Langages d’exclusion : le Québec entre « menace » migratoire et crises identitaires

Québec
Langages d’exclusion : le Québec entre « menace » migratoire et crises identitaires
Analyses
| par Christopher John Chanco |

La question migratoire s’est retrouvée à la tête des préoccupations des candidats aux élections québécoises. Tout au long de la campagne électorale, le débat s’est focalisé sur les rapports entre l’immigration, le déclin de la langue française et d’autres enjeux identitaires. L’instrumentalisation électorale des enjeux migratoires dissimule-t-elle une crise politique plus profonde?  

« Si l’on observe de plus près, ceux qui parlent le plus souvent de l’immigration et de la langue française, ce sont d’anciens souverainistes blasés », dit Hady Kodoye, porte-parole de Solidarité sans frontières.

Il pense notamment au sociologue Mathieu Bock-Côté, mais aussi au gouvernement actuel sous l’égide de la Coalition avenir Québec (CAQ), un parti de centre-droite qui regroupe un nombre important d’anciens péquistes et indépendantistes, dont François Legault. La CAQ a été accusée par l’opposition d’avoir prôné un nationalisme ethnique et identitaire à des fins électorales[1], sur fond de polémiques autour de projets de loi tels que la loi 96 (Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français) et la loi 21 (Loi sur la laïcité de l’État) que le gouvernement actuel a réussi à faire passer.

Les caquistes ayant officiellement renoncé au projet de l’indépendance[2], le curseur se déplace vers les enjeux identitaires, comme le constate un nombre d’analystes[3].

Les migrants sont une cible facile dans un contexte électorale, dit Amandine Hamon, spécialiste des questions migratoires à l’Université de Montréal. Ça va de pair avec « la philosophie sous-jacente du gouvernement, de la CAQ, qui est nationaliste, mais doux »

Pour sa part, Kodoye croit que le revirement populiste puise ses racines dans un malaise politique profond qui ronge la société québécoise. L’instrumentalisation des enjeux migratoires à des fins électorales dissimule, en réalité, un manque de vision : l’absence d’un projet de société rassembleur et tourné vers l’avenir. 

Le militant pourfend un paysage politique québécois qui se réduit à un électoralisme dépourvu d’une vision pour faire avancer la société. « Ce discours populiste qu’on est en train de propager ne reflète ni ne répond aux réalités économiques et politiques du Québec », dit Kodoye, prenant pour exemple la pénurie de main-d’œuvre dans plusieurs secteurs, dont l’agriculture qui dépend pour l’essentiel des travailleurs étrangers.

Originaire de la Mauritanie, le débat québécois lui rappelle les dangers de faire de la langue un instrument d’exclusion. Il décrit son pays d’origine comme « une société plurielle, pluriethnique et plurilingue ».

Après avoir obtenu son indépendance des Français en 1960, la Mauritanie tombe sous le joug d’un  nouveau régime qui « voulait tout arabiser » au mépris des francophones, dont il faisait partie. « La langue, c’est toujours une question du pouvoir », constate Kodoye.

Engagé dans les mouvements pour les droits de la personne depuis sa jeunesse, il critique le racisme de l’État mauritanien aux prises avec une poignée d’élites qui perpétuent un système corrompu où l’esclavagisme demeure une réalité bien présente[4]. Les fractures religieuses et linguistiques ont servi à diviser la population et à détourner l’attention des abus de pouvoir. En effet, nombreuses sont les sociétés postcoloniales où les aspirations indépendantistes se sont transformées en instrument politique mis au service des régimes autoritaires.

Au Québec, Kodoye constate des tendances troublantes, ce qu’il n’hésite pas à qualifier de dérives fascisantes. Sur l’immigration, il souligne notamment la responsabilité des intellectuels et des partis traditionnels qui ont fini par faire le lit de l’extrême droite.

« Il faut qu’on dise clairement ce qui se passe, ce qu’ils sont » dit-il.

Xénophobie et montée de l’extrême droite

Ces dernières années, l’extrême droite québécoise, particulièrement active sur les réseaux sociaux, a fait de la xénophobie un instrument mobilisateur, d’après une analyse par le criminologue Samuel Tanner[5]. De nombreuses études démontrent à quel point le phénomène se mondialise et va de pair avec la montée de groupuscules d’extrême droite[6]. Au Québec, ces derniers tirent notamment leur inspiration de la France et des États-Unis[7].

La rhétorique antimigratoire ne se limite pas aux cénacles de Pégida Québec, impliqué dans le mouvement transnational de l’extrême droite connu pour son idéologie antimusulmane et xénophobe[8]. Si elle est parvenue à s’infiltrer dans les idées mainstream, c’est notamment grâce à des intellectuels tels que Bock‑Côté qui a cadré le débat public sur l’immigration et a renforcé certains amalgames, par exemple entre l’immigration et le déclin de la langue française, dit Hamon.

Les idées véhiculées par Bock‑Côté ont une portée internationale. Ces dernières années, l’intellectuel québécois jouit d’une certaine célébrité en France où il a trouvé une tribune pour faire avancer sa vision du monde[9]. Face à la menace présumée de l’immigration massive, il a exprimé sa solidarité avec les Français « qui ont été dépossédés de leur pays[10]. Un discours qui se rapproche dangereusement d’une théorie du complot chère à l’extrême droite européenne, le « grand remplacement ».

Les résonances entre les deux pays francophones n’ont rien d’anodin, observe Hamon. Ironie du sort, souligne-t-elle : Bock‑Côté est lui-même étranger en séjour à Paris.

Le discours du sociologue, dit Hamon, joue sur la peur de la disparition nationale : une anxiété bien réelle dans l’imaginaire collectif québécois où l’immigration représenterait une menace existentielle.

C’est un imaginaire qui puise ses racines dans une histoire douloureuse. D’après l’historien Pierre Anctil, les anxiétés actuelles autour de l’immigration s’expliquent par les traumatismes vécus par les francophones dans le contexte canadien tout au long du XXe siècle[11].

Depuis la Révolution tranquille, pourtant, l’identité québécoise s’est débarrassée de sa seule dimension ethnoreligieuse qui cède alors le pas au français comme socle commun. Les revendications linguistiques n’étaient pas antonyme d’une certaine ouverture sur le monde, comme en témoigne le fait que de nombreux ministres de l’Immigration sous des gouvernements indépendantistes, à savoir Gérald Godin (auteur d’un poème consacré aux migrants à la station de métro Mont-Royal) et Jacques Couture (héros des réfugiés indochinois) ont prôné des politiques migratoires ouvertes.

Le souverainisme linguistique et progressiste d’antan se revêt-il aujourd’hui de couleurs tout à fait différentes ?

« Les blessures historiques sont réelles, mais ce n’est pas aux nouveaux arrivants de les porter sur leurs épaules », dit Hamon. Elle pense que la méfiance grandissante envers les migrants risque de nuire, justement, à la cohésion de la société québécoise.

« Si au Québec on veut que le français s’impose, on devra présenter aux gens l’amour et pas la répression », dit Kodoye. À son avis, il faudrait explorer tous les moyens de promouvoir le français sans en faire « une langue d’oppression, une langue de colons, contre laquelle les gens vont se révolter, » ajoute-t-il. 

Dans l’imaginaire collectif où s’amalgame langue et ethnie, le français --, cette langue censée avoir pour visée l’universel, -- semble vivre sa propre crise identitaire. 

CRÉDIT PHOTO: Abdallahh/Flickr

 

[5] Extrême droite au Québec : Un phénomène social et politique en croissance? (2022, mai 12). https://nouvelles.umontreal.ca/article/2017/12/13/extreme-droite-au-quebec-un-phenomene-social-et-politique-en-croissance/

[6] Boeynaems, A., Burgers, C., & Konijn, E. A. (2021). When Figurative Frames Decrease Political Persuasion : The Case of Right-Wing Anti-Immigration Rhetoric. Discourse Processes58(3), 193‑212. https://doi.org/10.1080/0163853X.2020.1851121

[7] Au Québec, l’extrême droite cherche à surfer sur Charlottesville. (2017, août 21). Le Monde.frhttps://www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/08/21/au-quebec-l-extreme-droite-cherche-a-surfer-sur-charlottesville_5174625_3222.html

[8] Facebook ferme la page de Pegida Québec | Le Devoir. (2017, février 17). Le Devoirhttps://www.ledevoir.com/societe/491393/facebook-ferme-la-page-de-pegida

[9] Mathieu Bock-Côté : «L’assimilation, sujet crucial de la présidentielle». (2021, novembre 19). LEFIGARO. https://www.lefigaro.fr/vox/societe/mathieu-bock-cote-l-assimilation-sujet-crucial-de-la-presidentielle-20211119

[10] Koba. (2022, janvier 13). Bock-Côté : « A l’échelle de l’histoire, l’immigration massive est une vraie révolution. Les Français sont dépossédés de leur pays, condamnés à l’exil intérieur (...) Les Français n’ont pas de pays de rechange ». Fdesouchehttps://www.fdesouche.com/2022/01/13/mathieu-bock-cote-a-lechelle-de-lhistoire-limmigration-massive-est-une-vraie-revolution-les-francais-sont-depossedes-de-leur-pays-condamnes-a-lexil-interieur-les-francais-nont-p/

 

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