La révolution est le choix du peuple

La révolution est le choix du peuple
Analyses
| par La Rédaction |

Cet article est d'abord paru dans le numéro 91 de nos partenaires, la revue À bâbord!

Un texte de Jade Almeida

La situation politique au Soudan pourrait bien être l'événement majeur du 21e siècle, et pourtant, peu de médias s’y intéressent.

Lorsque Fatma, militante et fille d’ancien·nes réfugié·es politiques soudanais·es, m’a contactée sur les réseaux sociaux en me proposant de parler de l’actualité soudanaise, je n’étais plus au courant de ce qui se déroulait là-bas. J’avais suivi la Révolution soudanaise de 2018 et compris les enjeux et dynamiques grâce à une entrevue qu’elle avait eu la gentillesse de réaliser. Mais depuis, le Soudan était sorti de mon radar.

Lorsque Fatma me relance, c’est avec ces propos qui vont droit au but : « Ce qui se passe là-bas est un événement majeur du 21e siècle, on parle d’un pays dont la population a mis fin à 30 ans d’un même régime ». C’est un pays qui se bat aujourd’hui pour que la révolution ne lui soit pas volée par l’armée et qui fait l’expérience d’un régime de démocratie directe, « et personne n’en parle » !

Une destitution historique

Revenons quelques années en arrière. Fin 2018, d’importants mouvements populaires naissent dans le nord du Soudan, à Atbara. L’augmentation du prix des produits de première nécessité – comme le pain, dont le coût est multiplié par trois – met le feu aux poudres. Très vite, les manifestations se répandent dans tout le pays, réclamant le départ du président Omar el-Bechir.

Ce dernier est à la tête du gouvernement depuis le coup d’État militaire de 1989. Son régime est alors marqué par une seconde guerre civile, la guerre du Darfour, une économie nationale plombée par une inflation majeure, des médias censurés, et l’interdiction de syndicalisation. Historiquement, l’opposition, incarnée notamment par le Parti communiste soudanais (PCS), doit agir dans la clandestinité et beaucoup se déroule depuis l’étranger, notamment depuis l’Égypte ou le Royaume-Uni.

En 2019, le mouvement populaire est reçu avec une répression militaire sanglante. Néanmoins, malgré l’instauration d’un état d’urgence qui interdit toute manifestation et en dépit de l’arrestation de plusieurs leaders de l’opposition, la pression populaire se maintient. Le président est finalement destitué en 2019.

Madaniyya ! (Le pouvoir aux civils !) 

Dès l’arrestation d’el-Bechir, l’armée annonce la mise en place d’un gouvernement provisoire aux mains des forces militaires qui s’engage à organiser une transition vers un gouvernement démocratique dans les deux ans. Si la destitution du président est saluée, le mouvement populaire, lui, ne fait que commencer. Le maintien de ce gouvernement militaire est dénoncé aussi bien à l’échelle locale que continentale : la population organise des sit-ins et installe des tentes en face du quartier général des militaires ; l’Union africaine, pour sa part, lance un ultimatum aux militaires pour organiser une passation du pouvoir vers une autorité civile.

S’ensuivent plusieurs semaines de tensions entre la junte militaire et les représentant·es civil·es, marquées par des grèves générales et des affrontements parfois mortels entre les forces armées et la population. L’escalade cumule en ce qui restera tristement connu comme le massacre de Khartoum. En juin 2019, l’armée reçoit l’ordre de disperser les manifestant·es dont les tentes sont toujours plantées devant le quartier général. Elle tire sur la foule à balles réelles. On compte près d’une centaine de morts et plus de 600 blessé·es. Des corps par dizaines sont repêchés du Nil, tandis que des militant·es sur le terrain dénoncent des viols commis par les soldats sur des manifestant·es. Malgré ces effroyables évènements, ou peut-être en raison du traitement subi, les Soudanais·es continuent de s’opposer au régime militaire. Des marches ont lieu dans tout le pays et des chants font entendre le refus de laisser l’armée voler la révolution soudanaise.

Il faut noter la participation importante des femmes dans le soulèvement populaire. Elles sont à la tête des mobilisations, majoritaires dans nombre de cortèges. Depuis les années 1990, elles jouent un rôle clé dans l’organisation de groupes de résistance et de pression. La force de mobilisation de ces groupes s’inscrit dans un héritage de mobilisation populaire mis en place notamment par le PCS. Parmi les modes d’organisation privilégiés, on trouve celui des comités. Déjà en 2012 était créée l’Association des professionnels soudanais, qui regroupe de multiples secteurs d’emploi et associent des Soudanais·es de classe moyenne ; en 2013, des comités de quartiers sont aussi créés et deviennent la pierre angulaire du mouvement sur le terrain. Ces multiples éléments combinés sont au-devant de la destitution du président el-Bechir.

Une alliance impossible

À l’été 2019, Forces of Freedom & Change (FFC), coalition composée d’un vaste ensemble d’associations, notamment de l’Association des professionnels soudanais, accepte une collaboration avec le pouvoir militaire. Celle-ci doit mener à l’organisation d’élections générales au bout de 39 mois. L’armée est menée par le général Abdel Fattah al-Burhan, responsable du coup d’État et accusé, entre autres crimes, d’être impliqué dans les massacres perpétrés envers les manifestant·es. En face se trouve entre autres Abdalla Hamdok au poste de premier ministre du gouvernement de transition. Il est choisi et soutenu notamment pour sa proximité avec les États-Unis.

Cette collaboration est très ouvertement critiquée par le milieu populaire qui y voit une trahison de la part de certains leaders de la révolution. Pour les partis restés révolutionnaires, le gouvernement de transition aurait dû émaner du pouvoir populaire et donc rejeter la présence de l’armée. D’autant que le 25 octobre 2021, l’armée réalise un nouveau coup d’État. À quatre semaines de l’échéance de son mandat à la tête du Conseil souverain, Abdel Fattah al-Burhan dissout les institutions, place le premier ministre ainsi que cinq autres hauts responsables en état d’arrestation et décrète l’état d’urgence. Dans une allocution nationale, il justifie son action par le fait que les dissensions entre les deux parties étaient devenues trop importantes pour ne pas mettre en danger le pays. Il s’engage à maintenir l’ordre et la paix en attendant des élections qui seraient organisées en 2023.

Bien sûr, son putsch est massivement dénoncé dans la rue et à l’international. Les représentant·es de l’opposition s’entendent sur le fait que ce coup d’État est surtout motivé par la date d’échéance du mandat d’al-Burhan à la tête du Conseil souverain. Ce dernier était censé laisser son fauteuil au représentant civil en novembre 2021. Une telle passation du pouvoir aurait permis aux forces de l’opposition d’exiger son passage devant une cour de justice pour répondre des accusations de crime de guerre et de son implication dans les violences perpétrées envers les manifestant·es.

Depuis, les mouvements populaires ont repris dans tout le pays avec des répressions régulières par les forces armées. Internet est fréquemment coupé, les médias censurés et les aéroports fermés. La population craint la continuité d’un régime militaire et islamiste tel qu’instauré sous el-Bechir et n’entend pas relâcher la pression.

Un mode de gouvernement populaire

Janvier 2022, alors que j’écris ces lignes, l’ONU propose d’organiser des pourparlers entre la junte militaire et le pouvoir civil. Une telle annonce est reçue avec critiques par les forces populaires, et avec raison. Les termes proposés par l’organisation internationale semblent légitimer le régime en place en traitant les deux forces comme étant simplement en recherche de dialogue. Il n’est pas étonnant que les putschistes saluent la proposition, tandis que les opposant·es ne veulent rien négocier, mis à part le départ définitif de l’armée. Les décisions prises jusque-là au plus haut niveau politique relevaient d’ailleurs surtout d’accords de façade. Pendant ce temps, sur le terrain, les comités de quartiers font avancer la cause.

C’est d’ailleurs à ce sujet que l’actualité soudanaise est hors du commun. En absence d’un gouvernement autre que de transition, tout se passe sous forme de démocratie directe. Les coordinations de comités de quartiers, qui rallient tout le pays, organisent des réunions quotidiennes, font passer les mots d’ordre et les appels à la grève, rédigent des communiqués, mettent en place des forums, créent des bibliothèques… En somme, le Soudan pose et vit concrètement la question du pouvoir direct aux civil·es, ce qui se voit également dans les débats autour du choix pour un avenir réformiste ou révolutionnaire. Le Soudan pourrait adopter un régime de démocratie directe, mis en place par le peuple après une révolution mettant fin à 30 ans de dictature.

 

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Ce n’est qu’une petite chronique dans une revue québécoise, mais Fatma a raison. Il nous fallait en parler : حرية سلام و عادلة و الثورة خيار الشعب, liberté, paix et justice/la révolution est le choix du peuple.

CRÉDIT PHOTO: Affichage du collectif de réfugié·es soudanais·es Asuad à Paris en 2019 contre le régime d’Omar el-Bechir. Photo : Jeanne Menjoulet (CC BY 2.0

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