L'apolitisme du régime, du Parti libéral à la Coalition avenir Québec

Fontaine de Tourny
Québec
Société
L'apolitisme du régime, du Parti libéral à la Coalition avenir Québec
Idées
| par Léandre St-Laurent |

En octobre 2018, la Coalition avenir Québec (CAQ) balayait la carte électorale québécoise. Les forces qui ont suscité ce raz-de-marée politique ne sont pas particulièrement faciles à saisir, tellement les représentant·e·s de la coalition ont fait peu de cas de préciser la signification de leur projet politique, outre quelques positionnements épars qualifiés de « nationalistes » par le chef du parti, François Legault. « Changement » aura été le mot d’ordre de cette élection. Mais un changement vers quoi? Pour comprendre, il est primordial de centrer le parti dans la longue histoire du Québec, ce qui nécessite de remonter aux germes du politique québécois. L’analogie historique sera ici salutaire : une histoire qui met en scène un monde politique en pleine perdition, restructuré par des forces sociales profondes. Le Québec réactualise-t-il une certaine part de son passé sous de nouveaux auspices?

Le régime libéral et son effondrement

Seize ans. C’est le temps que dura au Québec le règne des libéraux de Louis‑Alexandre Taschereau, de 1920 à 1936. Quatre décennies, si l’on considère la domination incontestée du Parti libéral du Québec sur l’État provincial depuis le gouvernement Marchand en 1897. Cette domination n’en est que plus forte qu’elle est appuyée par l’énorme machine libérale au pallier fédéral (1).

Taschereau. Nom emblématique d’une gouverne qui, à sa façon, s’adapte à la subordination à laquelle les représentants politiques canadiens-français de l’époque sont progressivement réduits, dans le cadre du parlementarisme que la conquête anglaise a transplanté en sol canadien dès 1791 (2). Au départ, ces nouvelles institutions donnent un élan à une collectivité trop longtemps accoutumée aux structures d’un féodalisme français si mal adapté au Nouveau monde. Mais les champs du possible politique sont rapidement verrouillés par les tenants d’une oligarchie à la botte de l’empire anglais, si bien représentée par le rôle de gouverneur (3). Les contraintes qu’impose l’organisation coloniale anglaise poussent le PLQ naissant (1867), fruit de cette longue dynamique institutionnelle, à définir l’esprit qui anime le parti de façon à ce qu’il soit cohérent avec un système qui, plus souvent qu’autrement, éteint les aspirations de ce peuple francophone qui habite les terres où s’arrête le fleuve. Cette compromission originelle marquera fondamentalement l’identité du parti qui, encore aujourd’hui, en porte la trace.

Il aurait pourtant pu en être autrement. C’est que l’idéal initial du parti est travaillé par la pratique. Ainsi va l’histoire. D’un côté, les libéraux de cette période sont les dignes héritiers de d’une utopie politique qui, durant les âpres luttes constitutionnelles du XIXe siècle contre l’oligarchie, berce une foule d’acteurs politiques de ce coin de pays (4). D’une faction importante du Parti patriote en passant par les Rouges (5), défenseurs d’un libéralisme politique radical (6), l’idéologie dont le parti libéral hérite se précise : le rêve d’une république démocratique où l’égalité citoyenne, et les droits qui l’accompagnent, défait à la fois les barrières institutionnelles imposées par l’Empire anglais, et à la fois celles que le joug moral du clergé catholique fait peser sur la population canadienne-française. D’un autre côté, l’utopie libérale doit s’adapter au jeu politique. Elle doit d’abord se plier à la stratégie coloniale anglaise. Des institutions libres à l’anglaise, certes, mais jamais au détriment des desseins de l’empire. Les Patriotes l’auront appris dans le sang. Les progrès politiques se feront donc à un rythme convenu, selon des bornes bien circonscrites. Ensuite, mener trop loin le fantasme de république implique un prix extrême à payer pour la collectivité francophone. Dans un contexte de sujétion tel que le connaissent à ce moment les Canadien·ne·s français·es, défaire les institutions traditionnelles de cette population que sont la paroisse, l’Église et le droit civil français pose le spectre de l’assimilation drastique d’un peuple mis à nu (7). De cette conjoncture contradictoire, le PLQ naît en 1867. Après un bref épisode autonomiste sous le gouvernement d’Honoré Mercier (1887-1891), le parti accepte les règles du jeu de la constitution fédérale de 1867, se contentant des pouvoirs provinciaux – insignifiants à une époque où l’État-providence n’existe pas – de cette demi-république qu’est le Québec. Afin de maintenir sa position intra-provinciale, le PLQ ménagera pour un moment l’Église catholique.

Ce libéralisme terne finira par produire une forme de gouvernement à son image. Se joint à la modestie des pouvoirs publics québécois une adhésion à l’orthodoxie économique de l’époque où le marché capitaliste mène le bal (8). Ce qu’il sera coutume d’appeler le « régime Taschereau » en sera la parfaite expression. Le PLQ adhère alors à une politique de laissez-faire économique en phase avec la politique nationale canadienne initiée dès 1867. Taschereau mise sur la croissance de l’exploitation des ressources naturelles principalement dans les domaines forestier et hydro-électrique, en vue de se doter des moyens d’une industrialisation adéquate. Afin de pallier l’arriération économique des Canadien·ne·s français·es, le gouvernement québécois s’appuiera sur les capitaux anglais et, de plus en plus, américains (9). En ce qui concerne le lien du PLQ avec les institutions de la société civile canadienne-française, le parti sera dans la lignée de ce qui se pratique à ce moment en politique québécoise depuis l’avènement du gouvernement responsable en 1849 (10) : le patronage et le clientélisme de masse se généralisent, de façon à s’assurer une majorité parlementaire. Joint à la politique économique d’État minimal, cette intrusion dans la vie communautaire dote le Québec d’une drôle de forme de gouvernement où, pour reprendre le sociologue Fernand Dumont, « […] le politicien est omniprésent, mais l’État est absent […] » (11).

Le régime Taschereau est à l’image d’un cycle politique qui s’enraye. Le parti et l’État qu’il pilote y prennent la forme d’une structure détachée du peuple, laquelle participe à l’exploitation économique des Canadien·ne·s français·es, forme politique corrompue s’il en est. Avec la crise économique de 1929, c’est la stratégie économique libérale qui s’effondre. L’opposition populaire, ainsi que l’opposition politique liant conservateurs et libéraux dissidents, s’organisent sous la nouvelle Union nationale. Maurice Duplessis contraint le gouvernement à la convocation du comité des comptes publics. La collusion politico-économique et les malversations l’accompagnant qui y sont dévoilés finissent de faire s’effondrer le régime en 1936 lorsque Duplessis prend le pouvoir. Nous connaissons la suite. Mis à part l’intermède libéral sous le gouvernement Godbout (1939-1944), l’Union nationale imposera son joug jusqu’en 1960 (12).

Avec l’élection de la CAQ en octobre 2018, il est très tentant de faire le parallèle historique d’un régime aux abois qui se fait balayer par une vague conservatrice. Une trame narrative se campe dans l’espace public : celle d’un gouvernement opposé aux aspirations d’une majorité populaire, dont le récit prend la forme de son juste aboutissement avec l’effondrement électoral du PLQ. Quinze ans. C’est le nombre d’années que dura le règne libéral depuis l’élection de Jean Charest en 2003. La fameuse « réingénierie de l’État » initiée par ce gouvernement structura une séquence d’attaques en règle contre l’État-providence québécois : baisses d’impôts, mesures d’austérité, tarification des services publics, mise au pas de la fonction publique (13). Cette période a fait sentir ses effets par un accroissement inédit des inégalités économiques (14). Lorsque l’on emprunte une trame narrative nationaliste, le régime libéral se distingue par son abandon de l’identité linguistique et culturelle québécoise comme vecteur fondamental de la politique provinciale. Après avoir lutté, sous Robert Bourassa, pour la reconnaissance, par le Canada, du Québec comme territoire d’une société distincte (15), le régime libéral accepte dorénavant les règles du jeu de la Constitution de 1982. Soit la notion de peuple distinct est écartée de l’ordre du jour, soit elle est timidement mobilisée et, ensuite, ignorée par le fédéral. Silence. Il suffit de se rappeler l’épisode où Philippe Couillard tenta une réouverture du débat que Justin Trudeau s’empressa d’étouffer (16). Dans l’imaginaire collectif, une telle gouverne détachée de la population ne peut se maintenir que par le clientélisme et la corruption, dont la Commission Charbonneau aura dévoilé les soubresauts d’apparat. Ajoutons à cela notre mode de scrutin si peu représentatif du vote réel (17), si compatible avec ce genre de pratiques, et voilà que sont réunis tous les ingrédients du récit d’une période historique morne et infamante.

L’apolitisme, d’hier à aujourd’hui

Tout dépendant du point de vue adopté, les interprétations de la récente victoire de la CAQ varient. Pour le camp dit « progressiste », rien de nouveau sous le soleil. La CAQ ancre sa vision du politique en pleine continuité de la rigueur austéritaire des libéraux. La reconfiguration de l’État québécois est toujours en marche. En fait, la CAQ apparaît ici comme la parfaite entreprise politique qui, sous une nouvelle étiquette, permet de donner un second souffle à une classe politique en pleine perdition. En font état les frontières poreuses entre le PLQ et la CAQ à travers lesquelles leur personnel politique joue un jeu de va-et-vient (18). Lorsque l’on emprunte les lunettes d’un centre droit conservateur pour qui les enjeux d’identité nationale sont prioritaires, le portrait change. La CAQ s’affirme alors comme une avenue salutaire et pragmatique par l’affirmation d’un nationalisme québécois qui soit compatible avec le cadre canadien, où laïcité, langue et immigration sont mis de l’avant. L’idée que la majorité historique francophone s’exprime fermement après 15 ans de silence fait son bout de chemin, par l’entremise, entre autres, de la parole du commentateur conservateur Mathieu Bock-Côté (19).

Comme nous l’avons vu, ce n’est pas la première fois dans notre histoire qu’un régime sclérosé dit « libéral » s’effondre à la faveur d’une coalition bleue pâle. Pour plusieurs, la conjonction opérée par la CAQ du libéralisme économique et d’un certain nationalisme autonomiste fait de cette formation politique une réactivation contemporaine du nationalisme hérité de l’Union nationale. Il faut faire très attention à ce genre d’analyse facile. Cette tentation de dépoussiérer de vieux démons afin de les calquer sur l’époque actuelle brouille les cartes. Le présent a justement cette caractéristique singulière de ne s’être jamais produit, d’avoir une configuration qui lui est propre. L’analogie historique, si elle veut garder de sa pertinence, se doit de ne pas transformer l’actualité en un épouvantail dégoutant.

Peu importe le niveau de conservatisme que l’on peut attribuer à la CAQ face aux enjeux actuels qui travaillent la province – pensons au test de valeurs en contexte d’immigration, aux restrictions apportées à la consommation de cannabis, au maintien du crucifix à l’assemblée nationale, etc. –, le parti reste somme toute politiquement libéral lorsque mis dans le contexte du long cycle historique du Québec. Aucun parallèle légitime ne peut attribuer à la CAQ d’entretenir de liens avec une quelconque institution traditionnelle qui imposerait sa chape morale sur les esprits, comme c’était le cas antérieurement entre l’Église et le Parti conservateur québécois (20), et ensuite avec l’Union nationale. La sécularisation a fait son travail. Aucune équivalence non plus avec l’extrême droite contemporaine ou le néo-conservatisme américain. Pour sa part, le régime « libéral » qui a essuyé un revers historique ne peut être tout à fait comparé au type d’État économiquement minimal dont le Québec avait l’habitude avant la révolution tranquille. Malgré tout le travail de sape des fondements de notre social-démocratie entamé durant les dernières années, la secousse n’a pas, jusqu’à présent, été suffisamment forte pour démolir le modèle québécois. Le poids de l’impôt et de la fonction publique garde une place importante dans l’économie québécoise (21). Et cet espace qu’occupe le social dans notre société contribue à faire de nous la société la plus égalitaire d’Amérique (22). Nous sommes loin de l’idée d’une « politique omniprésente » jointe à un « État absent », tel que le définissait Dumont pour qualifier un cadre politique révolu.

C’est concernant un aspect plus subtil, et plus profond, que l’analogie historique est intéressante, et qu’elle permet de nous éclairer sur ce que la marée caquiste signifie. La façon dont le jeu politique québécois se structure en ce début de XXIe siècle semble réactualiser une façon de concevoir la gouverne étatique, une manière de voir que la révolution tranquille avait en apparence balayée. Avant les années 1960, la situation bien particulière dans laquelle le cadre canadien plaçait les Canadien·e·s francais·es, à coups de minorisation politique et d’assimilation, portait la collectivité francophone à une hostilité envers la forme d’organisation politique qu’est l’État; dans les meilleurs cas, elle menait à une indifférence. Dans ces conditions, le petit État du Québec ne pouvait servir d’outil de construction nationale d’envergure. Il n’était en aucun cas le porteur de projets de société majeurs. Durant cette longue période, soit le gouvernement était-il compris comme le simple instrument politique permettant de rendre applicables les règles du jeu du marché et de maintenir, dans les limites du possible, les institutions traditionnellement canadiennes-françaises; soit le peuple était-il idéologiquement défini hors de l’État au sein même de ces dites institutions traditionnelles, par la paroisse, l’Église, la famille, etc. (23). Dans les faits, ces deux avenues se sont combinées.

Pour beaucoup d’intellectuel·le·s, ce phénomène politique a longtemps signifié un certain « apolitisme des idéologies québécoises ». Dans le langage commun, l’apolitisme se réfère généralement au désintérêt individuel pour le politique. Nous ne parlons pas de ce type d’apolitisme lorsque l’on traite, pour le cas qui nous intéresse, d’apolitisme saisi comme mode d’action politique. Contrairement à une foule d’idéologies contemporaines, le caractère apolitique d’une idéologie refuse de qualifier la vision de l’État moderne comme porteur d’un « nous » à travers lequel s’exprimeraient des projets politiques d’envergure et structurés. Une telle direction pour la gouverne étatique est ici inenvisageable, ou du moins que modestement, apolitisme oblige. Le politologue André J. Bélanger définit l’apolitisme comme le versant opposé du politique, le politique pouvant être défini comme « […] phénomène auquel donne lieu la résolution de conflits assumée par une autorité » (24). Phénomène inverse donc. Ce refus d’une gouverne qui prenne en charge un projet politique clair peut se montrer sous plusieurs formes, tout dépendant de l’idéologie apolitique en cause et du cadre social qui la fait émerger. Pour Bélanger, l’apolitisme québécois a ceci de particulier qu’il joint une certaine absence de référence explicite à la gouverne étatique – ou du moins, lorsqu’il en traite, le fait-il de façon à dénoncer sa forme corrompue ou trop « politique » – à une interprétation de la gouverne comme simple « administration des choses » impartiale et consensuelle. Le conflit est ainsi évincé de la prise de décision étatique. Pour l’apolitisme, le conflit est en fait le signe d’une dégénérescence sociale. Au contraire, ce qui, collectivement, est juste, se définit rationnellement au-delà des lignes partisanes. Le conflit empêche d’y voir clair. Les décisions qui, au sein de l’État, doivent être priorisées se résument plutôt à la valorisation de la compétence de gens exceptionnels qui, s’ils ou elles sont doté·e·s des qualités adéquates, devraient arriver à des résultats somme toute similaires lorsque comparés, sur lesquels il est possible d’établir un consensus. L’État est une affaire d’expert·e·s qui savent faire fonctionner ses institutions.

À bien des égards, c’est en cela que la révolution tranquille fut une authentique révolution politique, en ce sens qu’elle réintroduisit de façon radicale un sens politique à la collectivité québécoise, en balayant les institutions traditionnelles qui donnaient sens à notre apolitisme collectif. C’était l’éclosion d’idéologies foncièrement politiques (25), l’époque d’un développement économique pris en charge par l’État et de la construction de notre tissu social, en phase avec la ferveur nationale (26). En regardant derrière de cette façon, l’époque actuelle apparaît comme excessivement terne. Nous en sommes à une période dépourvue de projets collectifs porteurs, un cycle dont les termes sont d’un tel manque de signification politique qu’il nous rappelle à satiété que l’épisode des années 1960-1970 s’est bel et bien dissous dans le développement nonchalant de notre présent. C’est à se demander si l’apolitisme ne s’est pas réactualisé sous une forme contemporaine. Parlant de notre présent, le voilà : la sphère politique québécoise est actuellement bloquée sous deux aspects fondamentaux. Le premier aspect ne concerne pas que notre demi-pays, mais est global. La révolution néolibérale des années 1980 est venue reconfigurer en profondeur la relation entre les États-providence occidentaux et les marchés économiques nationaux et le marché global. L’État se retire graduellement de certaines de ses prérogatives antérieures, se refusant de plus en plus à adopter des mesures économiques qui seraient en décalage avec les flux de capitaux nationaux et internationaux (27). Dans ces conditions, tout projet politique porteur s’en trouve nécessairement réduit dans son ampleur, restriction qui a bien souvent son corollaire d’une supposée administration rationnelle et gestionnaire qui justifie ces restrictions, administration froide si compatible avec la résurgence d’un apolitisme collectif. Le deuxième aspect est plus spécifique au contexte national du Québec contemporain. Le projet souverainiste a échoué. Le maintien du Québec dans la fédération canadienne ne s’est toutefois pas accompagné d’une reconnaissance culturelle en bonne et due forme du peuple québécois, ni d’un cadre constitutionnel suffisamment adéquat pour que l’État québécois y appose sa signature (28). La question nationale reste un sujet de profond malaise collectif. Dans ces conditions économiques et nationales, comment s’étonner d’un manque de prise sur notre avenir commun? Comment s’étonner que se réactive ce bon vieux réflexe apolitique qui réduit l’État à une « administration des choses » entre les mains de gestionnaires dit·e·s compétent·e·s?

L’apolitisme caquiste

Si l’État se résigne à ne plus porter de projets de société ayant un impact sur l’ordre social, il devient difficile de justifier l’existence d’un État-providence qui a la taille que l’on connaît au Québec. Les institutions héritées de la révolution tranquille prennent alors l’apparence de monstres bureaucratiques. Ces dernières années, un certain discours populiste s’observe dans le débat public, fantasmant un peuple quotidiennement assailli par l’intrusion d’un État qui le surimpose et le surtaxe, lui assigne des règles rigides, et gaspille les deniers publics qu’il lui arrache. Selon cette trame narrative, rien ne justifie un tel accaparement de ressources. Le bien commun est un leurre. L’État bureaucratique lutte pour ses propres intérêts, et ceux de ses agents patentés que sont les haut-fonctionnaires, les « pousseux de crayons » de l’ordinaire, les syndicalistes. À l’abandon collectif récent du politique coïncide une prolifération de ce discours à travers plusieurs médias de masse, chez certain·e·s chroniqueur·se·s de journaux de l’empire Quebecor en passant par les populaires radios de la ville de Québec (29). Tout récemment dans notre histoire, l’Action démocratique du Québec (ADQ) prônait la transition vers un État minimal si rabougri que le projet adéquiste aurait fait du Québec l’un des États les plus décentralisés d’Occident (30). Nous voyons là le radicalisme que peut prendre l’apolitisme idéologique lorsqu’il fantasme la pureté populaire hors de ses relations avec l’État central. En 2012, la CAQ avale l’ADQ, diluant par le fait même l’aspect libertarien de l’ancien parti de Mario Dumont.

Cependant, pour des raisons évidentes de fonctions légales, de sécurité et de maintien du corps social, cette hostilité envers l’État québécois ne se traduit pas nécessairement par une réactivité de type libertarienne. Dans la perspective de l’apolitisme québécois, l’État demeure un moindre mal. Et quitte à ce qu’il soit présent dans nos vies, mieux vaut s’assurer que ses institutions, telles qu’elles existent, soient entre de bonnes mains. Une solution pragmatique s’impose alors : mener les réformes adéquates de façon à ce que la juste « administration des choses » nuise le moins possible au quotidien de la population. À cet effet, la notion de compétence gestionnaire objective se trouve fantasmée hors des idéologies, comme si une telle chose était possible. La politique devient l’affaire du camp étroit des initié·e·s compétent·e·s. Les dévoiements de certaines politiques publiques n’apparaissent dès lors plus comme la concrétisation de visions du monde inadéquates, comme la mise en pratique d’idéologies concurrentes qui soient déplaisantes – l’idéologie est en fait perçue comme une pathologie et ne devrait pas exister dans l’espace public –, mais plutôt comme un manque de compétence qui, au fond, ne sert qu'à faire transparaître un manque profond de lucidité rationnelle.

En 2005, certain·e·s représentant·e·s de notre bourgeoisie nationale, dont l’ancien premier ministre Lucien Bouchard, l’ex-péquiste Joseph Facal et l’éditorialiste André Pratte, s’autoproclamaient « lucides » par la rédaction du manifeste « Pour un Québec lucide » (31). Selon eux, une injonction s’imposait : il était temps de s’occuper de ce qu’il sera coutume, sur un certain échiquier politique, d’appeler les « vraies affaires » du Québec contemporain, prioritaires pour tout·e représentant·e politique rationnel·le, en l’occurrence les barrières au commerce, la dette nationale, notre trop forte charge fiscale, notre problème démographique, la (trop petite) place de l’entreprise privée dans la société québécoise et notre rapport à la compétition économique internationale. Comme la rationalité n’est jamais une donnée objective hors des représentations mentales qui dominent une époque déterminée, le diagnostic et ses solutions allaient être en phase avec les croyances usuelles du néolibéralisme. Les « lucides » n’ont, à toute fin pratique, que donné une forme idéologique (qui se veut une non-idéologie) à la restructuration du champ politique québécois qui s’opère depuis le XXIe siècle. Point de rupture crucial, la réingénierie de l’État opérée par le gouvernement Charest imposera à la fonction publique québécoise le modèle de prise de décision de l’entreprise privée appliqué à l’État comme meilleur moyen – le plus rationnel – de régler des problèmes (32). Il en résultera une uniformisation dans l’application des politiques publiques par la fonction publique, la multiplication des fameux partenariats publics-privés (PPP) et la sous-traitance généralisée, si propices à la corruption (33). Le tout accompagné d’une cure minceur de l’État. La campagne libérale des élections provinciales de 2014, axée sur les « vraies affaires », justifiera les mesures d’austérité à venir sous le gouvernement Couillard.

C’est dans le contexte de ce rapport au champ politique que la CAQ émerge. La formation politique de François Legault doit être comprise comme la consécration de la rationalité de l’apolitisme québécois contemporain. En 2008, celui qui deviendrait chef de la CAQ, alors dans l’opposition péquiste, talonnait avec succès le gouvernement Charest sur le scandale de conflits d’intérêts en lien avec les sommes allouées par le Fonds d’intervention économique régionale (FIER) (34) à des proches du PLQ. Volte-face spectaculaire et plutôt mystérieuse : après des menaces de poursuites juridiques et d’obscures discussions avec le magnat des télécommunications Charles Sirois, lui-même impliqué dans le scandale des FIER, Legault fait son mea culpa et abandonne la bataille, sous prétexte que cette dernière donne une mauvaise image de la classe politique, image qui incite au cynisme (35). Legault veut sortir son action politique de la « chicane » usuelle partisane, et en vient même à rejeter l’option souverainiste. Il quitte le PQ en 2009. Encouragé par Lucien Bouchard et Charles Sirois (36), Legault fonde en 2011 la fameuse Coalition avenir Québec, qui a pour mission d’offrir une avenue politique au-delà des partis politiques, une option qui pose « un plan d’action rassembleur » visant une plus grande performance des services publics et l’établissement d’une « économie de propriétaires ». Le tout s’articule en posant les conditions pour une vitalité de la culture québécoise (37). En cela, les vieux réflexes de l’État-providence québécois doivent être métamorphosés en profondeur, de façon à correspondre au pragmatisme politique qu’implique le XXIe siècle, ce qui suppose l’existence d’une objectivité révélée à laquelle la rationalité de la pratique se doit de s’astreindre. Le projet caquiste est apolitique dans son essence. Il affirme l’existence d’un consensus impartial de l’administration publique québécoise que les luttes partisanes empêchent d’atteindre. Le projet de la CAQ se résume finalement à l’idée de compétence objective et d’éthique de ses membres (opposée à la corruption libérale). Sur le plan national, la CAQ ne se veut ni souverainiste ni fédéraliste, mais plutôt « nationaliste »; économiquement, la coalition assume une rationalité économique qui remet en cause la fonction socialement égalisatrice du modèle québécois, ce qui n’est pas sans rappeler le supposé pragmatisme des « lucides ». Cette volonté de non-partisannerie est probablement ce qui rapproche le plus, idéologiquement, la CAQ de son ancêtre que fut l’Union nationale, comme le rappelait récemment l’historien Jonathan Livernois (38). Le parti de Maurice Duplessis s’affirmait comme la « troisième voie » qui pousse le politique hors de la lutte partisane entre le PLQ représenté par le régime Taschereau et le désormais défunt Parti conservateur. La CAQ, elle, vient briser le système bipartisan PLQ/PQ, juste « administration des choses » oblige.

À quelles solutions « pragmatiques » l’apolitisme caquiste nous enjoint-il? Le pragmatisme dit objectif est une notion si élastique qu’il peut être assez difficile de comprendre le projet politique que celle-ci recoupe. Le flou qu’entretient la CAQ sur la signification de ce qu’elle propose n’a rien pour aider. Dans son discours de victoire électorale, Legault se félicitait d’un « changement » vers un gouvernement pour « tou·te·s les Québécois·es » (39), formule creuse s’il en est. Lors de l’investiture de son gouvernement, notre nouveau premier ministre se félicitait de l’arrivée d’une nouvelle garde compétente qui, par son talent, changerait les choses pour le Québec (40). Il faut donc savoir lire entre les lignes, et placer la vague caquiste dans son contexte, de façon à comprendre ce qui est ici compris comme relevant de la juste pratique. Il semble adéquat de considérer que l’agenda politique de la CAQ pourrait suivre trois avenues, et que ces avenues risquent de s’entrecouper. Premièrement, l’appel au pragmatisme pourrait signifier une remise en cause majeure de l’État-providence québécois, par la baisse massive du poids de l’imposition, la continuité de l’austérité et le scepticisme face au caractère public de plusieurs de nos institutions (41). Deuxièmement, l’adéquate « administration des choses » par la CAQ pourrait, d’un autre côté, signifier un maintien du statu quo, prenant le pas de la promesse globale du parti durant les élections d’octobre 2018 qui grosso modo consistait en une baisse des taxes et impôts accompagnée d’un maintien des services publics actuels (42). Troisièmement, comme le pragmatisme de l’apolitisme est extrêmement malléable, tout dépendant de ce qu’un contexte donné impose comme relevant d’une décision « pragmatique », la CAQ pourrait étonner par certaines politiques publiques et investissements épisodiques qui sortent des sentiers battus du libéralisme économique. Par exemple, l’importance qu’accorde Legault à son projet de maternelle pour tous les enfants de quatre ans nécessiterait, pour sa réussite, une intervention massive de l’État québécois et l’investissement de sommes faramineuses, de façon à ajouter 1300 classes au nombre actuel de 289 (43). Au final, et pour preuve que l’action politique ne se donne jamais tout à fait hors de l’idéologie, le présumé bon sens de la CAQ cache un angle mort dramatique qui devrait pourtant être au cœur de toute politique qui se veut pragmatique. Pour l’instant, la coalition n’a, à toute fin pratique, aucune solution à son agenda pour affronter le mal du siècle qu’est la crise climatique. Le régime libéral a beau s’être « effondré », les « vraies affaires » se portent à merveille. Et voici le Québec qui replonge dans les méandres de l’apolitisme. Espérons que ce ne soit pas là une séquence trop sombre.

Crédits photo : Cherry, https://www.flickr.com/photos/pimsiri/2576426253/in/photolist-4VERLi-94h...

(1) Michel Lévesque. Histoire du Parti libéral du Québec : La nébuleuse politique (1867-1960). Québec : Septentrion, 2013, 799 p.

(2) Jacques-Yvan Morin. « L’évolution constitutionnelle sous le régime britannique » dans Les constitutions du Canada et du Québec : du régime français à nos jours. Montréal : Éditions Thémis, 1994, 656 p.

(3) Fernand Dumont. « Vers une conscience politique » dans Genèse de la société québécoise. Montréal : Boréal, 1996, 393 p.

(4) Ibid.

(5) Pour les origines du Parti libéral du Québec, voir : Michel Lévesque. Histoire du Parti libéral : La nébuleuse politique (1867-1960).

(6) Du moins pour l’époque.

(7) Fernand Dumont. Genèse de la société québécoise.

(8) À l’époque, l’orthodoxie du libéralisme économique à l’anglaise se résume au triptyque libre circulation du travail/libre circulation de la propriété immobilière/étalon-or. Pour un portrait de cette période, voir Karl Polanyi. La grande transformation. France : Gallimard, 1983, 467 p.

(9) Bernard Vigod. Taschereau. Québec : Septentrion, 1996, 392 p.

(10) Le gouvernement responsable constitue le principe par excellence du parlementarisme à l’anglaise, constitutif du système politique canadien. Selon ce principe, l’exécutif est responsable devant la chambre d’assemblée, dont il doit avoir le consentement pour mener à bien son agenda politique, sous peine d’être renversé.

(11) Fernand Dumont. Genèse de la société québécoise. p. 220

(12) Jacques Lacoursière. Une histoire populaire du Québec : De 1896 à 1960 (IV). Québec : Éditions du Club Québec Loisir INC., 1998, 411 p.

(13) Bien évidemment, ce type de procédé n’est pas complètement inédit avant cette période. Pensons aux mesures imposées, dans les années 1990, par le gouvernement Bouchard. Mais comme le rappelait récemment l’IRIS dans son ouvrage sur le règne libéral, ce n’est que depuis Charest que la restructuration de notre modèle social devient cohérente et systématique. Voir  Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS). Détournement d’État : Bilan de quinze ans de gouvernement libéral. Montréal : Lux éditeur, 2018, 177 p.

(14) Grâce à la résilience du modèle québécois, cet accroissement a toutefois été plus modéré qu’ailleurs en occident. Voir Nicolas Zorn. Le 1% le plus riche : l’exception québécoise. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2017, 191 p.

(15) Canada. Mollie Dunsmuir, Direction de la recherche parlementaire. 1995. Activité au plan constitutionnel : du rapatriement de la constitution à l’accord de Charlottetown (1980-1992). Ottawa : Bibliothèque du Parlement.

(16) Radio-Canada. 1er juin 2017. « "On n’ouvre pas la constitution", répond Trudeau à Couillard ». Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1037240/quebec-constitution-philipp...

(17) En fait, le mode de scrutin uninominal et majoritaire (pluralitaire) à un tour, tel que nous le connaissons au Canada, laisse place aux plus grandes distorsions électorales actuellement observables dans les démocraties occidentales. Voir Institut Broadbent. 2016. Mémoire présenté au Comité spécial sur la réforme électorale. Institut Broadbent.

(18) Radio-Canada. 23 août 2018. « La vérif : la CAQ et le PLQ, du pareil au même? ». Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1119241/caq-plq-pareil-au-meme-plca...

(19) Voir, par exemple, son débat, à la suite du dernier résultat électoral, avec le politologue Frédérick Bérard, à l’émission de Denis Lévesque : repéré sur https://www.youtube.com/watch?v=6XvO9qbii50

(20) Fernand Dumont. « L’aménagement de la survivance » dans Genèse de la société québécoise.

(21) Voir : Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion. La pauvreté, les inégalités et l’exclusion sociale au Québec : État de la situation 2016. Gouvernement du Québec, 2017, 75 p.

(22) Nicolas Zorn. Le 1% le plus riche : l’exception québécoise.

(23) En fait état, par exemple, le nationalisme canadien-français traditionaliste et agriculturiste. Voir : Linteau, Durocher, Robert & Ricard. « Le libéralisme contesté » dans Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930 (Tome II). Montréal : Boréal, 1989, 834 p.

(24) André-J. Bélanger. L’apolitisme des idéologies québécoises : Le grand tournant (1934-1936). Montréal : Les Presses de l’Université Laval, 1974, 392 p.

(25) André-J. Bélanger. Ruptures et constantes. Quatre idéologies du Québec en éclatement : La Relève, la JÉC, Cité libre, Parti Pris. Montréal : Les Éditions Hurtubise, 1986, 240 p.

(26) Jacques Lacoursière. Histoire du Québec contemporain : 1960 à 1970 (V). Québec : Septentrion, 1996, 456 p.

(27) Pour une histoire du développement du néolibéralisme, voir Harvey, David. Brève histoire du néo-libéralisme. France : Les prairies ordinaires, 2014, 314 p.

(28) Pour le récit historique du rapatriement constitutionnel et de l’établissement de la constitution canadienne de 1982, voir : Frédérick Bastien. La bataille de Londres : Dessous, secrets et coulisses du rapatriement constitutionnel. Montréal : Boréal, 2013.

(29) L’exemple type de ce discours se trouve, à titre d’exemple, chez le célèbre animateur de radio libertarien Éric Duhaime. Voir certains de ses ouvrages où il vilipende l’État-providence québécois et les syndicats : Éric Duhaime. L’État contre les jeunes : Comment les baby-boomers ont détourné le système. Montréal : VLB Éditeur, 2012, 168 p.; Libérez-nous des syndicats! Québec : Genex, 2013.

(30) Jean-Marc Piotte (Dir.). À droite toute! Le programme de l’ADQ expliqué. Montréal : Éditions Hurtubise HMH, 2003, 252 p.

(31) Collectif. Pour un Québec lucide. 2005.

http://classiques.uqac.ca/contemporains/finances_publiques_qc/manifeste_qc_lucide.pdf

(32) Gérard Boismenu, Pascale Dufour & Denis Saint-Martin. Ambitions libérales et écueils politiques : Réalisations et promesses du gouvernement Charest. Montréal : Éditions Athéna, 2004, 181 p.

(33) IRIS. Détournement d’État : Bilan de quinze ans de gouvernement libéral.

(34) Le Fonds d’intervention économique régionale (FIER) constitue un ensemble de fonds instauré par le gouvernement Charest. Il a pour fonction l’obtention d’un capital de risque pour des entreprises privées en plein démarrage.

(35) Gilles Toupin. Le mirage François Legault. Montréal : VLB Éditeur, 2012, 124 p.

(36) Richard Le Hir. Charles Sirois, l’homme derrière François Legault. Montréal : Éditions Michel Brûlé, 2013, 219 p.

(37) Collectif. Coalition avenir Québec. Manifeste. 2011.

(38) Jonathan Livernois. 14 septembre 2018. « La CAQ et l’Union nationale, du pareil au même? ». La Presse. http://plus.lapresse.ca/screens/57cbbc8d-5752-4693-ba5f-4bae84961f64__7C...

(39) En ligne. Consulté le 13 novembre 2018.

https://www.youtube.com/watch?v=xp8Pbrs3ug0&t=9s

(40) Radio-Canada Info. En ligne. Consulté le 13 novembre 2018.

https://www.youtube.com/watch?v=BlqpcwNjJBU

(41) Il suffit de voir les positions (fluctuantes) de François Legault contre, par exemple, les cégeps, les commissions scolaires et Hydro-Québec. Voir : Gilles Toupin. Le mirage François Legault.

(42) Voir le cadre financier de la CAQ : Coalition Avenir Québec. 2018. Faire plus. Faire mieux. Un cadre financier responsable, visant une saine gestion des finances publiques, pour améliorer nos services et remettre de l’argent dans le porte-feuille des Québécois. Coalition Avenir Québec. Repéré sur

https://coalitionavenirquebec.org/wp-content/uploads/2018/09/caq-cadre-financier-2018.pdf

(43) Jean-Philippe Robillard. 29 octobre 2018. « Pour généraliser la maternelle 4 ans, il faudrait plus de 1300 nouvelles classes ». Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1132233/maternelle-4-ans-caq-montre...

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