La victoire du hérisson ou la course de notre vie contemporaine

Société
La victoire du hérisson ou la course de notre vie contemporaine
Idées
| par Rosanna Schropp |

 

Le lièvre dit : « Une, deux, trois ! » et partit comme un tourbillon, arpentant le terrain. Le hérisson fit trois pas à peu près, puis se tapit dans le sillon et y demeura coi.

Quand le lièvre fut arrivé à grandes enjambées au bout de la pièce de terre, la femme du hérisson lui cria : « Me voilà ! » Le lièvre fut tout étonné et s’émerveilla fort. Il croyait bien entendre le hérisson lui-même, car la femme ressemblait parfaitement à son mari.

Le lièvre dit : « Le diable est là pour quelque chose. » Il cria : « Recommençons ; encore une course. » Et il courut encore, partant ainsi qu’un tourbillon, si bien que ses oreilles volaient au vent [i].

Le lièvre et le hérisson sont les personnages principaux d’un des nombreux contes des frères Grimm. Un pari fatal, une course manipulée, gagnée par le hérisson qui trompe le lièvre en plaçant sa femme près de la ligne d’arrivée. Après soixante-quatorze rondes dans lesquelles le lièvre essaie désespérément de rattraper le hérisson, il tombe à terre, mort.

À bout de souffle et pourtant loin du but, nous connaissons toutes et tous cette sensation. « Toujours trop de choses à faire, jamais assez de temps » pourrait devenir la devise de notre vie contemporaine. Le hérisson qui nous fait courir à en mourir nous est très familier. On sent sa présence partout : au travail, à l’école, à l’université, même dans les loisirs. Un monstre cynique qui nous regarde toujours, à tout moment. Nous ne pouvons pas le nommer, il nous glisse entre les mains. Pourtant, il est là, tout le temps.

Il est présent dans les petits gestes quotidiens : le regard fréquent sur la montre, les clics monotones sur les innombrables courriels non lus, les doigts rapides qui font défiler les nouvelles et les stories Instagram sur le téléphone. Il se montre également dans les statistiques d’épuisement professionnel et de dépression, dans les cliniques et cabinets remplis de gens vidés d’énergie, prisonniers et prisonnières d’un régime de temps toujours plus étroit. Avec un air moqueur, le hérisson est toujours déjà dans le sillon lorsque nous y arrivons. Même si nous courons comme un tourbillon – ce que nous faisons en effet – nous ne pourrons jamais gagner la course. Gris·e·s et amaigri·e·s, fatigué·e·s et épuisé·e·s, nous continuons à courir, inconscient  que nous avons déjà perdu. Comme le lièvre, nous courrons sans arrêt, avec toute notre force, sur la piste de course éternelle du hérisson.

 

Toutes les créatures étaient en joie, et le hérisson aussi.

 

Malléable et flexible, le hérisson peut prendre plusieurs formes, apparaissant dans une panoplie de sphères de nos vies. Ces derniers temps, il s’est présenté à moi à trois occasions.

 

 

Première apparition

La première occasion a été la lecture du livre News at Work du chercheur Pablo J. Boczkowski de 2010[ii]. Professeur en communication à l’université Northwestern aux États-Unis, Boczkowski s’intéresse depuis une vingtaine d’années aux changements de pratiques dans les salles de rédaction. Qu’a-t-il à voir avec le hérisson, allez-vous demander ? La réponse est aussi simple qu’inquiétante. La découverte troublante soulignée dans son livre est que, malgré que les journalistes publient de plus en plus d’articles, la diversité du contenu d’information est en déclin. À sa place, une pratique de surveillance et d’imitation des concurrents s’est développée, laissant le travail essentiel de journaliste – parler à des sources et faire des recherches – souvent réduit au strict minimum nécessaire.

Boczkowski n’est ni la première, ni la seule personne à conclure que le travail journalistique subit une métamorphose profonde. Toutefois, son livre décrit avec une intensité qui fait frémir comment les médias ont atteint un niveau de vitesse si extraordinaire que la richesse de perspectives sur notre monde s’effondre de plus en plus. Invisible mais confiant, le hérisson est confortablement assis dans les salles de rédaction. Il y a introduit une culture guidée par la devise « faire plus avec moins » (« doing more with less »)[iii]. En effet, les journalistes du Canada confirment qu’elles et ils ont moins de temps pour la recherche tandis que leurs heures de travail ont augmenté[iv]. Dans la même veine, une étude internationale réalisée dans 32 pays révèle que la raison principale en faveur de l’usage de l’intelligence artificielle dans les salles de rédaction est de « rendre le travail de journaliste plus efficace »[v]. Si le hérisson est capable de faire croire aux journalistes que leur but est l’efficience, sa présence permanente est plutôt préoccupante. Cet état des choses pose la question de la santé du journalisme, notamment comment il peut satisfaire à sa mission sociale et démocratique si le temps pour vérifier soigneusement les informations s’amenuise. Le hérisson ne s’inquiète pas; il regarde par-dessus l’épaule des journalistes, montre du doigt les métriques les plus récentes, les gazouillis fraîchement publiés, les nouvelles apparaissant sur les sites des autres médias. Mais quelle que soit la vitesse à laquelle elles et ils travaillent, les journalistes ne pourront satisfaire aux exigences du hérisson.

 

Quand le lièvre arriva à l’autre bout du champ, le hérisson lui cria : « Me voilà ! » Le lièvre, tout hors de lui, dit : « Recommençons, courons encore. »

 

Deuxième apparition

La deuxième occasion est survenue un après-midi pluvieux du mois de mai à Montréal. « Slow Scholarship » était le titre d’un atelier réflexif organisé cette journée-là par deux étudiantes au doctorat en management à HEC Montréal. Face aux pressions de plus en plus élevées sur les chercheur·e·s, le but de l’activité consistait à réfléchir ensemble à une science « lente » ou « ralentie », une sorte de contre-projet à la managérialisation de l’université. L’idée principale du projet tenait au fait que les lois capitalistes influencent de manière croissante la recherche, forçant les scientifiques à « produire » des connaissances le plus vite et efficacement possible. Inspiré·e·s par cette idée, une trentaine de professeur·e·s et étudiant·e·s du programme conjoint de doctorat en administration des quatre universités de Montréal ont échangé pendant trois heures sur leurs expériences et leurs idées pour un monde universitaire plus sain – pour les chercheur·e·s et les étudiant·e·s, mais aussi pour les fruits de leurs travail et leur contribution à la société.

Plusieurs participant·e·s se sont mis·e·s d’accord sur l’existence actuelle d’un double discours : d’un côté, on fait valoir qu’un changement des pratiques académiques serait une idée rafraîchissante (ce que l’intérêt pour une suite à l’atelier semble confirmer); de l’autre côté, on continue à suivre le moule de l’efficience, le même vieux sillon. « Le sentiment de ne jamais être assez », dit une professeure, montre à quel point on a « internalisé une culture toxique », notamment la tendance plutôt destructrice de quantifier la science. Une autre personne ajoute que le nombre d’articles publiés, les montants de financement reçu, le nombre de projets en cours et le nombre d’étudiant·e·s supervisé·e·s sont souvent les indicateurs clés pour mesurer le succès en recherche. En parallèle, les participant·e·s font part de leurs expériences et affirment que de moins en moins de temps est consacré aux conversations spontanées, au soutien mutuel, aux arrêts mentaux pour se poser des questions sur ses pratiques. Dans ce contexte, l’expression « faire plus avec moins » est de nouveau évoquée. Le désir du groupe présent lors de l’atelier est clair : promouvoir une culture universitaire qui encourage des approches novatrices, des projets de recherche audacieux et des points de vue critiques nouveaux. Soulagé·e·s de partager les mêmes inquiétudes, mais tout de même un peu désemparé·e·s par l’évolution du monde dans lequel nous naviguons, nous rentrons à la maison, sous la pluie montréalaise.

 

Je ne dis pas non, répondit le hérisson ; je suis prêt à continuer tant qu’il te plaira.

 

Ce ne sont là que deux exemples de milieux où l’on rencontre le hérisson; en fin de compte, il a déjà conquis la plupart de nos espaces de vie. Mais c’est notamment sa troisième apparition qui m’a permis de le saisir dans son entièreté.  

 

Troisième apparition

Sans pour autant prendre la forme d’un hérisson, le phénomène figure comme objet principal du livre Aliénation et accélération de Hartmut Rosa[vi], sociologue allemand et maître à penser d’une théorie critique nouvelle, paru pour la première fois en 2010. Si nous n’arrivons pas à donner un nom au phénomène qui accompagne – voire façonne – notre vie, Hartmut Rosa le fait pour nous : il l’appelle « accélération sociale ». Selon Rosa, le hérisson incarne ainsi la quintessence de la « modernité tardive ». Il serait ainsi né du cadre tripartite de l’accélération technique (nouveaux moyens de communication, de transport et de production), de l’accélération du changement social (transformation de la société à des intervalles plus courts) et de l’accélération de la vitesse de la vie. Basé sur ces trois développements parallèles, le sociologue définit l’accélération sociale comme l’« augmentation des taux d’obsolescence de la fiabilité des expériences et des attentes »[vii]. Il nomme deux moteurs pour ce développement : le moteur social, représentant l’esprit compétitif de l’économie capitaliste que l’on trouve presque partout – de la politique à la science et aux arts – ainsi que le moteur culturel, représentant la « promesse de l’éternité » qui nous incite à exploiter la vie terrestre au maximum. Ces phénomènes ne sont pas entièrement nouveaux; notre hérisson n’est pas aussi jeune qu’on pourrait le penser. Rosa explique qu’il accompagne nos sociétés depuis longtemps, mais qu’il est devenu plus gros et plus possessif au cours des dernières décennies.

Une nouvelle dynamique s’y est ajoutée sous la forme d’un paradoxe. Selon le chercheur, les nouvelles techniques qui sont censées nous aider à gagner du temps débouchent sur une « explosion des options du monde »[viii]. Ce qui semble être la réalisation d’un vieux rêve de l’humanité (toutes les options à portée de main!) devient cependant une chimère, un cul-de-sac qui conduit l’humain-lièvre à la course éternelle. Rosa cite une idée clé du philosophe Hans Blumenberg pour expliquer ce dilemme : il y a un énorme écart entre le temps universel perçu et le temps de vie individuel. Le temps universel, c’est le hérisson ; le temps de vie, c’est le lièvre. Le temps universel nous trompe constamment; il y a toujours plus d’options que ce que l’on peut en vivre dans une seule vie, mais nous avons du mal à l’accepter. Au contraire, l’accélération du temps apparaît comme une solution miracle à ce dilemme : nous essayons de vivre plus vite afin de multiplier la somme de nos expériences. Comme les deux exemples cités plus haut l’illustrent, nous compressons nos tâches à accomplir à l’intérieur de périodes temporelles de plus en plus courtes, avec de moins en moins de temps libre entre elles, dans le but ultime de rendre tout encore plus efficient. Voilà le cœur du problème : la recherche de l’efficience totale ne peut multiplier ni notre bonheur de vie, ni notre valeur en tant que membre de la société. Cette prise de conscience (ou le refoulement de celle-ci) plonge de nombreuses personnes dans la dépression ou l’épuisement totale. Comme le lièvre, nous courons le risque d’ajouter continuellement un tour de course après l’autre, jusqu’à à en mourir. Voulons-nous nous rendre jusqu’à la soixante-quatorzième ronde ?

 

Se débarrasser de son costume de lièvre

Les trois apparitions du hérisson peuvent être vues à la fois comme une révélation et une source de frustration, précisément parce qu’elles montrent que nous semblons nous accommoder de notre costume de lièvre en sachant indirectement qu’il s’agit plutôt d’une camisole de force. Sentez-vous la présence du hérisson lors de la lecture de sa mini-biographie ? Quelle est la solution si nous ne pouvons pas gagner la course contre lui ? Y en a-t-il une ? Que pouvons-nous faire pour nous débarrasser de notre costume de lièvre ?

Pour étancher notre soif du temps – ou plutôt notre soif de vaincre le temps –, il ne sera pas suffisant de demander au hérisson de nous en fournir davantage[ix] ou de lire des guides sur la « gestion du temps » qui, ironiquement, nous proposent même d’augmenter encore plus notre rendement par unité de temps, comme l’écrivait Hartmut Rosa en 2010[x]. Que devons-nous « gérer » en fait ? Le hérisson craindra plutôt un mouvement collectif ou une transformation à l’échelle politique et institutionnelle. Aller au-delà du niveau individuel était l’une des conclusions de l’atelier sur la science lente, qui résonne avec le point de vue de Rosa lorsqu’il affirme que le phénomène de l’accélération est profondément ancré dans nos structures sociétales[xi]. On peut déjà voir émerger les premiers indices de réflexions qui naissent, de contre-tendances qui se consolident, de théories qui se forment. Un véritable changement sociétal et culturel semble pourtant loin, car pour cela nous devrions toutes et tous d’abord admettre l’existence du hérisson. Plus encore, selon le sociologue, il faudra admettre que notre rôle de lièvre et les normes temporelles sous-jacentes ne sont pas des phénomènes donnés, mais « socialement construits et politiquement négociables »[xii]. Cette prise de conscience nécessite une conversation publique ouverte et honnête afin de donner un nom, une forme, une couleur, un ton et une âme au phénomène épineux de la modernité tardive et de la vie contemporaine qui est la nôtre.

 
 

[1] Wikisource, « Contes choisis des frères Grimm/Le lièvre et le hérisson », 25 mai 2022. https://fr.wikisource.org/wiki/Contes_choisis_des_fr%C3%A8res_Grimm/Le_li%C3%A8vre_et_le_h%C3%A9risson

[2] Pablo J. Boczkowski, News at Work. Imitation in an Age of Information Abundance. The University of Chicago Press, 2010.

[3] Will Mari, Newsrooms and the Disruption of the Internet. A Short History of Disruptive Technologies, 1990-2010. Routledge Focus, 2022.

[4] Heather Rollwagen, Ivor Shapiro, Lindsay Fitzgerald, Geneviève Bonin et Lauriane Tremblay, « Country Report. Journalists in Canada », Worlds of Journalism Study, 18 octobre 2016. epub.ub.uni-muenchen.de/29701/1/Rollwagen_Journalists_in_Canada.pdf

[5] Charlie Beckett, « New powers, new responsibilities. A global survey of journalism and artificial intelligence », London School of Economics, 18 novembre 2019. blogs.lse.ac.uk/polis/2019/11/18/new-powers-new-responsibilities/

[6] Hartmut Rosa, Beschleunigung und Entfremdung. Entwurf einer Kritischen Theorie spätmoderner Zeitlichkeit. Suhrkamp, 2013.

[7] Ibid., p. 23 (traduit de l’allemand par l’autrice)

[8] Ibid., p. 41 (traduit de l’allemand par l’autrice)

[9] Maggie Berg et Barbara K. Seeber, The Slow Professor: Challenging the Culture of Speed in the Academy. University of Toronto Press, 2016.

[10] Hartmut Rosa, Beschleunigung und Entfremdung. Entwurf einer Kritischen Theorie spätmoderner Zeitlichkeit. Suhrkamp, 2013, p. 50 (traduit de l’allemand par l’autrice)

[11] SWR1 Leute, « So kann man freie Zeit genießen | Soziologe Hartmut Rosa », 20 février 2022. www.youtube.com/watch?v=k82ULq0cpA4

[12] Hartmut Rosa, Beschleunigung und Entfremdung. Entwurf einer Kritischen Theorie spätmoderner Zeitlichkeit. Suhrkamp, 2013, p. 83 (traduit de l’allemand par l’autrice)

CRÉDIT PHOTO: ROSANNE SCHROPP

 

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