au service du colonisateur[xiii] ». Aussi, le cinéaste ne doit pas faire de la fiction qui raconte l’histoire personnelle de personnages, ce qui reviendrait à reproduire le cinéma des colonisateurs. Il cite, à titre d’exemple, le cinéma du Brésilien Glauber Rocha, qui cherche à dévorer les mythes de l’intérieur[xiv], et du Québécois Pierre Perrault, qui refuse toute fiction. Selon Deleuze, il « reste à l’auteur la possibilité de se donner des “intercesseurs”, c’est-à-dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de “fictionner”, de “légender”, de “fabuler” [xv]».

Gilles Deleuze dénonce aussi la télévision comme une manifestation d’une forme de contrôle encore plus aiguë de l’image et de la représentation, sans parler de l’internet, qui n’existait pas à l’époque. Toutefois, il est sans doute possible d’étendre ces conclusions au foisonnement d’images diffusées en ligne. Quoi qu’il en soit, c’est, selon Deleuze, le travail du cinéaste militant que de détourner ces images pour contrer le système et l’hégémonie[xvi]. Le cinéma serait une « machine abstraite[xvii] », selon l’expression tirée des Mille plateaux (deuxième volume de Schizophrénie et capitalisme), un assemblage de « formes d’expression ou de régimes de signes (systèmes sémiotiques), formes de contenu ou régimes de corps (systèmes physiques) […] constituant et conjuguant toutes les pointes de déterritorialisation de l’agencement [xviii]». Cette machine abstraite permettrait de réunir des éléments discursifs avec des éléments non discursifs et d’alimenter une recréation constante à partir du chaos, c’est-à-dire de l’infinité des possibilités de chaque élément mobilisé. Le chercheur Jeffrey Bell, dans un essai qu’il intitule La fonction réalisateur (en référence à la « fonction auteur » définie par Michel Foucault) définit ce concept en abordant les films du réalisateur italien Pier Paolo Pasolini[xix]. Ce dernier affirmait : « L’auteur de cinéma ne dispose pas d’un dictionnaire, mais d’une possibilité infinie; il ne tire pas ses signes (im-signes) hors d’une boîte, ou d’un sac, mais du chaos où ils ne sont que de simples possibilités ou des ombres de communication mécanique et onirique[xx]. » Enfin, puisque ces « im-signes » ou images-signes sont puisées du chaos, elles restent insoumises aux règles et aux structures du langage et sont rassemblées par la « fonction-réalisateur » en un « discours indirect libre [xxi] ».

Un cinéma argentin contre la dictature

Fernando Solanas et Octavio Getino, deux cinéastes argentins, ont tenté de donner lieu à « un cinéma en marge du système et contre le système, un cinéma de décolonisation[xxii] ». Dans leur manifeste intitulé Hacia un tercer cine (Vers un troisième cinéma), ils expliquent ce qu’ils entendent par « troisième cinéma ». D’abord, ils s’opposent au cinéma de divertissement qui se trouve à être un objet de consommation, produit et conçu strictement pour satisfaire aux intérêts des multinationales de distribution de films, qui sont, pour la plupart, nord-américaines. Ensuite, les auteurs se demandent comment utiliser ce puissant moyen de communication contre ce système qui, justement, le contrôle. Comme influences, ils citent le Français Chris Marker, un cinéaste-essayiste extrêmement prolifique qui a travaillé, entre autres, avec Jean-Luc Godard et Alain Resnais, à l’occasion du film Loin du Vietnam. Cela dit, ils appellent « premier cinéma » le cinéma de spectacle, le cinéma de plus-value, comme celui d’Hollywood qui, aux dires de Dziga Vertov, « cherche à tromper les gens pour les aliéner[xxiii] ». Le cinéma d’auteur, plus réfléchi, qu’il soit de la nouvelle vague ou autre, mais bourgeois, est appelé par Solanas et Getino le « deuxième cinéma ». Ce cinéma constitue une avancée, car l’auteur s’y exprime plus librement, hors des normes du marché et de l’impérialisme culturel. Cependant, contraint parce que réalisé à l’intérieur du système capitaliste, il ne dépasse pas certaines limites. Ainsi, le « modèle de l’œuvre d’art parfaite, du film parfait exécuté selon les règles imposées par la culture bourgeoise, ses théoricien[·ne·]s et ses critiques a servi, dans les pays dépendants, à inhiber [la ou] le cinéaste, surtout quand [elle ou] il a voulu adapter des modèles identiques à une réalité qui ne lui offrait ni la culture, ni la technique, ni les éléments les plus sommaires pour y parvenir[xxiv] ». Ainsi, ce modèle de film parfait, dénoncé auparavant par le Cubain Espinosa, infériorise le cinéma de la culture dépendante à laquelle les moyens de faire un cinéma irréprochable sur le plan technique ne sont pas donnés. Le cinéma révolutionnaire, ou troisième cinéma, doit donc surmonter de nombreuses difficultés.

Pour eux, le cinéma est un instrument de conscientisation servant à préparer la révolution qui permettra éventuellement de prendre le pouvoir. Ils affirment qu’une production scientifique et artistique orientée dans ce sens est essentielle pour que soient réunies les conditions préalables à la révolution. Ce serait donc là la tâche des intellectuel·le·s de mener des recherches afin de donner lieu à un cinéma et à une culture révolutionnaire qui alimentera « l’homme nouveau », celui qui s’élèvera des « cendres du vieil homme aliéné que nous sommes [xxv] ». Ainsi, le troisième cinéma cherche à décoloniser la culture dont l’impérialisme se sert pour imposer ses valeurs et « inférioriser » les populations colonisées. Selon Solanas et Getino, les « moyens de communication de masse » endoctrinent une population dès son enfance et détruisent dans l’œuf toute forme de conscience nationale ou de classe. Elle asservit la population à la culture dominante. Pour eux, « les mass-médias sont plus efficaces que le napalm[xxvi] ». Dans le contexte de la dictature de la junte militaire en Argentine, au moment où Solanas et Getino rédigent leur manifeste, toute tentative d’offrir un contre-discours à cette hégémonie était sévèrement réprimée, dans « un effort désespéré pour absorber, neutraliser ou éliminer toute expression qui réponde à une tentative de décolonisation », ce qui reviendrait à « une sérieuse tentative de castrer, d’absorber les formes de la culture qui pourraient naître en marge de ce qu’il se propose[xxvii] ».

Le créateur ou la créatrice adhérant au programme idéologique du troisième cinéma doit donc s’aventurer, expérimenter, repousser les frontières, prendre des risques, « comme le fait le guérillero qui s’engage dans des sentiers qu’il s’ouvre à coup de machette[xxviii]  ». Elle ou il doit découvrir et inventer, et ce, en dépit de la répression. L’équipe de troisième cinéma doit donc fonctionner avec la discipline d’une guérilla, réaliser ses tournages dans le secret, évitant la police, déjouant les laboratoires de développement en mélangeant la pellicule envoyée au laboratoire, afin qu’il soit impossible de reconnaître le caractère « subversif » du film. Il doit déjouer les autorités et la censure. Ainsi, le « cinéma de guérilla prolétarise [la ou] le cinéaste, brise l’aristocratie intellectuelle que la bourgeoisie octroie à ses suiveurs [et suiveuses], et démocratise. Les liens [de la ou] du cinéaste avec la réalité l’intègrent davantage à son peuple[xxix] ».

Le réalisateur ou la réalisatrice est près du peuple et de son sujet parce qu’elle ou il lutte avec lui contre la même répression. Le rapport hiérarchique entre les producteurs et productrices et les spectateurs et spectatrices qui existe dans le cinéma commercial y est aboli. Pour ce qui est de la distribution des films, passer par le circuit commercial est hors de question. Les œuvres sont projetées clandestinement et des débats sont organisés après la projection. Celles et ceux qui les visionnent ne sont alors plus que de simples spectateurs et spectatrices, mais participent à la lutte. Les projections étaient illégales et menacées d’être interrompues par la police et les participant·e·s pouvaient être arrêté·e·s, torturé·e·s ou pire. Ainsi, le simple fait de se présenter sur les lieux devenait une remise en question de l’autorité. Cette remise en question permettait une forme de libération intellectuelle, de conscientisation. L’espace de projection devenait alors un espace de liberté. Conformément à cette manière de faire les choses, les auteurs relèvent trois éléments d’importance : « 1) Le [ou la] camarade participant[·e], l’homme [ou la femme] acteur[·trice]-complice qui participait à la réunion; 2) L’espace libre dans le cadre duquel l’être humain exposait ses inquiétudes et ses propositions, se politisait et se libérait; 3) Le film, qui importait à peine, juste en tant que détonateur ou prétexte[xxx]. » Ces observations permettent de dégager les éléments constituants d’un cinéma de lutte qui s’observe peut-être de nos jours dans les films tournés à partir de téléphones lors des manifestations du printemps arabe sur la place Tahrir, au Caire, pour ne mentionner qu’un exemple, et qui avaient pu être distribués grâce aux médias sociaux qui échappaient, dans une certaine mesure, au contrôle de l’armée et de la moukhabarat (police secrète) égyptiennes[xxxi]. Nous pourrions aussi parler du groupe Wapikoni mobile, constitué d’une équipe de cinéastes ambulant·e·s qui cherche à donner la parole aux jeunes autochtones[xxxii]. Cela n’est pas sans rappeler Jorge Sanjinés, un cinéaste bolivien et autochtone dont l’importance a d’ailleurs été soulignée par le gouvernement d’Evo Morales. L’Alliance bolivarienne pour les Amériques lui a d’ailleurs attribué un prix en 2009. Dans un esprit de guérilla, il avait tourné clandestinement dans les mines boliviennes au péril de sa vie[xxxiii]. Enfin, la Wapikoni mobile, sa mobilité et son esprit engagé ne sont pas sans rappeler cet esprit de guérilla.

Raymundo Gleyzer, un autre réalisateur argentin, avait une approche du cinéma militant qui vaut la peine d’être abordée. Raymundo Gleyzer a été arrêté, torturé et assassiné par le gouvernement répressif de son pays en 1976. Contrairement à Solanas, Gleyzer ne concevait pas un cinéma révolutionnaire qui n’implique pas de se joindre à la guérilla et aux mouvements armés de résistance eux-mêmes. Il a ainsi réalisé bon nombre de documentaires et un long métrage de fiction, Los traidores, film « culte » qui aborde la trahison des syndicats affairistes[xxxiv] sous la junte militaire. Le film décrit comment Roberto Barrerra, un meneur syndical, faisait affaire avec le patronat et la dictature pour, entre autres, dénoncer et persécuter les opposant·e·s politiques, mais aussi faire « la grève » lorsque le manque de débouchés menace la rentabilité de l’usine. Bon nombre de ses films ont été réalisés en collaboration avec des mouvements de guérillas, comme les Montoneros, l’Armée révolutionnaire du peuple (Ejercito revolutionnario del pueblo – ERP) et les Forces armées révolutionnaires (Fuerzas armadas revolucionarias – FAR)[xxxv]. Par exemple, le film Swift s’attaque à l’entreprise du même nom au moment où le consul britannique avait été enlevé. La compagnie avait des relations étroites avec les militaires au pouvoir et les syndicats étaient complices de la dictature et des entreprises qui exploitaient les travailleurs et travailleuses. Le film parle au nom de l’ERP, qui était vraisemblablement responsable de la séquestration, et lance un appel clair à la lutte armée[xxxvi]. La comparaison ave Solanas et Getino est pertinente lorsqu’on s’interroge sur l’engagement du réalisateur. Jean-Luc Godard a posé la question dans le film Tout va bien, au lendemain des événements de mai 68. En effet, jusqu’à quel point peut-on être militant·e par des films ou des discours alors que d’autres risquent la prison, la torture ou même la mort? Dans le contexte de la dictature en Argentine en particulier, un cinéaste vraisemblablement engagé peut-il se cacher derrière sa caméra, en affirmant qu’elle est un fusil, et laisser les autres combattre et mourir? Il nous est encore plus facile de comprendre cette question en constatant que, alors que Gleyzer est décédé aux mains de la dictature, Solanas a fui le pays pour faire des films que nous pourrions considérer comme du deuxième cinéma et a fini par se présenter aux élections en Argentine, une entrée dans l’arène politique bourgeoise du pays.

Pier Paolo Pasolini et le sadisme de Salò

Puisque Gilles Deleuze abordait le « discours indirect libre », nous souhaitons nous pencher sur le dernier film de Pier Paolo Pasolini, Salò ou les 120 journées de Sodome, que ce dernier a réalisé peu avant son assassinat en 1975. Il s’agit d’une adaptation de l’œuvre du Marquis de Sade, transposée dans les derniers moments de l’Italie fasciste, au sein de la République de Salò. Quatre nobles s’y enferment dans un château avec des adolescents et des adolescentes pour s’adonner à tous les sévices. Le film est divisé en quatre parties, chacune, à l’exception de la première, faisant l’objet de la narration d’une libertine experte en une perversion particulière : le vestibule de l’enfer, le cercle des passions, le cercle de la merde et le cercle du sang. La première partie est en quelque sorte une introduction, lors de laquelle les victimes sont séquestrées, choisies, inspectées comme du bétail. Les nobles énoncent aussi les règles qui régiront les orgies qui dureront 120 jours. Dans la deuxième partie, les nobles violent tour à tour les jeunes personnes qu’ils ont séquestrées, donnant libre-cours à leur goûts particuliers. Dans la troisième partie, les victimes sont contraintes de conserver leurs excréments et de les manger au cours d’un festin. Enfin, dans la quatrième partie, les adolescents et les adolescentes sont torturé·e·s et assassiné·e·s[xxxvii].

Le sadisme sexuel constituait, pour Pasolini, en une métaphore du pouvoir. Pasolini était un militant communiste et queer ainsi qu’un poète hors du commun, un anticonformiste radical. Plus de quarante ans après sa sortie, ce film pourrait bien être un des films, politiques ou non, les plus importants du XXe siècle, tout à fait pertinent devant la montée de l’extrême droite que nous connaissons actuellement au Québec et en Europe. Selon Robert A. Lauer, professeur de littérature et de cinéma à l’Université d’Oklahoma, Pasolini semble avoir voulu créer « un événement filmique multidimensionnel qui émoustille et séduit avec de multiples signifiants, qui sont tous et aucun à la fois. Similaire au trompe-l’œil de Jean Baudrillard, il [s’agirait] d’un simulacre ironique, d’un rapport (non productif) homosexuel […] qui subjugue et qui détourne, un secret dont le pouvoir se trouve précisément dans le non-dit[xxxviii] ».

Selon le même auteur, il s’agit du film le plus intime de Pasolini et celui qui reste le plus explicitement politique de par ses thèmes et de par son approche, tout particulièrement la transposition de l’idéologie du Marquis de Sade, synonyme d’une transgression émancipatrice pour les surréalistes, dans le « nazi-fascisme », symbole du mal suprême dans notre conscience collective moderne. Il s’agit d’un film excessif et brutal qui laisse peu à l’imagination et qui « dépasse » le cinéma lui-même, une critique virulente du fascisme dans tous ses aspects. Pasolini, encore selon Lauer, semble « (re)présenter les limites de l’art, du film et de la postmodernité, mais aussi les limites de la vie, de l’histoire et de la personne », comme pour faire tomber l’écran qui sépare l’image projetée de l’auditoire, jusque-là en pâmoison et sûr de son innocence [xxxix].

Lors du tournage de son dernier film, Pasolini a signé une auto-entrevue pour le journal Il Corriere della Sera à l’occasion de laquelle il a expliqué certains aspects de son film. Ce dernier affirme reprendre des thèmes de films antérieurs comme Théorème et Porcherie, ainsi que de sa pièce Orgie. Sade serait entré dans son œuvre par l’entremise du « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud, qui cherchait à rompre les barrières entre le théâtre et la vie, à utiliser la représentation théâtrale pour révolutionner la vie. Pasolini a aussi été influencé par le dramaturge Bertolt Brecht, pour qui il a développé une passion fulgurante après les événements de mai 68. Selon Pasolini, avec les changements sociaux qui ont eu lieu dans les années 1960 et 1970, la sexualité serait devenue une obligation et n’est plus ce plaisir qui allait à l’encontre des normes sociales et de la morale dominante quelques années auparavant. Cette situation était pour Pasolini intolérable. Pour lui, nous sommes immergé·e·s dans la pire des répressions, c’est-à-dire celle qui a fait de la sexualité quelque chose de triste et d’obsessif. Dans Salò, la sexualité serait donc une métaphore pour la situation dans laquelle nous vivons, « le sexe comme une obligation et une horreur[xl] », une commodité au sens marxiste, l’exploitation des hommes et des femmes, le corps transformé en objet de consommation dans les sociétés capitalistes modernes. C’est un peu comme la révolution « institutionnalisée » ou « tranquilisée » dont nous avons fait mention antérieurement. La sexualité aurait donc, dans Salò, une signification opposée à celle qu’elle avait dans la « trilogie de la vie » du réalisateur (comprenant Le Décaméron, Les contes de Canterbury et Les mille et une nuits), qui présentait la sexualité, « dans les sociétés répressives, comme une innocente dérision du pouvoir[xli] ».

Ainsi, dans Salò, la forme de pouvoir primitive qui est représentée devient un symbole et une métaphore pour toutes les formes de pouvoir imaginables[xlii]. En effet, même, si le film de Pasolini a été taxé d’obscénité, jugé absurde et impossible, encore censuré et banni dans de nombreux pays, le chercheur Christopher Roberts souligne à quel point les tortures sexuelles aux mains des Américain·e·s dans les prisons d’Abou Ghraib, parmi tant d’autres exemples, nous confirment que les horreurs du fascisme que nous expose Salò ne sont pas que des représentations grotesques d’horreurs du passé[xliii]. Les scènes de violence sexuelle et de coprophagie du film construisent, selon Pasolini lui-même, une métaphore qui représente la nature de l’industrie de la culture, de l’art et du cinéma, faisant de Salò une œuvre de « métacinéma », qui décrit la production d’une « œuvre conçue comme rien d’autre qu’une machine à produire des transgressions[xliv] ». Cette machine serait le dispositif mis en place par les quatre hommes pour permettre leurs orgies, mais aussi, métaphoriquement, la porno ou la « porno-torture », films qui cherchent à titiller ou à provoquer l’auditoire avec violence et sexualité, et ce, à de strictes fins commerciales. Encore une fois, les scènes de coprophagie représentent, selon Pasolini, les actions des producteurs et productrices et des patron·ne·s qui contraignent les consommateurs et consommatrices à se nourrir d’excréments, que ce soit au sein de l’industrie cinématographique ou autres. Le film chercherait donc à impliquer les spectateurs et les spectatrices dans les actes de brutalité posés par les quatre tortionnaires du film, dans ce que Pasolini appelle le « satanisme théâtral de l’autoconscience »[xlv]. C’est ce qui rendrait d’ailleurs le film si dérangeant, puisqu’il fait appel au fasciste et au sadique en chacun de nous.

Gillo Pontecorvo et l’indépendance de l’Algérie

Puisque Pasolini a tenté de nous conscientiser au fascisme qui se trouve, en quelque sorte, en chacun de nous, nous pourrions maintenant aborder le fascisme de la France en Algérie avec ce qu’Edward Saïd considérait comme étant l’un des deux meilleurs films politiques jamais réalisés, La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (l’autre étant Queimada, du même réalisateur)[xlvi]. Le film aborde certains événements qui ont entouré la lutte de la guérilla urbaine du FLN, qui combattait pour l’indépendance de l’Algérie. Le film a été tourné quelques années après la libération du pays, avec la participation de ceux et celles mêmes qui avaient vécu les événements dont il est question, dont Yacef Saadi, cadre du FLN qui joue son propre rôle dans le film. Comme plusieurs des réalisateurs néoréalistes, Pontecorvo n’aimait pas travailler avec des acteurs et actrices professionnel·le·s, qui nuisaient à ce qu’il appelait la « dictature de la vérité[xlvii] ».

Alors que Pasolini mettait à nu l’oppression, Pontecorvo braquait sa caméra sur la résistance. Le film La bataille d’Alger est considéré comme un précurseur du troisième cinéma de Fernando Solanas et Octavio Getino, pour qui la caméra est un fusil, un « expropriateur qui tire 24 images-munitions par seconde » et qui fait bien plus que simplement documenter les luttes de libération : il serait une forme de contre-violence[xlviii]. En Algérie, le film est considéré comme faisant partie du patrimoine national. Il serait encore diffusé de façon régulière à la télévision et en salle. En France, le film a été banni dès sa sortie. Il a été diffusé brièvement en 1970 pour disparaître presque immédiatement sous les pressions de l’extrême droite et des associations d’anciens combattants de la guerre d’Algérie. Le film a même fait l’objet de menaces d’attentats à la bombe. Il est ressorti dans une version censurée en 1971. En 1981, deux personnes ont été blessées lors d’un attentat à la bombe à l’occasion d’une représentation du film. La version intégrale n’a par la suite pas été présentée en France avant 2003[xlix]. Depuis lors, le film a été considéré comme un modèle d’insurrection révolutionnaire autant par les groupes de gauche que par les services secrets et militaires de contre-insurrection à travers le monde. Le film aurait d’ailleurs été projeté au Pentagone, en 2003, après l’invasion de l’Irak [l].

Dans de nombreuses scènes du film, les tactiques des rebelles sont expliquées. On voit les militants du FLN assassiner des policiers avec des armes soigneusement dissimulées, poser des bombes dans des cafés et des discothèques. Pontecorvo s’approprie les méthodes stylistiques du thriller pour attaquer le système de l’intérieur[li]. Il utilise de la même manière les méthodes documentaires, souvent considérées comme présentant des « faits » et détourne ces méthodes contre l’hégémonie. Il a, à cette fin, artificiellement détérioré la pellicule du film pour donner l’apparence d’une image granuleuse de reportage. Selon la professeure de langue de l’Université de l’Indiana Nancy Virtue, il a créé, avec la collaboration du régime de l’Algérie libérée (avec, à l’époque, le général Boumédiène à la tête d’un gouvernement autoritaire d’allégeance socialiste), la vision panoptique (concept très étoffé par Michel Foucault dans Surveiller et punir) que les Français·es auraient bien voulu posséder, mais qu’elles et ils n’ont jamais obtenue, déjoué·e·s par les rebelles, comme nous le montre le film. Le colonel Mathieu, chef des parachutistes chargés d’écraser l’insurrection, représenterait ce désir frustré de vision panoptique, ce désir de voir sans être vu et de contraindre le peuple algérien à se soumettre[lii].

Dans le film, le colonel, tel un réalisateur, tente de filmer les points de contrôle afin d’identifier les terroristes du FLN, sans succès. La frustration provoquée par cet échec serait symbolisée, selon Nancy Virtue, qui mobilise les idées du psychiatre Frantz Fanon, par le voile de la femme algérienne, que le colonisateur voudrait déchirer, sans chance de succès. Même les militants masculins du FLN se cachent derrière le niqab pour échapper aux soldats. Des armes servant à l’exécution de policiers y sont également cachées. Cependant, la femme, comme la caméra de Pontecorvo, voit, sans se rendre, sans s’offrir, sans se donner, ce à quoi le colonisateur répond par l’agressivité, comme dans nos sociétés occidentales et néocoloniales. La réponse du colonel Mathieu, comme celle des Américain·e·s en Irak et en Afghanistan, est la torture. Ainsi, le voile peut être compris comme un signe, si nous revenons à Deleuze et à Pasolini, que Pontecorvo et le FLN se réapproprient au nom de la cause algérienne. Enfin, Pontecorvo va même, à un certain moment, lever le voile sur le visage de femmes algériennes, dans une scène où elles se préparent à passer les postes de contrôle pour aller poser des bombes, en s’habillant à l’occidentale, démontrant encore que Pontecorvo s’approprie la vision panoptique tant désirée par les systèmes hégémoniques, cette omniscience dystopique qui permettrait à des policiers et policières invisibles de pénétrer l’intimité et l’esprit de tous et de toutes. C’est d’ailleurs une possibilité que les systèmes hégémoniques explorent encore grâce aux possibilités de la surveillance électronique. Enfin, le cinéma de Pontecorvo chercherait à mener son auditoire, comme le disait madame Virtue, en citant Solanas et Getino, à la « libération et non à l’assujettissement[liii] ».

Costa-Gavras et les Tupamaros

Costa-Gavras, cinéaste français d’origine grecque, a fait un cinéma qui n’est pas étranger à celui de Pontecorvo. Il est connu pour sa trilogie de films politiques avec Yves Montand : Z, adapté du roman de Vassilis Vassilikos, qui raconte l’histoire vraie de l’assassinat d’un leader de gauche en Grèce et l’ascension au pouvoir de la junte militaire, L’aveu, adapté du livre autobiographique d’Artur London, sur les procès de Prague et les purges staliniennes en Tchécoslovaquie et, enfin, L’état de siège. Le dernier film de cette trilogie, présentant la lutte des Tupamaros, n’est pas très loin, dans son approche, de La bataille d’Alger. Plus précisément, le film aborde la séquestration de l’agent du FBI Dan Mitrione, qui était venu en Uruguay sous le couvert de l’aide au développement afin de former les policiers et policières uruguayen·ne·s aux méthodes de contre-insurrection, parmi lesquelles la torture[liv]. Le nom du pays n’est toutefois pas nommé dans le film qui veut illustrer, par l’exemple de l’Uruguay, les méthodes de l’impérialisme et de la résistance, quel que soit le pays. Ce qui est particulier avec Costa-Gavras, c’est qu’il aborde des sujets politiques dans des films qui sont réalisés à l’intérieur du système du cinéma commercial, et ce, selon lui, pour toucher le plus de gens possible. Cela ne semble toutefois pas avoir affecté la pertinence de leur contenu[lv].

L’État de siège a été tourné au Chili, peu de temps avant la chute d’Allende à la suite d’un coup d’État orchestré avec l’aide de Washington, ce qui nous fait comprendre d’autant plus, en rétrospective, l’importance du film au moment où ce dernier a été réalisé. Pour exposer les rouages de l’ingérence américaine, Costa-Gavras a engagé le scénariste Franco Solinas, membre du Parti communiste italien, qui avait travaillé sur La bataille d’Alger et Queimada. Ce deuxième film, par ailleurs, traitait aussi de l’impérialisme américain en Amérique latine. Solinas et Costa-Gavras ont alors voyagé en Amérique latine pour rencontrer des militant·e·s des Tupamaros avec qui ils ont discuté des événements entourant l’enlèvement de Dan Mitrione. Ils ont également effectué des enquêtes auprès des sources journalistiques pour mettre au point ce qu’ils ont appelé un « scénario-dossier ». Leur objectif, selon les mots de Costa-Gavras lui-même, était : « Montrer les mécanismes, la technique de contrôle des États-Unis à travers une série d’organisations diverses. [...] Nous disions aussi que nous devrions faire un film à la suite duquel le public ne verrait plus jamais une ambassade américaine comme une simple ambassade, mais comme un centre d’espionnage, de contrôle, de pressions politiques[lvi]. »

Enfin, comme l’affaire Mitrione était très récente au moment de la réalisation du film, les faits n’avaient pas encore été « sanctionnés » par les institutions. Le film devenait alors une enquête et une recherche de vérité, représentée dans l’œuvre même au gré des interrogatoires de Mitrione (appelé Santore dans le film) par les Tupamaros. La chercheuse Adamantia Mado Spyropoulou souligne un parallélisme avec la théorie du lecteur, modèle d’Umberto Eco, car comme l’écrivain italien, les auteurs de l’État de siège cherchaient à anticiper ce que feraient les spectateurs et les spectatrices au visionnement de cette « fiction possible ». En effet, ils prévoyaient que ces derniers et ces dernières entameraient aussi leur propre quête de vérité[lvii].

Pas de révolution sans libération des femmes et pas de libération des femmes sans révolution

La chercheuse féministe postcoloniale Gayatri Chakravorty Spivak explique, dans un texte intitulé Can the subaltern speak ?, la pratique du sati (auto-immolation) de la femme hindoue et de son interdiction par l’impérialisme britannique au nom de la libération de la femme et comment, parallèlement, le sati devenait, pour celles qui le pratiquaient, un acte d’insoumission devant le colonisateur. Ce texte exprime, tout en reconnaissant la pertinence des écrits poststructuralistes de Gilles Deleuze, Félix Guattari, Michel Foucault et Jacques Derrida, comment la voix des femmes s’est trouvée subordonnée à celle des hommes, que ce soit sous le joug colonial ou au sein des mouvements de résistance[lviii]. Cette constatation vaut aussi pour le cinéma postcolonial et contre-culturel des années 1960 et 1970. Cela dit, la simple mention de femmes cinéastes ne suffit pas.

Le cinéma peut être vu à la fois comme un langage et comme de la traduction, représentation d’une réalité. Pour Barbara Godard, théoricienne féministe en littérature et en traduction, la traduction féministe est une « transformation critique » à l’encontre du « langage du patriarcat » et ainsi, par la traduction, il est possible d’articuler la difficulté de s’exprimer avec un langage qui n’appartient pas à sa locutrice[lix]. Encore une fois, le cinéma féministe peut aussi être une « transformation critique », comme peuvent l’être les films d’Agnès Varda ou d’Anne Claire Poirier, cinéaste québécoise dont nous traiterons dans notre deuxième article. Nous serions aussi portés à croire que le cinéma a ou avait un très grand potentiel parce que son langage, encore à élaborer à l’aube du XXe siècle, était, nous semble-t-il, moins empreint de contraintes phallocratiques que la langue française, un « discours indirect libre », comme le disait Pasolini. Enfin, nous sommes conscients que ce point reste à éclaircir.

Cela dit, il nous semble essentiel d’aller plus loin qu’une simple visibilisation du féminin. Après tout, la cinéaste officielle du parti nazi, Leni Riefenstahl, est une femme, qui a réalisé des chefs-d’œuvre sur le plan technique, mais qui ne défendait certainement pas des revendications féministes. De plus, on ne peut nier la nécessité de dépasser la binarité du genre. À cet égard, Jamie Heckert, chercheur anarcho-queer de l’Université d’Édimbourg, s’inspire de Deleuze et Guattari et s’oppose au caractère réducteur des catégories essentialistes masculines et féminines[lx] pour mettre de l’avant comme alternative le nomadisme et l’autocréation[lxi]. Il fait aussi appel à la libération du quotidien dont parlait le philosophe anarchiste Murray Bookchin[lxii], pour souligner qu’une libération véritable doit transformer les moindres gestes du quotidien, pour tous et toutes, peu importe le genre. Par conséquent, les féministes pourraient donc s’inspirer de ces réflexions pour contrer la phallocratie et ce que Roland Barthes appelait le « fascisme de la langue [lxiii]», et ce, potentiellement grâce au cinéma.

Assurément, le cinéma féministe pourrait faire l’objet d’un article à part. Qui plus est, nous voudrions éviter d’adhérer à certaines normes qui imposeraient une représentation, en apparence égale, entre hommes et femmes, car c’est déjà une pratique de diverses hégémonies. En effet, bon nombre d’institutions se « vaccinent » contre la résistance en intégrant certaines revendications par des réformes superficielles qui lui permettent de survivre et de canaliser la résistance à ses propres fins. Nous sommes solidaires des femmes qui voudraient donner lieu aux analyses les plus radicales et la non-mixité mise de l’avant par certaines organisations nous semble tout à fait justifiée. Enfin, nous pensons qu’il ne nous appartient pas de faire une analyse en profondeur du cinéma féministe. D’autres ont parfaitement la capacité de mieux le faire et nous ne prétendons ici à rien de plus qu’une humble tentative d’élargir les horizons de réflexions sur la question. Enfin, nous nous sommes limités, pour le moment, aux thèmes et aux films que nous connaissons le mieux.

Limites et récupération de la contre-culture cinématographique

Nous avons commencé par aborder la définition du cinéma politique au regard des films engagés de Jean-Luc Godard, des théories de Gilles Deleuze, de Fernando Solanas et d’Octavio Getino. Nous avons ensuite analysé trois films politiques : La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, Les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini et L’État de siège de Costa-Gavras. Toutefois, il faut se rendre à l’évidence que ces œuvres et ces idées s’inscrivent dans une période de l’histoire très précise. Pontecorvo, de son vivant, avait constaté l’échec de la révolution algérienne lorsqu’il y était retourné pour filmer un documentaire dans les années 1990, à la veille du reversement de la dictature du général Boumédiène et le début d’une sanglante guerre civile[lxiv]. Pasolini a pu, juste avant de mourir, produire une œuvre qui critiquait le paradigme néolibéral naissant et la société de consommation. Cela ne nous empêche pas d’être là où nous sommes aujourd’hui, encore très loin d’une révolution planétaire. En Amérique latine, même si le début des années 2000 nous a donné beaucoup d’espoir, les gouvernements socialistes sont en perte de vitesse, s’ils n’ont pas été renversés. Le Venezuela, quant à lui, fait face à l’une des plus grandes crises de son histoire. Le Front de libération des femmes parlait déjà, vers la fin des années 1960, de la récupération des revendications féministes par l’État et le Parti québécois[lxv]. Pourrait-on parler de récupération du cinéma politique, et ce, aux quatre coins de la planète?

Tous les films dont nous avons traité n’ont certainement pas changé le cours de l’histoire. Qui plus est, ils se vendent tous aujourd’hui en édition DVD, devenus parfaitement rentables pour le système capitaliste et la société de consommation qu’ils critiquaient. Enfin, l’enthousiasme du troisième cinéma n’est pas sans rappeler celui de Walter Benjamin qui, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, faisait part du potentiel révolutionnaire du cinéma. Mais il formulait également des craintes en ce qui a trait à l’utilisation des moyens fournis par le cinéma et autres formes de reproduction mécanisée pour aliéner les masses et esthétiser la guerre[lxvi]. Dans la deuxième partie de cet article, nous aborderons les réussites et les échecs, ainsi que les perspectives d’avenir pour le cinéma politique au Québec. Un regard sur notre propre cinéma et notre propre histoire est susceptible de donner un éclairage complémentaire sur le cinéma politique. Nous aurons aussi l’occasion de nous entretenir avec deux personnes qui ont pris part au cinéma québécois : Stéphane-Albert Boulais, collaborateur de Pierre Perrault, et Mathieu Denis, coréalisateur avec Simon Lavoie, de Ceux qui font la révolution à moitié ne font que creuser leur tombeau, qui s’inspire des événements du Printemps érable et dont le titre fait référence aux événements de mai 68. Denis avait déjà réalisé un film sur le FLQ et cette turbulente période des luttes de décolonisation, période qui fait l’objet de nos articles.

 

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CRÉDIT PHOTO:  flickr / annafazekas

 

[i] Ernesto Guevara, dit « el Che », est un révolutionnaire argentin connu pour sa participation à la révolution cubaine. Dans un de ses derniers textes, il encourageait à donner lieu à de nombreux Vietnams, c’est-à dire des « foyers révolutionnaires » contre l’impérialisme aux quatre coins de la planète. Il développe plus amplement cette thèse dans son ouvrage La guerre de guérilla (en espagnol).

[ii] Julien Pallotta, 5 mai 2008, « Camera eye de Jean-Luc Godard : un essai politique filmé », Revue internationale électronique. http://www.sens-public.org/article558.html

[iii] Gilles Deleuze, 1983, « Cinéma 1: L'image-mouvement », Les Éditions de minuit, Paris.

   Gilles Deleuze, 1985, « Cinéma 2: L'image-temps », Les Éditions de minuit, Paris.

[iv] Igor Krtolica, 23 décembre 2010, « Art et politique mineurs chez Gilles Deleuze, L’impossibilité d’agir et le peuple manquant dans le cinéma », Revue Silène, Paris. http://www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=25

[v] Gilles Deleuze, 1985, « Cinéma 2: L’image-temps », Les Éditions de minuit, Paris, pp. 189-191.

[vi] Op. cit., notes 3 et 4.

[vii] Op. cit., notes 3 et 4.

[viii] Op. cit., note 3.

[ix] Op. cit., notes 3 et 4.

[x] Op. cit., note 4.

[xi] Op. cit., notes 3 et 4.

[xii] Op. cit., note 3.

[xiii] Op. cit., note 4.

[xiv] Op. cit., note 4.

[xv] Op. cit., note 4.

[xvi] Dork Zabunyan, 6 mai 2016, « Deleuze et le cinéma comme art critique », Implications philosophiques : Espace de recherche et de diffusion. http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/deleuze-et-le-c...

[xvii] Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980, « Capitalisme et scizophrénie 2 : Mille Plateaux », Les Éditions de minuit, Paris.

[xviii] Op. cit., note 17, p. 175.

[xix] Jeffrey A. Bell, 1996, « The Director-function: Auteur Theory and Poststructuralism », Southeastern Louisiana University. https://www2.southeastern.edu/Academics/Faculty/jbell/auteur.pdf

[xx] Pier Paolo Pasolini, 1976, « L’expérience hérétique », Payot, Paris, p. 138.

[xxi] Op. cit., note 20, p. 39.

[xxii] Fernando Solanas et Octavio Getino, 1973, « Vers un troisième cinéma », Zin TV. https://www.zintv.org/IMG/pdf/-9.pdf

[xxiii] Ibid.

[xxiv] Ibid.

[xxv] Ibid.

[xxvi] Ibid.

[xxvii] Ibid.

[xxviii] Ibid.

[xxix] Ibid.

[xxx] Ibid.

Jehane Noujaim, 2013, « Al-Midan ».

[xxxii] « Wapikoni en bref ». http://www.wapikoni.ca/a-propos/qui-sommes-nous/le-wapikoni-en-bref

[xxxiii] Cristina Alvarez Beskow, 2016, « A combative cinema with the people. Interview with Bolivian filmmaker Jorge Sanjinés », Cinema Comparat/ive Cinema, volume 4, numéro 9, pp. 21 à 28. http://www.ocec.eu/cinemacomparativecinema/pdf/ccc09/ccc09-eng-inter-bes...

[xxxiv] Les syndicats affairistes sont généralement considérés comme ayant trahi la cause des travailleurs et travailleuses pour des intérêts lucratifs. Le Québec n’en a pas été exempt. Les propos de Pierre Vallières et de Charles Gagnon dans notre dernier article en font d’ailleurs état.

[xxxv] Fernando Martin Peña et Carlos Vallina, 1998, « El cine como arma. Raymundo Gleyzer y los comunicados del ERP (1971-1971), Arte y política. Mercados y violencia. Razón y Revolución, numéro 4.

[xxxvi] Raymundo Gleyzer, 1971, « Swift ».

[xxxvii] Pier Paolo Pasolini, 1975, « Salò o le centoventi giornate di Sodoma ».

[xxxviii] Robert A. Lauer,2002, « A Revaluation of Pasolini's Salo ». CLCWeb: Comparative Literature and Culture, volume 4. http://docs.lib.purdue.edu/clcweb/vol4/iss1/2

[xxxix] Ibid.

[xl] Pier Paolo Pasolini, 25 mars 1975, « Auto-entrevue », Il Corriere della Sera.

[xli] Ibid.

[xlii] Ibid.

[xliii] Christopher Roberts, 2010, « The Theatrical Satanism of Self-Awareness Itself », Angelaki, pp. 29-43

[xliv] Ibid.

[xlv] Ibid.

[xlvi] Nancy Virtue, 2014, « Poaching within the system: Gillo Pontecorvo’s tactical aesthetics in The Battle of Algiers », Screen, volume 55, numéro 3.

[xlvii] Ibid.

[xlviii] Op. cit., note 22.

[xlix] Florence Beaugé, 10 mars 2012, « La bataille d’Alger : Tourné trois ans après la fin des combats, le film fut censuré jusqu’en 2003 », Le monde. http://www.lemonde.fr/vous/article/2012/03/10/la-bataille-d-alger_165584...

[l] Op. cit., note 74.

[li]Gillo Pontecorvo, 1996, « La bataille d’Alger ».

[lii] Op. cit., note 74.

[liii] Op. cit., note 74 et 22.

[liv] Constantin Costa-Gavras, 1972, « L’État de siège ».

[lv] Adamantia Mada Spyropoulou, « La fictionnalisation d’un conflit politique : le cas du scénario du film État de siège de Costa-Gavras ». http://quaina.univ-angers.fr/IMG/pdf/spyropouloustandardnov4_1_.pdf

[lvi] Ibid.

[lvii] Ibid.

[lviii] Spivak, Gayatri Chakravorty, 1988, « Can the subaltern speak? » dans Marxism and the Interpretation of Culture, de C. Nelson et L. Grossberg, Bangalore : Macmillian Education, pp. 271-293.

[lix] Godard, Barbara, 1990, « Theorizing Feminist Discourse/Translation » dans Translation, History and Culture, de André Lefevere et Susan Bassnett,  London and New York: Pinter, pp. 87-96.

[lx] Heckert, Jamie, 2006, « Towards Consenting Relations: Anarchism and Sexuality ».

[lxi] Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1972, « Capitalisme et schizophrénie 1 : L’Anti-Oedipe », Les Éditions de minuit, Paris.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980, « Capitalisme et scizophrénie 2 : Mille Plateaux », Les Éditions de minuit, 1980.

[lxii] Murray Bookchin, 1986, « Post-scarcity Anarchism », Black Rose Books, Montréal.

[lxiii] Hessam Noghrehchi, 2017, « Le fascisme de la langue » Littérature 2, n° 186 (2017), pp. 34-43.

[lxiv] Carlo Celli, 2004, « Gillo Pontecorvo's Return to Algiers » Film Quarterly 58, n° 2, pp. 49-52.

[lxv] Véronique O’Leary et Louise Toupin, 1982, « Québécoises deboutte ! Tome I, une anthologie de textes du Front de libération des femmes (1969-1971) et du Centre des femmes (1972-1975) », Les Éditions du remue-ménage, Montréal.

[lxvi] Walter Benjamin, 1939, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Payot, Paris.

 

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