Le Canada adopte une protection légale des langues autochtones

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Le Canada adopte une protection légale des langues autochtones
Analyses
| par Gabrielle Champigny |

La Loi sur les langues autochtones a été sanctionnée le 21 juin 2019 par le gouvernement libéral de Justin Trudeau. Bien que trop peu médiatisée, elle marque un point tournant dans l’évolution des droits autochtones au Canada. En effet, avant 2019, aucune loi n’accordait une véritable protection des langues autochtones, bien que leur vitalité ait été dangereusement en péril. Chères aux peuples et intrinsèquement liées à l’identité des communautés, ces langues ont subi d’importants soubresauts depuis l’ère colonisatrice, puis à plus forte raison depuis les premières lois fédérales sur les « Indiens », qui visaient essentiellement leur assimilation culturelle. À l’heure où les tentatives de réconciliation avec les peuples autochtones sont de plus en plus saillantes et le malaise collectif amplifié par les rapports houleux des commissions d’enquête qui se succèdent, un geste significatif de la part de l’État canadien était vraisemblablement attendu.

Or, l’initiative fédérale de protéger les droits linguistiques autochtones n’est pas complètement inusitée. La sphère juridique et les tribunaux avaient déjà jeté des bases claires qui militaient en faveur d’une reconnaissance juridique des droits linguistiques autochtones en tant que droits ancestraux garantis par la Constitution canadienne1. La loi apparait ainsi comme l’aboutissement d’un cheminement juridique non-négligeable, mais aussi d’un important processus de rapprochement avec les peuples. À ce titre, la satisfaction du ministre du Patrimoine canadien et du Multiculturalisme, Pablo Rodriguez, n’est pas restée lettre morte.

« La Loi sur les langues autochtones vient concrétiser l’engagement du gouvernement fédéral à renouveler ses liens avec les Autochtones en misant sur la reconnaissance des droits, le respect et la collaboration. Je tiens à souligner le travail extraordinaire des organisations autochtones partenaires au cours de l’élaboration concertée de la Loi ainsi que du processus législatif. Il s’agit d’un moment marquant sur le chemin de la réconciliation avec les peuples autochtones, et le gouvernement du Canada entend poursuivre ce même travail collaboratif dans le processus de mise en œuvre de la Loi »2.

Une réponse à des préoccupations historiques

Cette pièce législative est le fruit d’une conjoncture politique significative, dont le préambule fait mention expresse.

En effet, l’UNESCO a annoncé que les trois quarts des langues au Canada étaient en danger et a décrété l’année 2019 comme « l’Année internationale des langues autochtones ».

La conception de la loi s’est aussi réalisée dans la foulée de la Commission de vérité et réconciliation tenue au Canada entre 2007 et 2015, dont le rapport final a été accueilli par le gouvernement Trudeau. Cette Commission prenait l’ « engagement [d’]établir de nouvelles relations reposant sur la reconnaissance et le respect mutuels » et a constitué l’occasion pour les personnes touchées par les séquelles des pensionnats autochtones de communiquer leurs récits et leurs expériences3. Ainsi, la Loi sur les langues autochtones se veut plus particulièrement une réponse aux actions 13 à 15 du rapport sur lequel a débouché la Commission, qui ont trait à : (1) la reconnaissance des droits linguistiques autochtones, (2) l’adoption d’une loi témoignant de l’urgence de préserver les langues autochtones et d’accroître l’autonomie des communautés dans la gestion de leurs langues et cultures - tout en reflétant leur diversité intrinsèque -, puis (3) la nomination d’un commissaire chargé de la promotion des langues autochtones et assurant une reddition de compte quant au financement fédéral.

Un peu plus tard, la Déclaration des Nations Unies sur le droit des peuples autochtones, que le Canada appuie sans réserve depuis mai 2016, a aussi semé les premiers bourgeons de l’écriture d’une loi canadienne. Elle reconnait explicitement une multitude de droits collectifs et individuels aux peuples autochtones à l’échelle mondiale et fournit des lignes directrices aux États afin qu’ils prennent des actions concrètes pour les mettre en application.

Finalement, bien que la loi ne le précise pas textuellement, le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées a été rendu public quelques jours avant l’adoption de la loi. Identifiant les causes systématiques de violences faites aux femmes et les barrières sociales qu’elles subissent, ce rapport recommandait une fois de plus au gouvernement de reconnaître les droits linguistiques autochtones « en tant que droits inhérents et protégés constitutionnellement […] et assurer cette protection »4.

Face à ces multiples incitatifs de collaborer avec les peuples autochtones, plutôt que d’agir unilatéralement dans l’écriture de la loi, le ministère du Patrimoine canadien s’est livré à un processus d’« élaboration conjointe » avec l’Assemblée des Premières Nations, la Nation inuite et la Nation métisse. Rarement observée, cette concertation témoigne a priori d’une volonté de rapprochement encourageante entre les parties prenantes impliquées. Des séances de mobilisation précoces ont d’abord été tenues en 2017 et 2018. En outre, au sein du ministère, un groupe de spécialistes a donné son avis et les conclusions étaient sans équivoque : la vitalité linguistique des langues autochtones, interconnectée avec la culture des peuples et façonnée par leur vision du monde, est en péril et la solution réside dans un système de soutien des langues qui implique les peuples eux-mêmes. On peut donc constater la pression d’agir qui a motivé le ministère à légiférer.

Les droits linguistiques et le droit à l’autodétermination

La loi, dans sa forme actuelle, paraît avant tout comme un énoncé de principes. Elle reconnait d’abord que les droits ancestraux, protégés par la Constitution, « comportent des droits relatifs aux langues autochtones ». Cette avancée est majeure, puisqu’auparavant, les droits ancestraux reconnus étaient plutôt en lien avec des activités territoriales, telles que le droit de pêcher dans une zone définie. Le droit d’apprendre, de pratiquer et d’assurer la vitalité des langues avait pourtant le grand potentiel de se caractériser parmi les activités qui « font partie intégrante de la culture distinctive du peuple autochtone concerné », soit le critère exprimé par la Cour suprême pour reconnaitre un droit ancestral5.

Chose faite, cette protection légale pourrait par exemple ouvrir la voie à l’usage de langues autochtones dans l’octroi de services gouvernementaux, l’enseignement ou l’accès aux tribunaux. Le législateur a d’ailleurs exprimé la volonté du gouvernement d’offrir un soutien à la promotion de l’usage des langues, en plus d’encourager leur présence dans les médias et l’éducation. Par contre, il reste à observer dans quelle mesure le gouvernement sera prêt à poser ces gestes concrets. Reconnaître des droits linguistiques autochtones constitutionnels, c’est admettre l’existence d’une situation de droit - soit le statut conféré par la Constitution aux peuples autochtones - et en accepter les conséquences sur le plan juridique. Ici, l’une des conséquences serait de devoir assurer la sécurité linguistique. Or, celle-ci est dépendante de la protection offerte par l’État, qui se doit d’accomplir des actions positives pour la garantir. La Loi sur les langues autochtones fournit des outils qui représentent un premier pas dans cette direction. Par exemple, elle accorde le « pouvoir » aux institutions fédérales de veiller à ce que les documents acheminés aux Autochtones soient traduits et que des services d’interprétation soient offerts en langues autochtones. Aussi, au plan financier, la Loi sur les langues autochtones met en place une obligation de consulter les corps politiques autochtones en vue d’adopter des mesures pour faciliter un financement adéquat, stable et à long terme destiné à la protection de ces langues.

Outre les droits linguistiques ancestraux, dans le préambule de la loi, il est reconnu aux peuples autochtones un « droit inhérent » à l’autodétermination et à l’autonomie dans leurs relations avec le gouvernement canadien. Cependant, il n’est pas clair comment ce droit à l’autodétermination se traduira en pratique et s’il amènera un gain véritable pour le sort des peuples. Dans une logique d’application hiérarchisée d’une simple loi fédérale, il n’est pas acquis que les peuples autochtones pourront s’enquérir de ce droit en toute circonstance et indépendamment de l’État canadien, surtout devant des instances provinciales qui ne sont pas, en principe, liées par la loi fédérale.

La création du Bureau du commissaire aux langues autochtones

La loi prévoit finalement la création du Bureau du commissaire aux langues autochtones, qui n’est toujours pas en place à ce jour, mais qui fait partie du budget fédéral prévu pour 2019-2020.

Cette entité se veut indépendante, ne faisant pas partie de l’administration publique fédérale. Sa mission sera de promouvoir les langues autochtones, de soutenir les peuples autochtones dans la réappropriation de leurs langues en vue de les revitaliser, les maintenir et les renforcer, d’examiner les plaintes, de sensibiliser le public, etc.

Des mesures de suivi et des services sur demande seront également offerts par le Bureau. Autre point intéressant : le commissariat linguistique sera redevable par un mécanisme de reddition de compte, soit un rapport annuel que le Bureau devra fournir au ministre pour qu’il soit à même de vérifier les besoins et les progrès réalisés, ainsi que de s’assurer de l’efficacité du financement et de la mise en œuvre efficiente de la loi.

L’opposition des groupes inuits et les divergences linguistiques

Bien que ces fondements soient essentiels et chaleureusement appuyés par l’Assemblée des Premières Nations et la Nation métisse, des réserves ont été exprimées notamment par la Nation inuite. Les préoccupations centrales de celle-ci résident dans le fait qu’il s’agit d’une loi symbolique, qui n’est pas adaptée à la réalité des droits linguistiques inuits et ne contient aucun contenu spécifique aux Inuits. Elle déplore l’absence d’obligation pour le gouvernement fédéral de soutenir leurs initiatives.

Ayant désigné leur propre région géographique nommée « Inuit Nunangat », où la majorité des Inuits vivent et où 84 % de la population parle l’inuktitut, elle revendique un système qui leur est propre et une autodétermination dans l’acquisition, l’implantation et l’utilisation des ressources financières reçues du fédéral. Elle aurait aussi souhaité que l’inuktitut bénéficie d’un statut de langue officielle à l’intérieur des frontières de l’Inuit Nunangat. La Nation inuite avance que tout cela devrait être négocié autour des Bilateral Inuit Nunangat Language Accords, au détriment de l’approche actuelle, qu’elle perçoit comme assimilatrice.

Bref, la principale difficulté, avouée dans la loi elle-même, est l’adoption d’une approche qui soit assez flexible pour laisser transparaître la « mosaïque des identités et cultures autochtones et de l’histoire de chaque peuple ». En effet, l’État canadien s’est construit une fâcheuse tendance, datant de l’époque coloniale, à légiférer sur les Autochtones en les « mettant tous dans le même panier », comme si ces peuples étaient des objets de droit plutôt que des sujets de droit. Cette dynamique a donné naissance à des pratiques gouvernementales discriminatoires - les pensionnats autochtones en sont l’exemple flagrant - qui ont contribué à l’érosion des langues, tel que reconnu dans le préambule de la loi. Le mea culpa que le gouvernement y inscrit est noble, bien que probablement insuffisant pour amener de véritables actions concrètes dans une perspective de protection efficiente des langues autochtones en voie de disparition.

1 Gouvernement du Canada, Loi constitutionnelle de 1867, Partie II, Droits des peuples autochtones du Canada, art. 35.

2 Patrimoine canadien, « La Loi sur les langues autochtones reçoit la sanction royale », Gouvernement du Canada, Communiqué de presse, 21 juin 2019. www.canada.ca/fr/patrimoine-canadien/nouvelles/2019/06/la-loi-sur-les-la....

3 Gouvernement du Canada, Commission de vérité et réconciliation du Canada, 19 février 2019. www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1450124405592/1529106060525.

4 Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Réclamer notre pouvoir et notre place: le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, 2019, p. 201.

5 Québec (Procureure générale) c. Lachappelle, par. 27 ; R. c. Van der Peet, par. 549 ; R. c. Sparrow, p. 1099.