L’amour des ruines

Société
L’amour des ruines
Feuilletons
| par Alexandre Legault |

Au sujet de la gentrification à Leipzig, une ville allemande post-communiste, un auteur écrivait avec regret qu’elle avait perdu son âme, et avec elle son « wabi-sabi ». Dérivant de principes bouddhistes, le wabi-sabi est une disposition d’esprit qui vise à accepter avec sérénité – voire à apprécier – l’impermanence et la désuétude des bâtiments historiques. Il rappelle une attitude générale et un rapport à l’architecture que j’ai souvent rencontrés chez les jeunes adultes leipzigois. Un d’entre eux, nommé Tillman, en offrait un exemple éloquent, lorsqu’il m’a parlé de son arrivée à Dresde il y a une dizaine d’années. Originaire d’une petite ville ouest-allemande près de Stuttgart, il raconte qu’il a senti le besoin de se rendre en Allemagne de l’Est après la réunification du pays. Il en parle comme un moment excitant, dans des termes qui évoquent une transcendance lorsqu’il mentionne le paysage urbain :

When I came to Dresden the first time at the main station, I thought “oooh, it’s another planet”! And the people, and all the space, so many free space! Yeah, 30% of the city left, it was empty. And that was for me not possible, I couldn’t imagine that before.

Similairement, la plupart des gens que j’ai côtoyés – des collègues de l’université ou bien des artistes qui faisaient partie de leur cercle d’amis – avaient une sorte de fascination teintée de romantisme pour les vieux blocs à appartements et les manufactures décrépites ; une réminiscence de l’époque de la République démocratique allemande (1949-1990). Lorsque je me déplaçais à vélo avec Paul, un autre de mes amis leipzigois, il nous arrivait à l’occasion de nous arrêter et de regarder un moment un vieux bâtiment abandonné au milieu d’un champ, qui semblait pouvoir s’effondrer d’un instant à l’autre. C’est un type de paysage qui résonnait avec lui, propice à la rêverie et la nostalgie, mais qui en retour engageait une réaction cynique : « Probably these blocks will be renovated into fancy condos for the rich. It’s so sad. »

Certains quartiers autrefois hautement désirés par ce groupe d’amis, comme Plagwitz, le « coin des artistes », sont maintenant des endroits qu’ils veulent éviter. Peut-être est-ce dû à la présence de plus en plus importante de bâtiments rénovés ? À Plagwitz, aux graffitis sur les vieux bâtiments qui apparaissent sans planification, on opposait l’art mural professionnel des nouvelles boutiques ou bien la peinture fraiche sur les immeubles résidentiels. Un autre ami de la place m’a dit que certaines entreprises ont un contrat pour repeindre par-dessus les graffitis aussitôt qu’ils réapparaissent. Certains commerces tentent de reproduire en vain l’ambiance post-industrielle du quartier ; d’autres, en revanche, s’y opposent en tout point. C’est le cas d’un nouveau restaurant, ouvert depuis deux ans. Sa clientèle est en général plus âgée que mes connaissances du coin, la plupart étant des nouveaux nantis qui s’y rendent en voiture de luxe, ou bien des touristes. « Look at them », me dit Paul en me montrant un homme bien vêtu accompagné de sa femme, « it’s like they have no style at all ! » À l’intérieur, les gens peuvent manger et boire dans un décor aseptisé sur fond de musique lounge. C’est un style neutre qu’on retrouve partout dans le monde et qui, outre la langue sur les menus, ne laisse pas d’indices spécifiques sur l’histoire et la localité.

Le nouveau coin vers lequel on dirige les espoirs pour l’art et l’aventure est dorénavant le quartier de Neustadt situé à l’Est de la ville, dont une rue a la réputation d’être « la plus dangereuse » de Leipzig – du moins c’est ce qu’on répète souvent. Par comparaison, Neustadt n’est pas aussi développée, elle compte aussi moins d’immeubles rénovés. C’est l’endroit où vivre si on veut s’éloigner de tout ce qui se rapporte à l’esthétique de la nouveauté. Une grande banderole est accolée sur l’immeuble abandonné en face de l’appartement de Tillman, sur laquelle on peut lire : « Ausbauhaus », ce que je traduirais librement par « maison à rénover ». Tillman m’explique que des logements sont libres pour être loués à prix modiques si les locataires sont prêts à tout rénover et aménager (cuisine, salle de bain, salon, chambres à coucher), ce qui mène souvent à des appartements peu peaufinés et à l’apparence détériorée ; une esthétique pourtant appréciée par mes amis à Leipzig. Après tout, les paysages urbains, à la fois dans leur composantes extérieures et intérieures, ne sont pas que des espaces fonctionnels, mais aussi des décors sur lesquels on projette des conceptions de la vie et qui, parfois, entrent en collision avec d’autres.

CRÉDIT PHOTO: Alexandre Legault 

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