La violence par armes à feu aux États-Unis peut-elle être considérée comme une épidémie? Analyse d’une tendance académique

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La violence par armes à feu aux États-Unis peut-elle être considérée comme une épidémie? Analyse d’une tendance académique
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| par Félix Beauchemin |

Les deux dernières années ont permis de démontrer l’impact que pouvait avoir une pandémie sur le bien-être public. Pourtant, de l’autre côté de la frontière, un autre problème endémique semble frapper de manière aussi importante la société américaine : l’épidémie que représente la prolifération des armes à feu. Analyse d’une tendance académique qui cherche à démontrer les liens entre la violence par armes à feu et la situation dans laquelle se trouve la santé publique.

 

Le 8 avril dernier, le président américain Joe Biden définissait la situation alarmante de la violence par armes à feu aux États-Unis comme une « épidémie ». Il s’agit d’une terminologie qui peut sembler banale, mais qui est en fait incrustée dans une tendance scientifique et académique qui gagne du terrain depuis plus de 30 ans. Concrètement, la violence par armes à feu serait en fait un enjeu de santé publique devant être étudié par la science, et non par la politique.

Cette tendance s’est d’ailleurs vue symbolisée par un mouvement viral de novembre 2018. À la suite d’une publication de la National Rifle Association (NRA) sur Twitter qui critiquait les physicien‧ne‧s s’impliquant dans l’étude des violences par armes à feu, leur disant de « rester dans leur voie », de nombreux médecins aux États-Unis ont répliqué avec le mot-clic #ThisIsOurLane[i]. De nombreuses publications graphiques, représentant des blouses tachées de sang ou des salles d’opération souillées, mettaient en lumière le fait que les conséquences de cette violence étaient directement vécues par le personnel de la santé, d’où l’importance de traiter le tout comme un enjeu de santé publique[ii].

 

Pourquoi traiter la violence par armes à feu comme une épidémie?

Les statistiques pointent sans équivoque vers un problème de violence par armes à feu. Le Center for Disease Control and Prevention (CDC) recensait, en 2019, 38 355 morts par armes à feu aux États-Unis, soit un rythme d’environ 100 par jour[iii]. Cela équivaut à une moyenne de morts par armes à feu dix fois supérieure à celle des pays à revenu élevé de l’OCDE[iv]. Sur ce nombre, près de 24 000 morts sont des suicides[v]. Francis Langlois, membre associé à l’Observatoire des États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand, réitère l’importance de considérer le suicide dans ces calculs, notamment en raison de la létalité de l’acte. Celui-ci affirme que « si on a accès à des armes à feu, et qu’[elles] sont disponibles, il est possible que la personne passe à l’acte. Étant donné la puissance de l’objet, ça engendre plus de morts que par d’autres moyens ». Concrètement, les statistiques démontrent qu’en général, une personne sur 25 réussira sa tentative de suicide, soit un taux d’environ 4 %[vi]. Cependant, ce taux grimpe à presque 100 % lorsqu’une arme à feu est utilisée. Une différence considérable.

La multiplication des décès causés par une arme à feu, tant les suicides que les homicides, est donc la principale raison qui pousse de nombreuses associations professionnelles comme la American Psychological Association (APA)[vii] ou la American Public Health Association (APHA)[viii] à aborder le sujet de la violence par armes à feu comme un enjeu de santé publique.

Pourtant, pour désigner cette crise comme étant une épidémie, il faut qu’il y ait un élément de contagion ou de propagation.

À ce sujet, Francis Langlois mentionne ceci : « L’idée est que dans les communautés où il n’y a pas nécessairement de violence, si des armes à feu commencent à se multiplier, ça peut engendrer plusieurs victimes, un peu comme un virus. »

Selon David Hemenway, chercheur émérite de ce champ académique, pour adresser le phénomène comme un enjeu de santé publique, les mesures mises en œuvre devraient être constituées de davantage de règlementations et de campagnes de sensibilisation au niveau des communautés[ix]. On fait d’ailleurs fréquemment le parallèle avec les campagnes pour éviter les décès par accidents d’automobile. « On voulait limiter les morts par les accidents de voiture. Donc, qu’est-ce qu’on fait? On a mis des ceintures, des coussins gonflables. Donc, il s’agit de trouver des politiques qui vont limiter le nombre de victimes par armes à feu », comme l’explique Francis Langlois. Parmi ces mesures, on retrouve le fait de « limiter certains types d’armes ou certains types de munitions, en passant par forcer un entreposage sécuritaire » explique ce dernier.

 

La NRA et la santé publique

Francis Langlois constate aussi des similitudes entre le traitement de la violence par armes à feu aujourd’hui et celui de la cigarette dans les années 1990 : « Je pense que le parallèle qu’il faut faire en termes d’épidémiologie, c’est beaucoup plus avec l’industrie du tabac. » M. Langlois affirme que « jusque dans les années 90, les grandes compagnies [de tabac] faisaient tout pour bloquer toute forme d’étude qui montrait la dépendance engendrée par leur produit. C’est le même genre de problème qui se présente pour l’industrie des armes à feu. » La NRA exerce des pressions politiques et économiques immenses sur les législateur‧trice‧s pour éviter les recherches pouvant les discréditer, comme l’avaient fait les entreprises tabagiques à l’époque. Dans le cas du tabac, une série de facteurs interreliés ont mené à la chute de l’influence du « Big Tobacco » : la perte d’allié·e·s dans la communauté scientifique et médicale, le scepticisme de la part de la population, le militantisme d’organisations non-gouvernementales et la mise en place de régulations anti-tabac de la Food and Drug Administration (FDA) et des États américains, entre autres[x]. Ces mesures ont d’ailleurs fait passer le pourcentage de fumeur·euse·s de 40 % environ dans les années 1970[xi] à 13 % aujourd’hui[xii].

En ce qui a trait aux armes à feu comme enjeu de santé publique, les premières études à ce sujet ont été conduites par le CDC au début des années 90. Le CDC a notamment publié l’article Gun Ownership as a Risk Factor for Homicide in the Home[xiii] qui prouvait que « la présence d’armes à feu dans une maison augmente de façon importante le risque de décès ou de blessures », comme l’explique Francis Langlois. Pourtant, « il y a eu une réponse assez violente du lobby des armes à feu. Ils ont réussi à faire en sorte que le gouvernement fédéral ne finance plus la recherche sur les armes à feu ». En effet, en 1996, le Congrès passait une loi, fortement appuyée par la NRA, qui interdisait aux organisations comme le CDC de mener des recherches sur le contrôle des armes à feu[xiv].

Toutefois, signe que le vent change, plus de vingt ans après le début de cette restriction, 25 millions de dollars américains ont été débloqués cette année par le Congrès pour étudier la violence liée à ces armes[xv]. Des associations scientifiques et médicales commencent donc progressivement à étudier ce phénomène, un peu comme elles le firent dans les années 1990 pour la dépendance au tabac.

 

Le pouvoir linguistique du mot « épidémie »

« La question du lien entre la langue et la pensée se pose beaucoup. Il y a l’hypothèse Sapir-Whorf qui, dans sa forme extrême, dit que si on parle d’angles différents, on pense différemment », mentionne Julie Auger, professeure titulaire au département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal. Ainsi, grâce à l’instauration d’une terminologie différente, telle la comparaison de la crise des armes à feu à une épidémie, la population sera nécessairement menée à adopter une prise de conscience différente. « Le but, c’est clairement d’avoir un impact, de frapper l’imaginaire, d’essayer de faire changer quelque chose dans l’esprit des Américain·e·s », ajoute-t-elle.

Dans le cas qui nous intéresse, puisque l’épidémie se veut contagieuse, le virus ou la bactérie infectieuse ne serait autre que l’arme à feu. Cette analogie se veut donc avant tout dissuasive, tel que l’illustre Julie Auger : « il est clair que l’analogie qui consiste à comparer l’arme à un virus est tout à fait apte à la situation, parce que oui, il y a des situations où l’on doit se protéger », comme on pourrait le faire contre un microbe.

Alors que des politicien·ne·s comme Joe Biden et même de grands médias comme CNN utilisent de plus en plus une terminologie de santé publique pour désigner le problème des armes à feu, Mme Auger croit que cela amènera nécessairement une plus grande conscientisation à cet enjeu.

« Si on veut justement rependre l’utilisation d’épidémie”, si on peut faire les liens entre l’arme à feu et un virus ou une bactérie infectieuse, ce sont des liens qui deviennent beaucoup plus clairs. Les auditeur‧trice‧s ont donc moins de travail à faire pour faire le lien. Même si le lien ne se fait pas de manière automatique, à force de l’utiliser, ça peut faire changer d’avis certaines personnes. »

 

L’étude des inégalités sociales de santé

Bien souvent, la résolution d’une crise de santé publique ne se fait pas uniquement sur le plan médical, mais également au niveau social. Dans le cas de la crise de la COVID-19, les mesures prises pour les populations plus à risque, comme les régions éloignées ou le personnel de la santé, étaient proportionnées aux inégalités de santé dont celles-ci pouvaient faire l’objet.

En ce qui a trait à l’épidémie d’armes à feu, le même schéma se répète. « Les communautés les plus affectées aux États-Unis par la violence d’armes à feu, ce sont les communautés afro-américaines et latino-américaines. Il y a une corrélation très forte entre la prévalence de violence par armes à feu et le niveau de pauvreté », explique Francis Langlois. Celui-ci énumère également certaines conséquences sociales de cette criminalité excessive : familles disloquées, dévalorisation économique des quartiers, et même des syndromes post-traumatiques parmi les élèves d’écoles défavorisées. Dans une perspective de santé publique, ces problèmes sociaux se doivent donc d’être pris en compte comme des facteurs aggravants dans le cadre d’une résolution de crise éventuelle.

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Ce n’est toutefois pas la première fois qu’un problème autre qu’une maladie est définie comme une épidémie. Entre autres, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie l’obésité d’« épidémie », malgré que fait qu’elle est non contagieuse[xvi]. Pourtant, le simple fait de traiter cette dernière comme un enjeu de santé publique a permis de créer des programmes importants comme Let’s Move!, campagne lancée par Michelle Obama en 2010[xvii].

Il ne reste plus qu’à déterminer si les succès des campagnes de santé publique par le passé, telles que les campagnes pour l’éradication de la polio ou la conscientisation face au VIH, pourront se reproduire avec le phénomène de violence par armes à feu. Cependant, comme l’explique Julie Auger, avant de viser à la résolution rapide de cette crise, un autre problème devra être résolu, soit celui de la « polarisation politique » aux États-Unis, omniprésente dans toute sphère sociale.

Crédit photo : flickr/ m&r Glasgow

 

[i] Jacqueline Howard, « Doctors start movement in response to NRA, calling for more gun research, » CNN, 20 novembre 2018, https://www.cnn.com/2018/11/19/health/nra-stay-in-your-lane-physicians-study/index.html.

[ii] Ibid.

[iii] BBC News Service, « America's gun culture in charts », BBC, 8 avril 2020. https://www.bbc.com/news/world-us-canada-41488081  

[iv] Erin Grinshteyn et David Hemenway, « Violent Death Rates: The US Compared with Other High-income OECD Countries, 2010 », The American Journal of Medecine, vol. 123, no.3, 2015: 266-273. http://dx.doi.org/10.1016/j.amjmed.2015.10.025

[v] BBC News Service, Op. Cit.

[vi] « Suicide », Mental Health America, 2021, http://www.mentalhealthamerica.net/suicide.

[vii] Arthur C. Evans et Clarence E. Anthony, « Gun Violence: A Public Health Problem », American Psychological Association, 6 avril 2018. https://www.apa.org/news/press/op-eds/gun-violence

[viii] « Gun Violence », American Public Health Association, 2021. https://www.apha.org/topics-and-issues/gun-violence

[ix] David Hemenway, Private Guns, Public Health, Ann Arbor: University of Michigan Press, 2004. https://www-jstor-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/stable/10.3998/mpub.17530.  

[x] Kristi Keck, « Big Tobacco: A history of its decline », CNN, 19 juin 2009. https://edition.cnn.com/2009/POLITICS/06/19/tobacco.decline/

[xi] « Achievements in Public Health, 1900-1999: Tobacco Use -- United States, 1900-1999 », CDC, 11 avril 1999. https://www.cdc.gov/mmwr/preview/mmwrhtml/mm4843a2.htm

[xii] « Smoking and Tobacco use: Fast Facts », CDC, 2 juin 2021. https://www.cdc.gov/tobacco/data_statistics/fact_sheets/fast_facts/index.htm

[xiii] Arthur L. Kellermann et al, « Gun Ownership as a Risk Factor for Homicide in the Home », The New England Journal of Medecine, vol. 329, 1993: 1084-1091. 10.1056/NEJM199310073291506.

[xiv] Kirsten Weir, « A thaw in the freeze on federal funding for gun violence and injury prevention research », American Psychological Association, 1 avril 2020. https://www.apa.org/monitor/2021/04/news-funding-gun-research.  

[xv] Ibid.

[xvi] « Controlling the global obesity epidemic », World Health Organization, 2021. https://www.who.int/activities/controlling-the-global-obesity-epidemic.

[xvii] « Learn the facts », Let’s Move!. https://letsmove.obamawhitehouse.archives.gov/.  

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