L’âge moyen

Société
L’âge moyen
Feuilletons
| par Siggi |

Un texte de Barbara Thériault (chronique d'une apprentie coiffeuse) 

Ce texte est extrait du quatrième numéro du magazine de sociologie Siggi. Pour vous abonner, visitez notre boutique en ligne!

Barbara est sociologue. À la recherche de nouvelles expériences, elle a décidé d’apprendre le métier de coiffeuse. Dans la cette rubrique, elle rapporte ses observations.

 

Dans mon cours d’introduction à la sociologie, nous avons récemment traité du sociologue Norbert Elias et du procès de civilisation, notamment à partir de l’exemple de la fourchette. À la recherche des causes qui ont présidé à son usage, j’ai insisté sur le fait qu’il importait de se méfier des explications trop « pratiques » pour rendre compte d’un tel phénomène, et cela même si ces dernières ne cessent d’être invoquées. Pour appuyer mon propos, j’ai fait part d’une observation tirée du domaine de la coiffure – les femmes tendent à raccourcir leurs cheveux avec l’âge –, en remettant en question les motifs pratiques invoqués : les cheveux courts, c’est plus simple, surtout quand la chevelure est clairsemée.

Après le cours, j’ai reçu de nombreux témoignages. Une étudiante dont une frange et de grandes boucles d’oreilles dorées dépassaient d’une petite tuque orange est venue me confier qu’à 36 ans, elle avait senti que le temps était venu de raccourcir ses cheveux. « Ça fait plus jeune », m’a-t-elle dit.

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Pour rendre compte de la généralisation de l’usage de la fourchette, Elias parle d’une norme sociale, de la « chose à faire ». On utiliserait la fourchette non pas pour des motifs hygiéniques, mais pour s’épargner, à soi et aux autres, un malaise, un sentiment pénible. Elle renverrait à une norme, ancrée dans un procès de civilisation, à une « modification de notre économie pulsionnelle et affective[1] ». On peut aussi voir une telle norme à l’œuvre dans la coiffure : à partir d’un certain âge, se couper les cheveux semble la chose appropriée, autant aux yeux des femmes qu’à ceux des coiffeuses et coiffeurs.

« Comment les cheveux raccourcissent-ils? », m’a demandé un étudiant. Tout se passe, ai-je avancé, dans un accord silencieux entre les clientes et les spécialistes de la coiffure, et ce que ces dernières et derniers jugent convenable. Pas besoin d’y réfléchir ou de se concerter : à chaque rendez-vous, clip, clip, un peu plus court, presque à leur insu.

Une norme se perçoit à ses écarts. Voici quelques exemples glanés dans mon entourage : la coiffeuse de Dali (24 ans) trouve dommage de couper ses cheveux longs; Susanne (59 ans), qui ne colore pas ses cheveux blancs, juge que ceux de son amie Andrea (58 ans) sont trop longs, et par ailleurs teints trop foncés pour son âge. Ce qui m’amène à un autre moyen par lequel se manifeste une norme : on peut la saisir à l’aune de sa propre échelle de valeurs, à ce qui éveille notre envie de « bitcher ». Je trouvais qu’Alexia (46 ans) portait ses cheveux beaucoup trop longs pour son âge, qu’il fallait faire quelque chose. Elle le savait : interrogée, elle a dit que c’était sa dernière chance et que bientôt, elle ne pourrait plus se le permettre. Alexia portait à mon avis ses cheveux trop longs, mais je jugeais que Dali pouvait les porter longs ou courts (je les lui ai d’ailleurs coupés). Dans un moment de faiblesse (nous tentons certes de ne pas parler comme ça, mais ça nous échappe quand même parfois), Alexia et moi avons dit d’une collègue, une belle femme qui n’est d’ailleurs qu’à peine plus âgée que nous : « Tu as vu? Elle a coupé ses cheveux. J’aime pas trop. Ça lui donne un air madame, non? »

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Raccourcir ses cheveux marque l’âge moyen. L’acte semble dire : « Je ne suis plus jeune, même si je ne suis pas encore vieille. »

La norme à laquelle nous avons ici affaire a évolué dans le temps. Ma grand-mère, qui aurait aujourd’hui 105 ans, a coupé ses cheveux au menton à 38 ans. Ma mère (76 ans) l’a fait à 55 ans. Brigitte se trouve entre les deux : elle a 90 ans. Elle estime l’âge de « césure » capillaire à 45 ans; c’est elle – historienne de formation – qui emploie ce mot pour faire référence à un avant et un après.

Si les femmes et leurs coiffeur·se·s se soumettent à la norme au-delà des modes, il convient de souligner que l’âge moyen est élastique et peut s’étirer. Il relève d’une temporalité, mais aussi d’un lieu : en Allemagne, Kathrin (48 ans) porte les cheveux au menton et est plus claire qu’elle ne l’était lors de notre dernière rencontre (elle se montre pragmatique et invoque son teint « malade » et l’hiver qui arrive); à 49 ans, Jana vient de couper ses cheveux, au menton; Marianne et Ulrike cultivent quant à elles l’ambiguïté : elles ont adopté une coupe asymétrique, un côté court et un côté long. Quand je vois sur Facebook qu’Olha (34 ans) et sa sœur d’un an plus âgée portent dorénavant les cheveux sous le menton, je ne suis pas étonnée : en Ukraine, on atteint probablement déjà l’âge moyen à la mi-trentaine.

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Dans un livre à paraître sur les idéaux de beauté féminine[2], mon amie et collègue Chiara montre que les femmes sont soumises à ce qu’elle appelle des injonctions paradoxales, dont notamment le désir de combattre l’âge et de l’accepter. Au lieu de lire dans le raccourcissement des cheveux une ambivalence négociée au jour le jour, on pourrait y voir la possibilité de faire les deux choses en même temps : assumer l’âge moyen, sans toutefois se laisser aller ou renoncer au style.

On pourrait remarquer d’autres changements. Par exemple : le passage d’une coupe mi-longue, au menton, à une coupe carrément courte, avec une nuque bien définie, ou encore celui des teintures aux cheveux blancs. Il y a fort à parier que ces changements marquent une autre étape de la vie, celle qui met fin à l’âge moyen.

Si le changement de coiffure – ou l’achat de lunettes colorées ou surdimensionnées – s’opère trop tôt, on risquera de l’interpréter comme le signe d’une rupture amoureuse ou d’un nouvel emploi. Des coiffeuses et coiffeurs consciencieux·ses porteront attention à ce genre de situations et recommanderont la prudence.

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L’étudiante à la petite tuque orange dans le cours d’introduction à la sociologie est en fait bien trop jeune pour avoir coupé ses cheveux. En y pensant, je me suis rappelé qu’en justifiant son choix, elle avait fait un signe de la tête en direction de ses camarades, celles et ceux qui devaient en moyenne avoir 19 ans. Si je croyais avoir compris pourquoi elle avait coupé ses cheveux, j’ai été surprise la semaine suivante. L’étudiante est revenue me voir, cette fois avec la tête complètement rasée. Il est fort possible qu’elle ait eu une idée, celle de défier la norme qu’elle avait entretemps perçue.

 

CRÉDIT PHOTO: Flickr / Marco Verch Professional Photographer 

[1] Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 2001 [1939], p. 180.

[2] Chiara Piazzesi, Walking the Tightrope: Women and the Paradoxes of Beauty, à paraître.

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