La symphonie du surfeur

Société
La symphonie du surfeur
Idées
| par Frédéric Legault |

Cet été, à l’occasion des vacances, je suis parti en Europe. Trois semaines en Autriche, pour être plus précis. « Trois semaines dans le même pays ?! », s’est presque étouffé l’un de mes amis à l’annonce de ce qui lui semblait être une mauvaise nouvelle. « Mais là, vous allez être en Europe, vous devriez en profiter. Vous n’irez pas à Prague ? Non. À Budapest ? Non. À Bratislava ? Non. Munich ? Non. Mais tu vas être à côté de l’Italie, il faut au moins aller voir l’Italie ». Soudain pris d’un élan d’anxiété, je me suis demandé : est-ce que je n’en ferais vraiment « pas  assez » pendant mes vacances ?

Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, me rassurerait probablement en me disant que je ne suis pas le seul à faire de l’urticaire à l’idée de ne pas visiter six pays en trois semaines pendant mes vacances. Dans sa thèse Accélération : une critique sociale du temps, Rosa postule que notre rythme de vie s’accélère, ou, en d’autres mots, que nous faisons plus de choses en moins de temps que les générations précédentes. La possibilité technique de se déplacer plus rapidement et plus fréquemment se doublerait d’une injonction culturelle à épuiser l’ensemble des options rendues possibles par ces innovations, ce qui se traduirait dans la pratique par une plus grande quantité d’activités.

Basée sur une quantité encyclopédique de données empiriques, la thèse d’accélération du rythme de vie de Rosa avance aussi que nous communiquons plus rapidement et plus fréquemment qu’avant, nous marchons plus vite, nous parlons plus vite, nous consacrons moins de temps aux repas, et nous dormons moins longtemps que les générations précédentes. Autant de manières de rendre possible la visite de six pays en trois semaines que d’être anxieux ou anxieuse de ne pas le faire.

Ainsi, entre fast-food, speed-dating et power-nap, notre rythme de vie s’accélérerait. Nous effectuerions davantage d’expériences tout en consacrant moins de temps à chacune d’entre elles, et les voyages s’avèrent être un terrain de jeu particulièrement fertile pour réfléchir à cette hypothèse, et pas juste en termes de nombre de pays visités. La Slovaquie ? Superbe ! Vous avez vu mes photos du château de Bratislava sur Facebook ? Le slovaque ? Trop compliqué, je n’y serai qu’une journée. La face de Mozart sur un sous-verre comme souvenir d’Autriche ? Non merci, j’hésite encore entre les napkins avec la face de Princesse Sissi ou le sac réutilisable avec l’imprimé du Baiser de Klimt. Un spectacle de musique classique à l’Opéra de Vienne ? Quel incontournable ! Le requiem de Mozart ? Trop long monsieur, vous aurez plutôt droit à un pot-pourri des plus grands succès de Brahms, Strauss et Mozart en version abrégée. Du classique en version Big Shiny Tunes.

C’est peut-être un peu ça la mort de la culture, ou la mutation barbare, comme disait Baricco : une compilation d’éléments condensés et décontextualisés n’ayant de lien entre eux que le moment de leur occurrence. Ma vie est un fil d’actualités Facebook.

L’accélération du rythme de vie, c’est entre autres condenser et superposer les expériences pour mieux les accumuler, c’est remplacer une boîte pleine par une pile de boîtes vides, c’est sacrifier la profondeur pour la superficie, c’est troquer la qualité pour la quantité, c’est recouvrir le réel par l’illusion, c’est substituer la fonction au sens, l’analyse par la séquence, la communication par l’expression, le plaisir par l’effort. C’est l’infini qui rapetisse, c’est le firmament qui blêmit.

Rosa avance avec d’autres penseurs en « B » (Benjamin, Baudrillard, Bauman, Baricco) que c’est la figure du surfeur qui représenterait avec le plus de fidélité la dilettante éphémère que s’amuse à jouer le sujet de la modernité avancée dans ses journées de congé pour ne pas s’ennuyer. Rester à la surface, gambader d’une expérience à l’autre, fuir par en avant sur la crête de la vague, dériver sans s’amarrer, survoler sans se poser, laisser des portes ouvertes, et surtout, surtout, ne pas s’attarder, ne rien s’approprier, ne rien habiter. La justification du mouvement a laissé place à celle de l’inertie. Que faites-vous aujourd’hui, monsieur ? Rien. Rien ? Rien ! Mais vous êtes fou ! Vous resteriez bien pour un petit café ? Non merci, je ne suis que de passage. Comme hier, ainsi que demain. En transit, à tous les jours.

 


(1) Dans son ouvrage 24/7 : Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Jonathan Crary rappelle qu’un-e États-Unien-ne dormait en moyenne dix heures par nuit au début du XIXe siècle, huit heures dans les années 1950 et six heures et demie aujourd’hui.

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